INTERVIEW du philosophe et essayiste Pascal BRUCKNER : «Mener la guerre à l'intérieur de façon préventive».

Posté le lundi 18 juillet 2016
INTERVIEW du philosophe et essayiste Pascal BRUCKNER : «Mener la guerre à l'intérieur de façon préventive».

Le philosophe et essayiste considère que l'attentat de Nice nous oblige à frapper vite et fort contre ceux qui nous combattent sur notre propre territoire

 

LE FIGARO. - Nice a été frappée le jour de la fête nationale…

Pascal BRUCKNER. - C'est un pied de nez à la démonstration de force que la France voulait faire de ses armées et de sa puissance. Elle a magnifiquement défilé le matin même et montré au monde entier sa discipline et son organisation. Nous avons une des meilleures armées d'Europe avec l'Angleterre et nous restons le principal allié des États-Unis, au sein de l'Otan. Pourtant, un seul individu au volant d'un poids lourd nous a ridiculisés quelques heures plus tard, en causant plus de cent morts sur un des sites touristiques les plus célèbres au monde. C'est le principe de la guerre asymétrique. On se demandait tous: où aura lieu le prochain attentat? L'État islamique, avec cynisme, a attendu le relâchement de la tension après la réussite de l'Euro pour frapper le symbole de la douceur de vivre et de la Riviera qu'est la ville de Nice. Le pire, que l'on attendait dans les fans-zones par exemple, n'a été repoussé que de quelques jours. Le répit aura été de courte durée mais les terroristes auront réussi à nous surprendre. Mao Tsé-toung, je crois, l'un des inspirateurs d'al-Qaida et de Daech, a enseigné que «l'ennemi ne doit jamais être là où on l'attend». Nous n'attendions pas, ce jour-là, à cet endroit, un tel massacre.

 

Les réactions se suivent et se ressemblent…

Notre esprit est en retard sur l'événement et nous repoussons indéfiniment les décisions qui nous permettraient de gagner ce conflit.

C'est la drôle de guerre, en France même. Une guerre dont le mot ne recouvre pas le concept. Il n'y a ni armée régulière, ni tranchées, ni mouvement de troupes. Juste des pioupious en armes, de façon un peu dérisoire, dans nos rues ou devant nos monuments. L'ennemi est immergé dans la population et la ligne de front est partout. Dans la rue, dans le train, dans les avions. C'est une sorte d'infection de l'espace quotidien. Une guerre d'un type nouveau qui ne correspond en rien à celles qui hantent notre mémoire, 1914-1918 ou 1939-1945. Notre esprit est en retard sur l'événement et nous repoussons indéfiniment les décisions qui nous permettraient de gagner ce conflit. Pourtant, nous sommes prévenus. Le directeur de la DGSI disait il y a deux jours que, une fois Raqqa et Mossoul tombées, les djihadistes vont essaimer en métastase partout. La bête de proie à l'agonie va tuer autant de gens que possible. La prochaine étape, expliquait-il, ce seront les voitures piégées dans nos villes…

 

Pourtant, nous ne voulons pas y croire…

Comme toutes les mauvaises nouvelles, on les refuse, on s'entête dans le déni. On considère que l'imagination du pire va nous en prémunir. Ce devrait être tout l'inverse. Nous devrions considérer que le scénario le plus effroyable est le plus vraisemblable. Depuis Charlie, la violence franchit des seuils à chaque fois. Et les soldats de l'islamisme conquérant vont continuer de raffiner dans l'imprévisible, l'inattendu. Pendant la guerre froide, l'armée américaine convoquait des scénaristes pour qu'ils élaborent des scénarios de guerre nucléaire qui aideraient à penser l'impensable. La sécurité idéale serait d'avoir toujours un attentat d'avance.

