ARMEMENT. Scorpene : DCNS victime d’une tentative de déstabilisation ?

Posté le jeudi 25 août 2016
ARMEMENT. Scorpene : DCNS victime d’une tentative de déstabilisation ?

Selon la presse australienne, une fuite « massive » de documents techniques concernant les sous-marins conventionnels du type Scorpene serait intervenue. En tout, plus de 22 400 pages d’informations relatives à ces bâtiments, vendus au Chili, à la Malaisie, à l’Inde et au Brésil, auraient été éventées. Avec, d’après The Australian, qui affirme y avoir eu accès, des milliers de pages de données relatives par exemple aux systèmes de combat, de détection, de navigation et de communication, ou encore les systèmes de mise en œuvre des armes. Ces données, qui dateraient de la période 2010/2011, concernent apparemment la version indienne du Scorpene.

DCNS indique avoir « pris connaissance des articles publiés dans la presse australienne concernant des fuites de documents sensibles sur le sous-marin Scorpène Inde. Une enquête approfondie est menée par les autorités nationales de sécurité sur cette affaire. Cette enquête déterminera la nature exacte des documents qui ont fait l'objet de ces fuites, les préjudices éventuels pour nos clients ainsi que les responsabilités ». Le groupe a décidé de ne faire aucun autre commentaire ou conjecture jusqu’au résultat des investigations.  

 

L’image du groupe français

Mais il y a d’ores et déjà un préjudice potentiel évident pour DCNS puisque cette affaire, et c’est peut-être le but de la manœuvre, envoie une mauvaise image du groupe tricolore. Elle pourrait en effet viser à instiller un doute sur sa capacité à protéger des informations portant sur des produits considérés comme stratégiques. Ce qui constituerait, bien entendu, une aubaine pour ses concurrents.  

Alors que derrière DCNS, c’est aussi à la France que l’on s’en prend, le SGDSN (Secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale), qui dépend de Matignon, ainsi que les services des ministères de la Défense et de l’Intérieur ont été chargés de mener les investigations sur ce dossier très sensible.

 

Vérifier l’authenticité des documents

Il s’agit non seulement de déterminer l’origine des fuites, mais aussi, on ne l’évoque probablement pas assez, la véracité des informations contenues dans ces fameux documents : s’agit-il d’originaux ou de faux ? Ont-ils été modifiés ou manipulés et si oui dans quel intérêt ? Quel niveau de confidentialité est atteint ? Autant de questions qui nécessitent d’éplucher et de vérifier les 22 400 pages. Une masse qui parait énorme, présentée telle quelle, mais qui est toutefois loin de constituer l’ensemble de la littérature technique liée à des engins aussi complexes que des sous-marins et leurs équipements. A ce stade, il ne s’agirait d’ailleurs que d’informations « protégées », qui excluraient donc les données les plus sensibles, les « classifiées », comme par exemple la signature acoustique des sous-marins. De plus, ces éléments ne sont pas non plus très récents, sachant que le Scorpene évolue au fil des années et que chaque pays client opère des matériels spécifiques. Malgré tout, et c’est logique, pour DCNS comme le gouvernement, des fuites de cette nature sont considérées comme intolérables.

 

Qui se cache derrière la fuite ?

L’enquête devra d’ailleurs déterminer à quelle échelle les documents ont pu être partagés. Et elle va donc également s’employer à démasquer les auteurs et réseaux potentiellement impliqués : S’agit-t-il d’individus isolés ayant agi dans un but lucratif ? Ces fuites sont-elles liées à des informations transmises dans le cadre d’un transfert de technologie ? Y-a-t-il une volonté délibérée de nuire aux intérêts français et à DCNS en particulier, et si oui qui en est l’instigateur et dans quel but exact ? Des concurrents sont-ils tapis dans l’ombre ? Des services étatiques d’un pays client du Scorpene peuvent-ils être partie prenante sachant que sur certains marchés les administrations s’opposent sur des choix entre industriels étrangers et font le jeu des uns ou des autres? Les questions ne manquent pas et l’enquête s’annonce particulièrement délicate, y compris sur le plan diplomatique.

 

En pleine négociations avec l’Australie pour le « contrat du siècle »

Face à cette affaire qui a fait beaucoup de bruit, les autorités françaises s’intéressent évidemment à l’hypothèse d’une tentative de déstabilisation de DCNS. Car le moment où ces « fuites » interviennent et le pays dans lequel éclate l’affaire ne sont peut-être pas fortuits. Ils prêtent même clairement à suspicion. Le groupe naval français est, en effet, en pleines négociations avec l’Australie pour conclure ce qu’il est convenu d’appeler le « contrat naval du siècle ». Il s’agit du programme SEA 1000, qui verra la construction d’une nouvelle flotte de sous-marins océaniques pour la Royal Australian Navy, soit jusqu’à 12 sous-marins pour un montant pouvant atteindre 50 milliards de dollars australiens (34 milliards d’euros). On s’en souvient, le Shortfin Barracuda français a été choisi en avril dernier par Canberra à l’issue d’une âpre compétition opposant DCNS aux Allemands et aux Japonais. Pour autant, ce choix ne constitue pas encore une commande ferme.

