LIBRE OPINION : L’ère des conflits asymétriques

Posté le mardi 20 janvier 2015
LIBRE OPINION : L’ère des conflits asymétriques

LE MONDE - le 20.01.2015 - Par Yves Jeanclos  (Docteur d'Etat en droit de Paris-II , agrégé de droit)

Après les récentes attaques à Paris, plusieurs élus français réclament l'instauration d'un "Patriot Act".

En 1989, contrairement aux espérances populaires, la chute du mur de Berlin entraîne le monde dans une nouvelle insécurité.

Que le monde était pacifique et radieux sous la menace de la guerre nucléaire contrôlée et retenue par les deux adversaires-partenaires au XXe siècle ! Que la guerre était belle quand elle se déroulait sous des cieux ensoleillés, loin du continent européen et de la douce France, au nom d’idéologies opposées et rivales ! Comme la paix était aseptisée, cantonnée derrière les rideaux de glace de la dissuasion nucléaire !

Les attentats terroristes du 11 septembre 2001 mettent fin à l’unipolarité insolente des Etats- Unis. Ils font vaciller les certitudes d’un monde qui se croyait pacifique et heureux pour l’éternité. Ils donnent ses lettres de créance à la stratégie asymétrique, offrant l’avantage au faible contre le fort, à la souris face au chat.

Un nouveau mode de relations internationales dominées par l’effroi, la peur et la douleur s’en trouve instauré. La force émotionnelle et politique de la destruction des bâtiments du commerce international et de la mort immédiate de plus de 3 000 personnes en plein cœur de New York reste un marqueur présent dans les esprits.

Le soulèvement de plusieurs Etats arabes à partir de 2011 sonne le glas de régimes politiques contestés. Il entraîne malheureusement dans son sillage l’effondrement d’Etats en cours de développement. Le « printemps arabe » est applaudi, encouragé et soutenu par des pays occidentaux prêts à lever le fanion de la démocratie, pour l’imposer au pourtour méditerranéen.

Certains pays dits frères en religion mais concurrents en politique lui apportent même assistance. Mais il emporte l’Etat libyen, remplacé par des éléments déterritorialisés et désorganisés. Il crée une vaste zone géographique d’insécurité aux limites de l’Afrique subsaharienne et du Machrek, où règnent en maîtres quelques milliers d’hommes erratiques et armés. Preuve est maintenant faite que plusieurs centaines d’insurgés suffisent pour faire face à des milliers d’hommes des forces policières et militaires. Le « printemps arabe » s’achève dans l’horreur en Irak et en Syrie, tandis que la Tunisie voit s’ouvrir une voie politique nouvelle.

Guerre asymétrique

Le terrorisme à la fois internationaliste et régionaliste fait trembler l’Orient, avant d’interpeller l’Occident. Il est le marqueur d’une guerre asymétrique commencée aux Etats-Unis en 1993, date des premiers attentats commis dans ce pays par des islamistes radicaux. Ce conflit est en cours de déploiement en Europe au XXIe siècle : la France, dans une véritable guerre. Des hommes habités par une foi conquérante, décidés à s’emparer du pouvoir pour des raisons religieuses proclamées et des raisons économiques, en sont les principaux acteurs.

Les pick-up automobiles et les kalachnikovs l’emportent bien souvent en efficacité sur les tanks, les canons et les missiles. Ce terrorisme démontre que la croyance religieuse ou idéologique est plus forte que la technique militaire. Il souligne également l’inanité de l’effet de nombre en matière militaire, face à la détermination, à l’imagination et à la mobilité opérationnelle de groupes à effectifs réduits.

Même les frappes aériennes nombreuses et précises des avions et des missiles des puissances occidentales n’arrivent pas à le défaire. Le terrorisme internationaliste conduit une guerre asymétrique qui permet à ses auteurs de s’emparer de vastes territoires aux richesses pétrogazières et minérales, et de soumettre de nombreuses populations.

Ce type de conflits est caractérisé par une triple asymétrie : géographique, quantitative et qualitative. Ils peuvent en effet se dérouler sur deux théâtres d’opération à la fois, l’un où l’affrontement est militaire, et l’autre où le terrorisme importe la violence dans une zone pourtant très éloignée des combats. Un pont d’inévitabilité stratégique est ainsi construit entre un pays en guerre ouverte et un Etat en paix apparente.

Sur le plan quantitatif, on remarque une grande variation du nombre d’hommes engagés entre les deux camps, d’un côté des milliers de soldats face à quelques centaines de combattants, parfois même quelques rares individus. L’arsenal employé suit les mêmes proportions. Aux nombreux missiles, canons, avions de combat répondent des armes légères, des grenades, voire des lance-roquettes.

La guerre est enfin asymétrique en qualité par la nature des forces engagées dans les combats : des soldats formés et organisés en armée s’opposent à des petits groupes de combattants sans uniforme et sans armée. Elle est également asymétrique au regard des objectifs : les cibles strictement militaires dans les zones de combat correspondent à des objectifs civils, tant vis-à-vis des personnes que des biens, dans les pays en paix civile.

Au XXIe siècle, la guerre asymétrique se rapproche dangereusement des Etats confiants dans la paix éternelle. Elle met en scène des combattants de nouvelle génération, issus de pays touchés par le terrorisme. Des individus décidés à donner leur vie à la martyrologie, en échange de la destruction du plus grand nombre d’ennemis en sont les principaux acteurs.

La guerre n’est plus seulement asymétrique en quantité d’hommes et d’armes. Elle est asymétrique qualitativement entre des terroristes décidés à tuer et lourdement armés d’une part, et leurs ennemis désignés, simples citoyens désarmés d’autre part.

Destruction humaine

La guerre asymétrique tend à réduire son champ opérationnel à un bâtiment, un appartement, un magasin d’alimentation, une école, un musée, à l’instar des assassinats commis à Toulouse, à Bruxelles, à Paris depuis 2012 par cinq terroristes internationalistes. Elle produit des effets asymétriques de destruction humaine : cinq terroristes d’un côté et des dizaines de personnes assassinées d’un autre côté. Elle donne l’avantage au faible contre le fort, qui peut ainsi décider du lieu et du moment de son action.

Les terroristes cherchent à imposer la terreur à la population civile, pour qu’elle fasse pression sur son gouvernement afin qu’il change de politique, voire pour le contraindre à abandonner le pouvoir. Leurs objectifs ne sont pas frontaux mais souterrains, et peuvent frapper de manière inattendue et sporadique, laissant des doutes sur la réapparition ou la disparition de cette violence.

Face à la menace, les responsables politiques, au nom de la liberté de pensée et d’expression, peuvent en venir à imposer des règles et des contraintes, des censures et des interdictions la limitant – à l’instar du Patriot Act que les Etats-Unis ont mis en œuvre à la suite des attentats du 11 septembre 2001, en contradiction avec la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

La guerre asymétrique entre des Etats membres des Nations unies et des groupes terroristes désireux de révolutionner le monde est un modus operandi sécuritaire d’innovation stratégique. Elle doit être analysée, comprise et organisée par les Etats menacés par le terrorisme, pour le prévenir et le détruire. La guerre asymétrique doit être gagnée par les Etats occidentaux sur leurs territoires nationaux et à leurs abords, par l’action policière, judiciaire et militaire. Elle doit également être gagnée par la pensée dans les écoles, les médias et la diplomatie. Elles seules garantiront la sécurité intérieure de la France et la paix du monde au XXIe siècle.

Yves Jeanclos

Source : Le Monde.fr