LIBRE OPINION : L'Europe, Poutine, l’Ukraine et les autres

Posté le jeudi 26 février 2015
LIBRE OPINION : L'Europe, Poutine, l’Ukraine et les autres

Par Pierre ZAMMIT, officier général (2S) -24 février 2015.

Dimanche 22 février, on apprenait que des prisonniers avaient été échangés entre les forces ukrainiennes pro-russes et l'armée ukrainienne. Après l'accord de Minsk et malgré les derniers combats qui ont abouti vendredi à la chute de la poche de Debaltseve, nous entrons peut-être dans une phase de "normalisation".

L'affaire Ukrainienne est une mauvaise affaire pour l'Europe. Mauvaise par la façon dont l'Union Européenne s'y est fourvoyée ce qui n'augure rien de bon pour son éventuelle capacité à conduire un jour une diplomatie au service des intérêts Européens. Ignorant histoire et géographie, les diplomates de Bruxelles ont fait preuve d'une approche manichéenne qu'ils ont ensuite livrée aux opinions publiques : celle d'une Russie impérialiste et expansionniste dirigée par un dictateur faiseur de guerre. La réalité est tout autre : c'est celle du refus d'écouter ce que la Russie avait à dire et de s'être laisser prendre au chant des sirènes de la diplomatie américaine.

1.   Une présentation erronée des causes du conflit

    - "La vocation impérialiste de la Russie est une fiction"[1]. L’Europe, largement influencée par les thèses de l’OTAN - alliance au service de la puissance américaine - a commis une faute grave en 2006 en demandant à l’Ukraine de choisir entre la Russie et l’Europe. C'était une provocation pour la Russie (c’est comme si après la guerre de 1870 on avait demandé à la France de renoncer à l’Alsace et à la Lorraine). Les appels du pied répétés de l'UE à l'Ukraine et ses promesses inconsidérées à ce pays ont été une faute de la commission européenne qui a pour longtemps discrédité l'UE dans ce dossier. Ceci n’a fait qu’alimenter le ressentiment et le nationalisme russe qui n’avait certes pas besoin de cela. La Russie ne négociera désormais plus qu'avec des Etats européens, pas avec Bruxelles. 

-    La Russie a été bernée par les Occidentaux à trois reprises au cours des quinze dernières années et elle dit « maintenant stop ». D’abord durant la guerre des Balkans quand, profitant de la faiblesse russe du moment, la pax americana des accords de Dayton a arraché la province du Kosovo à la Serbie de religion orthodoxe comme la Russie, et à ce titre son alliée et sa "protégée"[2]. Non seulement l’Europe n’a pas empêché la guerre dans les Balkans, mais elle a été incapable de proposer les conditions d’une paix faute d'accord à l'intérieur du couple franco-allemand. Ce fut un double échec. Sans compter que le détachement par la force du Kosovo de la Serbie et sa transformation en Etat constituent un précédent dont M. Poutine use aujourd'hui en toute logique. La deuxième fois, ce fut au Moyen-Orient en faisant tomber le régime de Saddam Hussein soutenu dans le passé par l’URSS avant de l'être par la Russie. La 2ème guerre contre l'Irak a été déclenchée sur un mensonge des Etats-Unis : la détention de la preuve d’armes de destruction massive par l'Irak. La troisième fois ce fut lors de l’intervention en 2011 en Libye conduite par la France et la Grande Bretagne dans le cadre de l'Otan. Russes (et Chinois) avaient finalement accepté de ne pas s'opposer à l'ONU au vote de la résolution 1973 autorisant l'opération. Ils reprocheront par la suite non sans raison aux coalisés de ne pas avoir respecté les termes de la résolution et "d'être sournoisement sortis des clous". 

-    Les Etats-Unis ont pour objectif stratégique de réduire la place de la Russie en l'Europe, voire de l'en isoler, contrairement à la conception gaullienne d'une Europe de l'Atlantique à l'Oural. Ils sont rejoints en cela par la Pologne, l'Ukraine et les Etats baltes qui voudraient voir l'espace de dialogue et de partenariat européen s'arrêter à la frontière russe, sans oublier l'Angleterre toujours attirée par le grand large dans le sillage de la diplomatie américaine. Pourtant, cet éloignement de la Russie est contraire à l'intérêt européen de créer un espace de partenariat englobant la Russie. France et Allemagne ne sont pas hostiles à cette réflexion d'espace européen élargi avancée par Poutine depuis 2010.

