Interview de Bernard BAJOLET, Directeur de la DGSE.

Posté le samedi 11 mars 2017
Interview de Bernard BAJOLET, Directeur de la DGSE.

 

Bernard BAJOLET directeur de la DGSE


Extraits de l’entretien accordé à Thomas Hofnung (Libération)
Article paru dans Politique internationale (automne 2016)

 

 

(…) T. H. - La diplomatie et le renseignement représentent-ils les deux faces d'une même médaille ?

 

Bernard Bajolet - Disons qu'il s'agit de deux métiers complémentaires. Fondamentalement, le renseignement commence là où s'arrête la diplomatie. Le diplomate a des contacts officiels, il rencontre des interlocuteurs dans son pays de résidence... mais il ne fait pas de renseignement. Il écoute, rapporte et analyse ce qu'on lui dit, et c'est déjà beaucoup ! Mais notre service, lui, voit ce que le diplomate ne peut pas voir. Il aide l'État à lire le dessous des cartes. J'ajoute que, même si nous échangeons beaucoup avec le Quai d'Orsay et avec les ambassades, nous disposons de notre propre point de vue. La DGSE est totalement libre de sa parole lorsqu'elle s'adresse aux gouvernants. Et c'est quelque chose d'essentiel. Pour le président de la République, pour le premier ministre, pour les ministres des Affaires étrangères et de la Défense, il est très important d'entendre différents sons de cloche. Il n'y a pas de vérité absolue : sur un même dossier, nos analyses peuvent différer de celles des diplomates, tout simplement parce qu'elles ne procèdent ni des mêmes méthodes ni des mêmes sources.

 

 (…) T. H. - À une époque où la transparence est érigée en vertu cardinale, l'action clandestine est-elle plus que jamais nécessaire ?

 

B. B. - Je le crois. De nos jours, ce serait une erreur que de réduire son périmètre. Bien au contraire, nous en avons encore plus besoin ! Dans ce monde ultra-médiatique qui est le nôtre, maintenir le secret et le préserver est une chose extrêmement difficile, mais absolument indispensable. En effet, tout État démocratique a besoin de secret d'État. Le secret est nécessaire à l'exercice normal des activités d'un service de renseignement ; sans secret, la DGSE ne pourrait accomplir efficacement ses missions. Révéler sur la place publique des capacités propres au Service peut conduire à des défaites stratégiques majeures pour notre démocratie. Pour autant, nos sociétés occidentales connaissent l'émergence de nouvelles règles, avec une exigence croissante de transparence. Au nom du contrat social qui nous unit, cette exigence légitime doit être prise en compte. En réalité, il ne s'agit pas d'opposer secret et transparence, mais de savoir quel doit être le juste point d'équilibre entre ces deux notions. En somme, notre démocratie doit avoir recours à des services de renseignement efficaces opérant dans un cadre légal conforme au droit français, et dûment contrôlés par la représentation nationale, mais dont l'essentiel des activités doit rester secret.

 

 

T. H. - On évoque le rattachement du service Action de la DGSE au commandement des opérations spéciales (COS) , en vertu d'un principe de cohérence. Y seriez-vous favorable ?

 

B. B. - De mon point de vue, le service Action (SA) et le COS font deux métiers différents, même s'il existe des recoupements. La vraie ligne de partage, c'est la clandestinité. L'armée peut effectuer des actions plus ou moins discrètes, « spéciales »... mais jamais clandestines. La DGSE, elle, conduit des actions clandestines, étant entendu que la clandestinité est une notion variable et relative, qui peut durer quelques jours, quelques semaines, voire quelques décennies ! Le SA est indispensable dans la mesure où il permet à l'État de mener à bien des actions qui ne sont pas « revendiquables » politiquement. En quelque sorte, l'État se doit d'être ambidextre ! Cela lui permet de ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier et donc d'élargir la palette de ses choix. Si le SA était rattaché au COS, le président perdrait un instrument précieux et verrait sa marge de manœuvre réduite d'autant. Le SA, au sein de la DGSE, est un instrument de souveraineté placé lui-même au cœur d'un instrument de souveraineté. L'État peut l'utiliser en dehors de toute concertation internationale. Finalement, si le SA fait l'objet de tant d'attentions, c'est bien la preuve de son succès. Il obtient des résultats, notamment dans la lutte anti-terroriste à l'étranger ! Il est même devenu un instrument indispensable et complémentaire des autres moyens à la disposition de l'État.