Il a seulement permis aux Français d’entrer dans une phase de discussions exclusives avec l’Australie. Des négociations qui doivent, si tout va bien, se traduire par la signature du fameux contrat, espérée entre fin 2016 et 2017. Or, d’ici là et malgré l’étape cruciale franchie par DCNS au printemps dernier, « la guerre continue » souligne-t-on à Paris, où l’on rappelle que « les enjeux sont énormes et la compétition féroce sur tous les marchés en concurrence internationale. C’est très vrai actuellement pour les nouveaux sous-marins dont souhaitent par exemple se doter l’Inde et la Norvège ». Or, dans ces deux cas, il s’agit précisément de bâtiments de la famille Scorpene. Des projets qui sont, d’ailleurs, peut-être bien la véritable cible de potentielles manœuvres de déstabilisation passant par l’Australie.

 

Une tentative pour contrecarrer de nouvelles ventes de Scorpene ?

DCNS, qui en a vendu six sous-marins de ce type à la marine indienne (ils sont réalisés en transfert de technologie à Mumbai, le premier devant être opérationnel en 2017), travaille pour allonger la série. Et le groupe espère également convaincre les Norvégiens d’opter pour la dernière évolution du Scorpene afin de remplacer leurs six unités de la classe Ula. Ce programme majeur, pour lequel le choix d’un design est attendu à Oslo l’an prochain, voit une nouvelle fois DCNS faire face à une concurrence particulièrement rude, et qui s’est même renforcée après son succès en Australie. Il est donc permis de se demander si l’affaire des « fuites » n’est pas, finalement, qu’un nouvel épisode dans une campagne commerciale où tous les coups seraient permis. Aucun élément ne permet pour l’heure de le prouver et, en France, même si l’on se pose sérieusement la question, personne ne prend officiellement le risque d’incriminer qui que ce soit.

 

Des gros enjeux autour de l'Inde

Parmi les pistes, il est aussi envisagé une manœuvre plus globale visant à fragiliser les différentes offres françaises sur le marché de l’armement, comme le contrat des Rafale indiens que Dassault Aviation continue de négocier.

A ce propos, avancer l’Inde comme origine de la « fuite Scorpene », thèse avancée par certains media ou susurrée à leur oreille, est une bonne manière de semer la discorde entre Paris et New Delhi. Une telle origine n’est peut-être pas à exclure, comme toutes les autres pistes, mais il faut reconnaître que l’on voit mal quel pourrait être l’intérêt de faire circuler à l’étranger des informations sur les sous-marins les plus modernes de la flotte indienne. Surtout dans le contexte géostratégique prévalant actuellement du sous-continent indien jusqu’à l’Asie du sud-est.  

 

« Le sous-marin que nous allons construire avec les Français est totalement différent »

Enfin on soulignera que la diffusion de documents relatifs aux Scorpene en Australie est d’autant plus étonnante que ce sous-marin n’a aucun lien avec le programme SEA 1000. Le Shortfin Barracuda est en effet un modèle très éloigné, comme l’a rappelé aux medias australiens le premier ministre Malcolm Turnbull : « Le sous-marin que nous allons construire avec les Français s'appelle le Barracuda, il est totalement différent du Scorpene conçu pour la marine indienne ». Bien plus gros, le design choisi par les Australiens n’est autre qu’une version conventionnelle des nouveaux sous-marins nucléaires d’attaque français en cours de construction à Cherbourg. Quant au système de combat et à l’armement, il sera d’origine américaine, contrairement aux Scorpene vendus à l’export par DCNS, qui sont quant à eux dotés de matériels français.

 

Scorpene : Du franco-espagnol au franco-français

Pour mémoire, le Scorpène était à l’origine un programme franco-espagnol, lancé dans les années 90. Il s’agissait initialement de préparer via une coopération bilatérale le renouvellement des vieux sous-marins de l’Armada et, dans le même temps, de permettre à DCNS de maintenir ses compétences à l’export sur les bâtiments conventionnels, la Marine nationale ne conservant que des unités à propulsion nucléaire. Le groupe français et son partenaire espagnol, Navantia, ont remporté ensemble leurs premiers contrats avec le Chili (1997) et la Malaisie (2002). Deux sous-marins ont été réalisés pour chaque marine, les chantiers de Cherbourg et Cadix se partageant le travail. Les relations se sont ensuite envenimées entre Français et Espagnols, ces derniers décidant de développer en collaboration avec des systémiers américains leur propre modèle, le S80, dont quatre exemplaires ont été commandés en 2003 pour l’Armada. Alors que le programme Scorpene Inde fut notifié en 2005, le conflit entre DCNS et Navantia (le premier reprochant au second d’utiliser certaines de ses technologies) s’est aggravé avec l’arrivée du S80 comme concurrent du Scorpene sur le marché international. Ce n’est qu’en novembre 2010 que les deux industriels ont mis fin au litige les opposant, DCNS conservant la commercialisation et la réalisation exclusives du Scorpene, vendu entretemps au Brésil (quatre exemplaires commandés en 2009). 

 

L’un des meilleurs sous-marins du monde

Considéré comme l’un des sous-marins conventionnels les plus performants et silencieux au monde, le Scorpene a intégré au fil du temps de nombreuses améliorations et innovations. La dernière en date est un système de propulsion anaérobie (AIP) basé sur des piles à combustible de seconde génération. Elaborée dans le plus grand secret par DCNS, qui y consacre de très importants moyens de R&D et d’essais depuis plus de 10 ans, cette toute nouvelle technologie, prête à embarquer sur le Scorpene, est considérée par le groupe français comme un avantage décisif par rapport à ses concurrents.

 

Source : Mer et Marine