 

Nous réagissons avec les armes de la paix…

Notre société réagit par la compassion, l'émotion, les fleurs, les tweets. Nous sommes désarmés face à la tragédie qui nous frappe et nous refusons de prendre la mesure de la haine que ces gens nous vouent. Nous leur trouvons des excuses en refusant de faire du djihadiste un être responsable de ses actes, à part entière. Nous refusons de voir que l'islamisme radical est l'une des figures de la barbarie comme l'a été jadis le nazisme. Et cette barbarie est sans excuses, sans pourquoi. Il faut la détruire ou être détruits par elle.

 

Il peut aussi y avoir des réactions violentes…

D'autant que l'agresseur est seul et a été abattu. Dans un acte de ce type, il n'y a pas de débouché pour la haine, nous ne savons contre qui tourner notre colère. Cette absence de débouché peut aller vers des pogroms, ce qui serait la plus infâme des réactions.

 

L'État craint des représailles…

Pour le moment les Français se sont conduits de façon civilisée.

Il y a toujours le risque que des excités et des illuminés aillent tirer à la sortie de la prière du vendredi, dans les mosquées... Ce serait le pire cas de figure et la plus grande victoire de Daech. Dieu merci, si j'ose dire, pour le moment les Français se sont conduits de façon civilisée.

 

Le président de la République veut riposter à Raqqa et à Mossoul…

C'est ridicule et bravache. Il faut rapatrier la guerre sur notre territoire et la mener de façon préventive contre tous les individus qui représentent une menace potentielle. Une guerre de l'ombre, silencieuse et efficace. Nous avons, disent les chiffres officiels, entre 800 et 5000 djihadistes potentiels sur notre territoire. Sans compter ceux, comme le conducteur du camion, qui ne sont apparemment pas identifiés. Ce drame montre aussi les limites de nos services de renseignements. Et de sécurité. Le massacre a eu lieu à Nice, pas en Syrie. C'est dans nos cités qu'il faut frapper. Vite et très fort.

 

Que faut-il changer?

Il va falloir choisir entre nos tabous (libertés fondamentales, accueil de l'autre) et notre propre survie. Un certain nombre de mesures radicales sont proposées depuis deux ans. Un récent rapport parlementaire montre une absurde division des tâches entre police et armée avec cette scène ahurissante où la BAC devant le Bataclan demande, en vain, l'aide des soldats de l'opération «Sentinelle» qui se trouvent sur place. Notre lourdeur administrative nous rend vulnérables face à un ennemi mouvant, dissimulé, insaisissable.

 

Nous sommes un État de droit…

Il va falloir prendre des mesures immédiates vis-à-vis des gens fichés S.

Et nous allons le rester, mais il va falloir prendre des mesures immédiates vis-à-vis des gens fichés S. Une inévitable logique du soupçon doit se développer. Peut-être seront-nous contraints d'imaginer une forme de regroupement de tous les islamistes dans des casernes ou des centres. Ils ne peuvent plus côtoyer des détenus de droit commun. Le risque de contamination est trop fort. Salah Abdeslam a été accueilli dans une prison peuplée de criminels de droit commun par les hourras et les vivats !

Le tueur de Nice était un simple délinquant…

Le parcours d'Amedy Coulibaly ou d'autres illustre les liens étroits qui peuvent s'établir entre délinquance et islamisme. La porosité entre les deux mondes du banditisme et du djihadisme est de plus en plus grande. On commence par commettre des péchés et puis on se rachète en tuant au nom de Dieu.

 

Comment réagir?

L'impuissance des grandes puissances est un motif d'inquiétude. Même s'il n'existe pas de sécurité absolue, il faut mettre hors d'état de nuire les possibles terroristes. On peut déjà décider que les Français partis faire le djihad ne remettront pas les pieds sur notre territoire. Plutôt que d'engager de très aléatoires procédures de déradicalisation, il faut les neutraliser, comme on dit en langage militaire. Ils ne font plus partie de la communauté nationale. La question des frontières se pose aussi de façon prégnante. On veut en faire le symbole des anciens nationalismes mais on oublie qu'elles n'avaient pas seulement une fonction d'enfermement mais aussi de protection. Il va donc falloir les réhabiliter au moins de façon provisoire. Nous avons l'impression qu'il n'y a plus aucun contrôle sur les flux de population qui passent chez nous et que n'importe qui, même un terroriste potentiel, peut avoir libre accès au territoire français. C'est cette impression qui explique le choix des Britanniques de sortir de l'Union européenne.

