LIBRE OPINION de Sylvain Fort: Budget des armées; contre la culture du thermostat

Posté le mardi 24 mars 2015
LIBRE OPINION de Sylvain Fort: Budget des armées; contre la culture du thermostat

Sylvain Fort a fondé et dirige à Paris l'agence de communication Steele & Holt.

Ancien élève de l'Ecole normale supérieure, docteur ès Lettres, il a enseigné à l'Université Paris-IV-Sorbonne avant de rejoindre la direction de la stratégie de BNP Paribas puis l'agence d'influence DGM Conseil. Auteur régulier d'articles d'analyse économique et contributeur à plusieurs think tanks, il s'intéresse en particulier aux problématiques de Défense et prépare aux éditions Plon le "Dictionnaire amoureux de l'armée française" (à paraître en 2016).

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DÉFENSE - Mi-janvier, le Président de la République a annoncé lors de ses vœux aux armées qu'il fallait "revenir sur le rythme de réduction des effectifs" militaires - soit un gel des suppressions d'effectifs et la préservation des commandes d'équipement. Cette décision a été bien accueillie par les Français, heureux que le chef de l'Etat choisisse leur sécurité contre les considérations budgétaires. Cette décision a également été saluée par tous ceux qui, depuis des années, demandent que cessent les coupes dans le budget du ministère de la Défense.

Opportune, cette décision ne laisse pas d'être surprenante. En effet, le Président de la République a suspendu la trajectoire du budget des armées devant la survenance de deux attentats : celui de Charlie-Hebdo le 7 janvier et celui de l'Hyper Cacher de la Porte de Vincennes le 9 janvier.

Ces attentats ont matérialisé une menace intérieure causant presque immédiatement le déploiement sur le territoire national d'environ 10 000 hommes dans le cadre du plan Sentinelle. Le ministre de la Défense s'est publiquement félicité que ce déploiement intérieur se déroule en trois jours, alors que les scénarios prévoyaient qu'il se déroule en sept jours. Ce fut l'occasion pour le citoyen d'apprendre que les militaires avaient préparé et planifié les scénarios de déploiement intérieur à mettre en œuvre face à une menace terroriste grave. C'est le signe qu'ils ont bien fait leur travail, qui est d'anticiper la menace et d'y répondre de façon proportionnée.

Mais comment se fait-il que la réponse à cette menace prévisible et prévue ait requis la suspension de la trajectoire budgétaire prévue? En procédant de manière très rapide à ce gel, le Président de la République a fait preuve d'un pragmatisme louable mais dans le même temps dénoncé sans le vouloir l'étonnante inconséquence des pouvoirs publics depuis des années à l'égard du budget des armées.

Cette rupture de trajectoire n'a pas retenu l'attention des commentateurs alors qu'elle révèle une conception préoccupante de la protection des intérêts de la nation.

Conception angélique? Dans cette hypothèse, on aurait laissé les militaires préparer la réponse à des menaces sans que la trajectoire budgétaire leur permette de la mettre en œuvre. Comme si les gouvernants n'avaient pas vraiment cru à la réalité de cette menace, ni à la possibilité de sa mise à exécution. Tout en déployant nos forces sur les théâtres extérieurs de manière intensive, les décideurs se seraient alors dit que la réduction drastique des effectifs militaires était somme toute possible puisque les menaces intérieures n'étaient que la marotte théorique de quelques militaires pessimistes.

Conception cynique ? Parfaitement conscients de la menace pesant sur notre pays et des ressources militaires nécessaires pour y faire face, les responsables publics auraient maintenu la trajectoire baissière du budget militaire, se disant sans doute qu'il serait bien temps d'y revenir si cette menace se matérialisait. Ce faisant, en dépit de la connaissance de la menace, ils auraient laissé survenir les ruptures de chaîne dans l'outil militaire, privilégiant les économies de court terme sur la protection à long terme des intérêts de la nation.

Dans les deux hypothèses, l'impression dominante est que l'on a joué depuis des années avec la sécurité des Français. En considérant le budget des armées comme une simple variable d'ajustement, on a créé le risque réel pour la défense nationale d'une rupture de faisceau. Or les armées ne sont pas un thermostat qu'on actionne selon qu'il fait froid (temps de paix) ou chaud (temps de guerre). La formation militaire, l'aguerrissement, l'apprentissage qui sont nécessaires pour faire émerger un soldat capable de défendre ses concitoyens sur notre territoire ou à l'extérieur requièrent des années. Faire peser sur ce processus l'aléa budgétaire, c'est diminuer la capacité de nos armées à se renouveler, à transmettre, et tout simplement à attirer des éléments de bonne qualité. Autrement dit, c'est multiplier les trous dans la raquette, jusqu'à ce qu'il y ait plus de trous que de raquette.

Angélisme ou cynisme, c'est finalement tout un. Les événements récents, mais aussi les menaces clairement identifiées sur notre sol comme aux frontières de l'Europe démontrent qu'il faut modifier radicalement la façon d'aborder la définition du budget des armées.

Au lieu de raisonner en coupes budgétaires nettes, il faudrait revenir à une vision pragmatique. Les opérations extérieures récentes (Afghanistan) ou en cours (Mali, Centrafrique) offrent des retours d'expérience parfois cruels. Qu'il s'agisse du matériel de base (les chaussures qui fondent sous la température), des moyens de transport (notamment les avions gros porteurs), mais aussi de la formation des soldats à des situations inédites et des leçons à tirer sur l'armement (notamment d'infanterie), le panorama est désormais clair, il est presque complet : nous savons ce que nous avons, nous savons aussi de quoi nous manquons. Il serait temps de passer à une vision pratique et de tenter, au moins, de définir un optimum à tendre, c'est-à-dire un niveau de budget militaire qui permette de disposer d'une armée équipée, compétente, apte à remplir sa tâche, qui est immense, et ce sur une base pluriannuelle et non en réservant aux soldats la surprise tous les ans de coupes imprévues.

Enfin, les opérations récentes ont démontré une réalité à laquelle il semble qu'il faille se résoudre pour longtemps : la France est seule. Elle est, avec le Royaume-Uni - dont les intérêts stratégiques sont loin de toujours converger avec les nôtres -, la seule puissance militaire européenne capable de mener des opérations ambitieuses pour la sauvegarde d'intérêts majeurs, qu'ils soient humanitaires, politiques ou économiques. Nous ne pouvons compter que sur nos propres forces. L'Europe de la défense, c'est nous : le premier ministre l'a redit récemment. Mais la France est seule et elle est vulnérable. Traiter cette question avec les lunettes d'un comptable en CDD n'est plus acceptable.

A l'heure où les soldats déployés sur notre territoire font état d'une certaine fatigue devant la rigueur et l'ampleur de leur tâche, faut-il leur répondre par des arguties comptables ou leur redire que la nation est attachée à leur travail, et prête à leur donner les moyens de le faire? Le choix semble clair.

Sylvain FORT
Huffingtonpost.fr

 

Source : Huffingtonpost.fr