LIBRE OPINION du colonel (ER) Michel Goya : Pas de taxi pour Tobrouk

Posté le vendredi 23 janvier 2015
LIBRE OPINION du colonel (ER) Michel Goya : Pas de taxi pour Tobrouk

par Michel Goya le 1/21/2015 – « La Voie de l’Epée » .

 

Un trou noir stratégique s’est formé à moins de 1 000 km de la France. La Libye n’a jamais vraiment été un Etat mais un système féodal. Ce système féodal n'a pas réussi à se transformer et il est toujours orphelin d'un roi. Il est inutile de supputer sur les conséquences de l’intervention de 2011 en appui de l'insurrection. Son refus aurait pu mener à une situation encore pire, comme c’est finalement le cas en Syrie.

La vraie opportunité de stabilisation a plutôt eu lieu au moment de la la disparition de Kadhafi alors qu’il était peut-être possible de fédérer les mouvements de résistance encore alliés sous l’égide d’un système international. Il aurait cependant fallu une volonté que bien peu avaient après les expériences afghane et irakienne.

Trois ans après la mort de Kadhafi, il n’y a donc toujours pas de vrai Etat mais il y a quand même deux gouvernements. Le premier est à Tobrouk, à l’extrême est du pays. Il est issu d’un Parlement élu en juin 2014 et qui remplaçait le Conseil national général élu lui-même deux ans plus tôt. Ce gouvernement est reconnu par la Communauté internationale bien plus que par la population libyenne qui s’est très peu rendue aux urnes, par peur des violences partout et par impossibilité même dans certains endroits même comme Koufra ou Derna, première ville en Afrique à faire allégeance à l’Etat islamique en octobre dernier. Bien plus que l’armée nationale libyenne, ce Parlement est soutenu par l’association de l’organisation anti-islamique Dignité du général Khalifa Haftar, installée en Cyrénaïque, et de la milice de Zintan, qui s’efforce de contrôler l’ouest du pays et qui détient toujours Seif al-Islam, le fils de Kadhafi. Cette coalition est soutenue par l’Egypte et les Emirats arabes unis.

Ce parlement est déclaré illégitime par la Cour suprême de Tripoli, capitale du pays aux mains de la coalition Aube de la Libye depuis juillet 2014. Soutenue par le Qatar et la Turquie, Aube de la Libye regroupe plusieurs factions islamistes et la puissante milice de Misrata (peut-être 20 000 combattants), déjà maîtresse du golfe de Syrte et de son « croisant pétrolier ». Un nouveau Gouvernement national général a été reformé à Tripoli en août 2014 qui revendique aussi la légitimité du pouvoir. Entre les deux, la banque centrale et la National oil corporation se sont pour l'instant déclarées neutres et assurent le fonctionnement minimal de l’économie ouverte et la paiement des salaires de fonctionnaires (la grande majorité de la population active libyenne).

Ces deux gouvernements sont loin de contrôler l'ensemble du pays. Benghazi, a été déclaré « émirat islamique » par les jihadistes d’Ansar-al-Charia au mois d’août mais ce pouvoir est lui-même contesté sur place par un groupe proche des Frères musulmans. Au sud, le Fezzan est laissé à lui-même et constitue plus que jamais une plaque tournante de tous les trafics sahariens à partir de ses deux points clés : Segha à l’Ouest, qui permet de rayonner vers l'Algérie, la passe de Salvador au Niger et le Tibesti tchadien ; Koufra à l'Est d'ù il est possible de pénétrer au Soudan et au Tchad par Ounianga Kebir puis Faya. Les milices toubous s’y opposent aux Arabes de la tribu Oulad Slimane, tandis que les Touaregs vivants le long de la frontière algérienne ainsi que les Arabes Magariha et Qadafa, toutes tribus ayant soutenu Khadafi, sont marginalisés.

La Libye est donc en cours de somalisation, avec cette différence majeure que c'est une nouvelle Somalie qui menace directement les pays occidentaux et particulièrement la France. Les groupes jihadistes se sont déjà attaqués très violemment aux représentations diplomatiques mais on peut imaginer maintenant de multiples scénarios d’attaques en Méditerranée ou directement sur le sol européen, depuis les avions-suicide partant de Tripoli jusqu’aux commandos infiltrés débarquant sur les côtes en passant par les abordages de navires ou autres modes d'action surprenants. Le sud-ouest du pays est de son côté la base arrière pour le Sahel et sans doute jusqu’en Afrique centrale, à la fois économique et opérationnelle, d'AQMI et d’al-Mourabitoune.

Stabiliser la Libye est désormais difficile. Une opération internationale de stabilisation est pour l’instant inenvisageable. Pour des raisons diplomatiques d’abord, le consensus nécessaire à un mandat du CSNU est devenu désormais une gageure depuis le retour à une guerre « fraîche » avec la Russie, qui s’estime par ailleurs flouée par la tournure de l’intervention de 2011. La ligue arabe de son côté n’est unie que par la réticence à toute opération militaire occidentale sur son sol. Pour des raisons psychologiques et matérielles ensuite, les pays occidentaux, Etats-Unis en tête, sachant pertinemment qu’une occupation de la Libye prendrait très certainement une tournure « irakienne ». Dans l’état actuel des esprits, une grande opération internationale de stabilisation en Libye ne pourra donc survenir qu’après un choc terroriste de grande ampleur ou une multitude d’agressions de moindre force mais touchant plusieurs pays du pourtour méditerranéen.

Il reste donc pour l’instant la possibilité d’opérations militaires limitées, sous couvert, soit de la demande d’un gouvernement local jugé légitime, soit en invoquant l’article 51 de la charte des Nations-Unies et le droit à l’autodéfense.
La « coalition sahelienne », menée par la France et appuyée par les Etats-Unis, pourrait ainsi porter le combat dans le sud libyen sous forme de raids et de frappes contre les éléments ennemis repérés et éventuellement s’associer avec des groupes locaux., toubous en particulier L’avantage opérationnel envisagé est évidemment net mais les conséquences stratégiques restent floues, entre les changements politiques internes que cela peut susciter, les réactions des pays arabes voisins ou les représailles prévisibles y compris sur le sol français. Surtout, il n'est pas évident que cela suffise à produire des effets stratégiques et incite simplement encore à une nouvelle extension du domaine de la lutte.


En admettant, ce qui n’est pas évident sans présence au sol, que l’on parvienne à chasser al-Mourabitoune et AQMI du Fezzan, faudra-t-il les poursuivre dans leurs nouvelles bases en Cyrénaïque ? Attaquer aussi l’Etat islamique à Derna ? S’associer aux anciens kadhafistes de Dignité ? Dans tous les cas, jusqu’au sera-t-il possible d’aller avec un effort de défense sans cesse réduit et alors que de nouveaux trous noirs stratégiques, au nord du Nigeria ou le long de la frontière est de centrafrique, sont en train de s’ouvrir à proximité de nos forces.

Colonel (ER) Michel GOYA

Source : La Voie de l'Epée