LIBRE OPINION du général Gilbert Robinet : Moscou est en deçà de l’Oural

Posté le jeudi 21 mai 2015
LIBRE OPINION du général Gilbert Robinet : Moscou est en deçà de l’Oural

« Oui, c’est l’Europe, depuis l’Atlantique jusqu’à l’Oural, c’est l’Europe, c’est toute l’Europe, qui décidera du destin du monde ! » Ainsi s’exprimait le général de Gaulle, dans un discours, en novembre 1959. Or, en partant de l’Atlantique, Moscou est en deçà de l’Oural. Pourtant, le président de la République française a décliné l’invitation à s’y rendre à l’occasion de la commémoration du 9 mai 1945, au prétexte de l’attitude actuelle du président de la Fédération de Russie dans la crise ukrainienne, refusant ainsi d’exprimer au peuple russe l’hommage auquel il avait droit.

            Employée à maintes reprises par la suite, l’expression « de l’atlantique à l’Oural » eut une formidable portée politique. En pleine guerre froide, à une époque où la bipolarité était l’un des grands principes organisateurs de la vie internationale, elle suggérait une remise en cause de l’ordre établi à la fin de la Seconde Guerre mondiale et une posture particulière face au grand allié américain.

            Le 9 mai 2015, le général de Gaulle aurait compris, lui, qu’il est des circonstances où l’écume des jours de la diplomatie doit céder le pas devant la permanence de l’Histoire. Que pèsent les individus, fussent-ils présidents de la France ou de la Russie, face à l’histoire millénaire de leur pays respectif ? Rien !

            Lorsque monsieur Poutine s’est rendu courageusement (car, je puis témoigner, m’y trouvant aussi, que  de nombreux regards réprobateurs étaient braqués sur lui à propos de la crise ukrainienne déjà ouverte), surSword Beach  à Ouistreham, le 6 juin 2014, il n’est pas venu faire allégeance à monsieur Hollande,  à madame Merckel ou encore à monsieur Obama qui étaient également présents. C’est le représentant de l’allié russe de 1944 qui s’est rendu sur les plages de Normandie pour se recueillir  et donner ainsi  acte aux alliés occidentaux d’alors comme aux populations de la région normande, des sacrifices consentis par eux

            Les sacrifices consentis ? Ce furent 300 000 militaires américains tués en Europe en 1944-1945 contre 11 700 000 soldats de l’Armée Rouge sans compter 14 000 000 de civils, soit, au total, 10 % de la population de l’URSS d’alors. Cela ne méritait-il pas un petit déplacement à Moscou ? S’y rendre, ce 9 mai 2015, aurait été, pour le président de la République française comme pour tous les autres chefs d’Etat ayant décliné l’invitation, une façon d’économiser une insulte à tous ces morts là. Amusons-nous un instant au jeu de l’uchronie consistant à  réécrire l’Histoire et posons-nous la question suivante : que serait-il advenu si Hitler n’avait pas déclenché l’opération Barbarossa – invasion de l’Union soviétique, le 22 juin 1941 – et envahi une partie du territoire russe ? Quelle aurait-été l’issue de la guerre sans Stalingrad, Smolensk, Leningrad, etc., où les forces allemandes s’épuisèrent à lutter à la fois contre un peuple qui ne cédait pas et un climat auquel elles n’étaient ni habituées, ni préparées ?

            Il y a peu, les Français répondant à un sondage qui leur demandait qui, selon eux, avait le plus contribué  à la victoire finale contre l’Allemagne nazie, plaçaient les Etats-Unis en tête devant l’URSS. En 1957, à la même question, ils avaient largement répondu que l’acteur majeur avait été l’URSS. Nos gouvernants sont donc comme nos concitoyens : ils oublient les grandes leçons de l’Histoire et perdent le sens de l’importance relative des choses.

            Dans la durée, l’amitié entre la Russie et la France est une constante. Des philosophes français du XVIIIe siècle comme Diderot, d’Alembert  ou Grimm ont souligné leur vif intérêt pour la Russie. Quant à Voltaire, on l’accusa de faire montre d’une admiration excessive pour Catherine II. Inversement, des écrivains russes comme Fonvizine [1] ou Karamzine [2] ont adopté et répandu dans leur pays l’esprit des Lumières françaises. Plus proche de nous, l’Alliance franco-russe qui perdura de 1892 à 1917 fut d’abord un accord de coopération militaire en même temps qu’une entente économique et financière que seule la révolution russe interrompit.

            La Russie est un grand pays, pas seulement par sa superficie mais aussi par son histoire, et le peuple russe est un grand peuple, fier, patriote, rompu à la souffrance et aux sacrifices et qui porta en son sein d’immenses poètes, écrivains ou musiciens. Son patriotisme ne doit pas être exacerbé car il confine alors au nationalisme, source de tous les excès. Pourtant, après une première humiliation consistant à refuser à Gorbartchev la main qu’il nous tendait, après avoir offert à l’Occident sa Perestroïka, voilà que nous préférons inviter à Paris, le 8 mai, le secrétaire d’état américain, John Kerry, pour montrer encore plus à monsieur Poutine où va notre inclination. Clairement, la France signifie au reste du monde qu’elle préfère se placer dans le sillage du bateau ivre de la diplomatie américaine (capable de lâcher ses alliés en rase-campagne, comme elle l’a montré dans le dossier syrien) plutôt que de consolider, en Europe, une alliance ancestrale avec un partenaire russe qui, pourtant, serait bien utile à l’effort commun de lutte contre l’impérialisme islamique. Le résultat en est que plutôt que de s’ouvrir à l’Ouest, la Russie, puissance européenne, regarde vers le Sud et est en passe de constituer avec la Chine un bloc slavo-asiatique facteur de déséquilibre et peut-être un jour de menace pour l’Europe.

            Après que le duc d’Enghien, kidnappé en Allemagne, fut fusillé sur ordre de Napoléon dans les fossés du  château de Vincennes, le 21 mars 1804, Fouché déclara: « C’est pire qu’un crime. C’est une faute. » Je pense que l’on peut dire la même chose à propos de l’absence du président de la République française à Moscou le 9 mai 2015. Il est vrai que, dans une logique de repentance perpétuelle, il lui a semblé préférable de  se rendre dans nos départements des Antilles pour y commémorer l’esclavage et la traite des Noirs, en oubliant toutefois que sans les alliés russes, c’est toute l’Europe qui, alors soumise à l’esclavage d’un système totalitaire, le nazisme, aurait pu y demeurer plus longtemps encore.

Gilbert ROBINET
Officier général(2S)
Secrétaire général de l’ASAF


[1] Denis Ivanovitch Fonvizine (1745-1792) est un des plus célèbres auteurs de théâtre russe.

[2] Nikolaï Mikhaïlovitch Karamzine (1766-1826) est un écrivain et historien russe réputé.

© PHOTO AFP

Source : Gilbert ROBINET, Officier général (2S), Secrétaire général de l’ASAF