La France est-elle prête?

Nice, c'est aussi le rappel du principe de réalité. Il y a eu Magnanville au cœur du mois de juin mais personne alors n'a pris la mesure de cet égorgement, à leur propre domicile, d'un représentant de la force publique et de son épouse. Nous étions trop occupés par cette séquence délirante de grèves à répétition, d'émeutes, de fils à papa occupés à casser du flic ou les vitres d'un hôpital, par ce film déjà vu mille fois des vieilles mythologise de gauche. On voulait croire que tout serait toujours comme avant: le pouvoir face à la CGT, les CRS face aux grévistes. C'est une réalité incomparablement plus tragique qui nous attend.

Le gouvernement doit balayer l'argumentaire d'une partie de l'ultragauche qui considère que l'État est toujours coupable.

Comment une démocratie libérale fait-elle la guerre?

Elle est obligée de restreindre le spectre des libertés fondamentales. Au nom de sa propre survie. La première des nécessités, c'est de sauver les corps, pas les principes. Le gouvernement doit balayer l'argumentaire d'une partie de l'ultragauche qui considère que l'État est toujours coupable, que le capitalisme est l'ennemi absolu. Nous verrons fleurir dans les jours qui viennent dans Mediapart, Le Monde diplo, Politis cette logorrhée sur la violence fondamentale de l'État et l'innocence des tueurs, victimes, forcément victimes. Cette dissonance cognitive au sein d'une fraction de la population est préoccupante.

Se dirige-t-on vers une guerre civile?

Il faut tout faire pour l'éviter et c'est le rôle de nos gouvernants. Si l'État n'exerce pas la violence légitime qui est la sienne, d'autres se chargeront de le faire. François Hollande doit faire ce que beaucoup d'experts lui demandent depuis deux ans: isolement des islamistes, neutralisation préventive des terroristes potentiels, expulsion des imams radicaux, fermeture des mosquées douteuses. Face aux terroristes de l'OAS, le général de Gaulle n'a pas tremblé et ne s'est pas encombré de principes. Il faut passer au niveau supérieur dans la répression et s'inspirer de l'exemple d'Israël confronté à cette situation depuis quarante ans.

François Hollande est-il l'homme de la situation?

Il y a une dichotomie chez Hollande entre sa mollesse intérieure et sa lucidité en politique extérieure. Pour se battre au Mali, il est présent, mais dès que nous sommes sur le territoire national, il est paralysé. Il n'a pas compris que Daech, c'est la confusion des espaces et des temps. Qu'il s'agit de faire de Paris, de Nice l'équivalent de Bagdad ou de Damas. Qu'il y a pour cela des cellules dormantes partout sur notre territoire et que son rôle est d'abord d'éradiquer toutes les menaces présentes en France. Des zones de non-droit ou plutôt d'un autre droit se comptent par centaines. Un ministre socialiste a parlé de dizaines de Molenbeek français. Ce sont des bases arrière pour les terroristes. Il faut mener la guerre à l'intérieur de façon préventive mais François Hollande ne veut pas cette réalité. Au mois d'octobre, il a lancé cette affirmation hallucinante: «Il n'y a pas de quartiers perdus dans la République!» C'est en cela qu'on peut parler de bilan catastrophique de son quinquennat.


Propos de Pascal BRUCKNER
recueillis par Vincent TREMOLET de VILLERS


Ps.Article paru dans Le Figaro du 16/07/2016 

 

 

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Source : Le Figaro