2.   L’importance stratégique du port de Sébastopol pour la Russie.

Pour les Russes, Sébastopol, c’est l’accès stratégique aux mers libres et aux océans via le détroit du Bosphore. Ils ne sont pas prêts d'y renoncer, que ce soit Poutine ou un autre. L’autre grand port Russe du Pacifique, Vladivostok, est à des milliers de kilomètres de Moscou et il est bloqué plusieurs mois de l'année par les glaces. A partir de Sébastopol, la flotte de Crimée peut en toute saison gagner l’océan Atlantique et surtout aujourd'hui les océans Indien (importance stratégique des champs pétrolifères d’Iran et de la péninsule arabique, contrôle du détroit d'Ormuz) et Pacifique (déplacement du centre de gravité mondial de l'Atlantique vers le Pacifique) en passant au plus court par le canal de Suez. Les océans restent l'espace de projection de puissance qu'ils ont toujours été.

 3.   Une ligne de cessez–le-feu qui convient à la Russie depuis le week-end des accords de Minsk

Il y a une semaine, au moment de la signature des accords de Minsk, la poche de Debaltseve n'était pas encore tombée aux mains des pro-russes. Mais, pour les Russes et Ukrainiens pro-russes, il n'était pas envisageable de garder en l'état ce saillant dans la ligne de cessez-le-feu, prélude à la frontière de la future province ukrainienne autonome pro-russe. C'est en outre un nœud de communication ferroviaire essentiel entre la Russie et la Crimée. Les unités ukrainiennes autour de Debaltseve étant prises dans une nasse, il manquait quelques jours pour régler militairement l'affaire de cette poche. Ce n'était l'intérêt ni de la Russie, ni de la France et de l'Allemagne de faire échouer la rencontre. L'accord a été signé et Debaltseve est tombé quelques jours après le cessez-le-feu. Poutine a atteint ses buts de guerre au plan stratégique et politique. Stratégique : disposer du libre accès au port de Sébastopol en Crimée et avoir l'assurance qu'il n'y aura pas de base occidentale - surtout pas Otan - en Ukraine. Politique : signifier aux Etats-Unis et aux Européens de Bruxelles que la Russie ne cède pas quand elle estime ses intérêts majeurs menacés. Pour Poutine, nul besoin d'aller plus avant dans le conflit. De leur côté, Allemagne et France ne veulent pas perdre le bénéfice diplomatique des accords ni prendre le risque de rejeter la Russie vers l'Asie. Reste le cas de Marioupol. Le choix qui s'offre aux pro-Russes est : battre le fer tant qu'il est chaud ou attendre un moment plus favorable si Poutine estime qu'en l'état actuel des choses le jeu n'en vaut pas la chandelle. L'avenir le dira.

*

Depuis la fin de la guerre froide, la Russie a vu son espace d'influence stratégique rongé par les initiatives des Etats-Unis qui ont su utiliser à leur profit certains leviers européens. Poutine a choisi de mettre fin à cette érosion. Sur le dossier Ukrainien, les intérêts stratégiques de l'Europe divergent de ceux des Etats-Unis, outre les sanctions qui coûtent presque autant à l'Europe qu'à la Russie alors qu'elles ne touchent en rien le commerce extérieur des Etats-Unis. Enfin et surtout, Européens et Etats-Unis ont tout à intérêt à concentrer leurs forces contre le terrorisme islamique. C'est l'adversaire premier. Egalement concernée par cette guerre contre le radicalisme islamique, la Russie serait un allié de poids.

 Pierre ZAMMIT, 

[1] Madame Hélène Carrère d'Encausse lors de son audition par la commission des Affaires étrangères du Sénat le 2 février 2015 (http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20150202/etr.html#toc2)

[2] En 2000, ayant eu à "travailler" dans cette région (Kosovo, Macédoine et Grèce), j'ai pu constater la force du lien religieux orthodoxe et l'antipathie (allant jusqu'à l'expression physique) que le sigle Otan suscitait en Grèce après le démantèlement de la Serbie et la création de l'Etat du Kosovo. L'antagonisme local entre Macédoine et Grèce rendait la chose nettement moins sensible en Macédoine.

Source : Pierre Zammit