LIBRE OPINION du Général Bruno DARY : Pour un droit d’expression des généraux.

Posté le mercredi 11 mai 2016
LIBRE OPINION du Général Bruno DARY :   Pour un droit d’expression des généraux.

Les officiers supérieurs doivent pouvoir s’exprimer sur des sujets d’intérêt national, argumente le général d’armée, ancien chef du 2e REP.

Le 12 mai, regards et médias vont se tourner vers Calais et le tribunal de grande instance de Boulogne- sur-Mer, à l’affût de la conclusion de ce qu’il est convenu d’appeler depuis quelques mois l’affaire Piquemal. Au-delà du jugement qui sera rendu, on peut déjà tirer les leçons de cet événement. La décision du tribunal, en effet, portera avant tout sur les modalités de l’incident - la participation à une manifestation interdite par le préfet, et peut-être, le fait de n’avoir pas répondu aux sommations de dispersion. Mais le jugement ne concernera pas l’essentiel : l’expression publique des militaires, plus particulièrement des généraux.

Ce n’est pas le seul cas de controverse suscitée par un officier supérieur, d’active ou à la retraite. Un général de la gendarmerie s’est vu reprocher d’avoir dit la vérité un peu trop crûment devant une commission de l’Assemblée nationale ; un autre général publie une revue engagée dans le but de soutenir l’armée française ; et un officier général, ancien directeur de l’École de guerre, continue de s’exprimer, haut et fort, certes, mais avec sérieux et compétence, sur les sujets relatifs à la défense.

Au-delà de la diversité de ces cas, nul ne peut nier que toutes ces expressions publiques portent en elles une légitimité certaine, qui repose sur au moins trois piliers majeurs. D’abord, la plupart de ceux qui s’expriment sont généraux. Ils ne sont pas les seuls, car d’autres militaires écrivent régulièrement, le plus souvent dans la presse militaire, ou font part dans des livres de leur expérience opérationnelle. Mais sur les sujets d’actualité, la parole ou l’écrit reviennent souvent à des généraux. La cause en est simple : ce grade est un marqueur fort dans les médias et l’opinion, et l’on ne devient pas général ou amiral par hasard. Presque tous sont issus d’une grande école, et si ce n’est pas le cas, ils ont progressé à la force du poignet, ce qui est encore plus méritoire. Ils ont tous réussi le concours de l’École de guerre et, après avoir commandé des formations opérationnelles et occupé des postes sensibles en état-major, la plupart ont été auditeurs à l’Institut des hautes études de la défense nationale (IHEDN). On peut ajouter qu’actuellement, la grande majorité d’entre eux a été engagée sur des théâtres d’opérations. Ainsi, ces généraux qui prennent la parole allient la réflexion stratégique, l’expérience du commandement des hommes ainsi que la connaissance du terrain et du caractère complexe et parfois imprévisible des opérations.

Ensuite, quand ils s’expriment ainsi, ce n’est pas pour défendre des intérêts corporatistes et revendiquer « des gamelles, des quarts et des bidons ». Ces officiers supérieurs interviennent sur des sujets essentiels et urgents : l’immigration, dont on a longtemps minimisé l’ampleur, nous rattrape aujourd’hui avec l’afflux de réfugiés et la perméabilité de nos frontières ; le sentiment d’insécurité, lié au laxisme pénal et à la surpopulation carcérale, se généralise ; l’écartèlement des armées est bien réel, entre des missions toujours plus accaparantes, des moyens toujours comptés et les deux dernières lois de programmation, contredites aussitôt par les faits.

Enfin, ceux qui s’expriment aujourd’hui ont choisi, à l’âge de 20 ans, de servir leur pays par les armes, c’est-à-dire d’être en mesure, au besoin, de risquer leur vie pour défendre la France, sa population et ses intérêts. Ils n’en ont pas le monopole, mais, à l’instar des poilus de Verdun jadis, les vainqueurs de la guerre froide ont des droits sur nous ; ils ne peuvent admettre de voir la raison de leur engagement disparaître par laxisme, imprévoyance, aveuglement ou manque de courage. Il leur faut donc crier la vérité, leur vérité. On prête à Vauban ces propos à l’intention de Louis XIV : « Sire, je ne peux à la fois vous plaire et vous servir ! » C’était bien dit, de surcroît avec élégance, ce qui, il est vrai, n’est pas toujours le cas aujourd’hui.

Bien sûr, on pourra toujours critiquer la forme de l’expression, voire le messager, mais les questions de fond demeurent : celui-ci a manqué de vigilance ou de discernement, en allant manifester avec un groupuscule identitaire, mais la question de l’immigration reste. Tel autre s’est exprimé trop franchement devant les élus du peuple, mais l’insécurité perdure. D’autres généraux finissaient par agacer en répétant que les moyens des armées sont insuffisants par rapport aux menaces croissantes et aux missions imparties, mais, depuis, la guerre a frappé au cœur de Paris.

D’aucuns invoqueront le devoir de réserve, mais qu’entend-on par là ? Ni la neutralité politique ni le secret militaire n’ont été mis en cause. Le devoir de réserve est une notion qui a dérivé vers une extrapolation de la discipline militaire, reléguant en partie le principe selon lequel au sein de nos armées, « la pensée est libre, mais l’exécution rigoureuse ». Certes, la notion de devoir de réserve traduit aussi une fraternité d’armes bien réelle, qui dépasse les générations et qui veut que l’on respecte l’armée, le corps ou l’unité à laquelle on a appartenu, en réglant en famille les difficultés rencontrées en interne. Mais cet état d’esprit est décalé par rapport à l’évolution d’un monde aujourd’hui connecté, qui permet à chacun de s’exprimer de façon ouverte, voire anonyme, et d’être entendu à l’autre bout du monde.

Une autre ambiguïté réside dans le statut des « généraux en 2e section », dont le fondement, lié à la probabilité d’être rappelé, se fragilise tellement cette probabilité s’amenuise. Or ce statut permet au pouvoir politique de demander à ces généraux, ou d’exiger d’eux selon le cas, une certaine réserve, en dépit de l’expérience, de la compétence et du recul qui leur permettraient de participer à la réflexion nationale sur les sujets majeurs, pour peu qu’ils se donnent la peine de continuer à s’informer, échanger et travailler.

Une vraie réflexion, voire une révolution des esprits, est à conduire, pour que notre démocratie, qui se veut exemplaire, reconnaisse à ceux qui risquent, ou ont risqué, leur vie à la défense de la France, un « devoir d’expression » leur soit reconnu au même titre que leur « devoir de réserve ».

 

Bruno DARY
Officier général
Ancien gouverneur militaire de Paris

 

 

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Source : Le Figaro