 


(…) T. H.
- Pourquoi, plus que certains autres pays qui participent également à la coalition en Syrie et en Irak, la France est-elle une cible prioritaire de Daech ?

 

B. B. - Pour plusieurs raisons, selon moi.
Primo, en raison de nos valeurs, à commencer par notre système laïque que les djihadistes ont en horreur. Secundo, la France est engagée militairement sur plusieurs fronts contre le terrorisme : en Syrie-Irak, dans le Sahel, en Libye. Tertio, des milliers de djihadistes français, ou ayant résidé sur le sol français, sont aujourd'hui présents sur le territoire que contrôle l'État islamique. C'est cette combinaison de facteurs qui rend le niveau de la menace très élevé.

 

Sommes-nous plus en danger que d'autres pays du fait de nos engagements militaires ? Je ne le pense pas. Au contraire, une attitude de faiblesse encouragerait les terroristes à passer à l'acte. Les opérations militaires actuellement menées en Syrie et en Irak affaiblissent objectivement l'État islamique et rendent plus difficile la planification d'attaques qui nous viseraient. Les pays qui adoptent un profil bas, voire, pire, ambigu en la matière, ne sont pas davantage à l'abri, comme des exemples récents l'ont démontré. Toutefois, il faut être lucide. Le « stock » - si je puis dire - de djihadistes français et francophones est loin d'être négligeable. La menace terroriste va subsister durant des années et notre pays doit se préparer à y faire face, une question essentielle étant la résilience de notre société. Mais je n'ai aucun doute sur le fait qu'elle sera vaincue, que le balancier de l'Histoire finira par s'inverser. Certains pays qui nous sont proches ont vécu ce que l'on a appelé les « années de plomb », et ils ont fait face tout en restant fidèles à leurs valeurs. Il est impératif de ne pas céder à la tentation de l'exclusion, de l'amalgame.

 


(…) T. H. - Vous allez achever votre mission à la tête de la DGSE en mai prochain. Qu'avez-vous appris ici par rapport à vos expériences passées, notamment dans la diplomatie ?

 

 B. B. -  Il y a dans cette maison une extraordinaire richesse humaine, une diversité de parcours qu'il faut absolument préserver et renforcer. Il convient de tout faire pour éviter l'uniformisation des profils. Sur le plan humain, j'ai beaucoup appris. Les personnels du Service ne peuvent pas, du fait de leur métier, se confier aux autres, à leurs proches. Conséquence : le besoin de dialogue, en interne, est plus élevé. Ce sont des gens directs dans leurs propos, qui font sans doute preuve d'une franchise plus accentuée qu'ailleurs, ce qui est d'ailleurs une des formes de la loyauté, valeur cardinale du Service. Les rapports humains y sont très forts.
Je retiendrai, également, leur très grand engagement au service de l'État, de la nation. Ils sont fiers de ce qu'ils font. Quand j'entends parfois employer le terme de « barbouze » pour décrire nos activités, cela me fait bondir ! Nos personnels sont au service du pays. D'ailleurs, je n'ai jamais essuyé de refus, même pour les missions les plus dangereuses ou les plus délicates. Dès qu'il y a une crise, tous les personnels concernés sont sur le pont, la nuit, le week-end, avant même qu'on le leur demande.

 

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Source : Politique Internationale n°153 - automne 2016