LIBRE OPINION : La transe ukrainienne : dangereuses émotions et pannes de la raison.

Posté le vendredi 22 août 2014
LIBRE OPINION : La transe ukrainienne : dangereuses émotions et pannes de la raison.

« Les Etats n’ont pas d’amis ils n’ont que des intérêts », disait Charles de Gaulle dans un accès de réalisme. La vision un peu cynique du Connétable se voulait aussi rationnelle et pragmatique. Mais peu de choses le sont et le furent dans la crise ukrainienne. Ce que certains présentent comme la poursuite des intérêts stratégiques russes, américains ou européens n’est en réalité qu’une somme de faiblesses, de passions et de vertiges qui ont tout à voir avec la peur, l’abandon, la nostalgie, le désir et la rivalité de puissance, autant de  manifestations bien plus émotives que rationnelles.

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Le poids de l’irrationnel. 

La pesante évidence d’une Europe en situation cataleptique qui n’est dans l’intérêt pragmatique de personne, est le résultat d’un abandon collectif irrationnel de nos intérêts stratégiques à la suite d’un conflit européen commencé en 1914 et terminé en 1945, où les manifestations de folie furent plus nombreuses que celles de la raison  ; les provocations dangereuses des très grosses et très peu subtiles « rangers » américaines qui, en pleine montée de crise ukrainienne, avaient conduit Mme Victoria Nuland chargée de l’Europe au Département d’Etat à éructer à son ambassadeur à Kiev : « Fuck the EU », ont tout à voir avec l’émotion pathologique de puissance et pas grand chose avec la maîtrise rationnelle.

Au passage, l’entrisme brutal de Washington et de l’Alliance atlantique dès le milieu des années 90 à l’est de l’Europe, n’avait pas pour objet d’empêcher la renaissance bien improbable du pacte de Varsovie, mais de trouver un rôle à l’OTAN, qui venait de perdre sa principale raison d’être. L’agitation atlantique sur les marches de la Russie eut comme effet collatéral de promener un chiffon rouge sous les yeux de Poutine et d’humilier Moscou. Là aussi l’activisme grossier du Pentagone et de la Maison Blanche était très éloigné d’une politique rationnelle construite sur le long terme. Uniquement articulée autour du sentiment de puissance, à moins qu’il ne s’agisse de la peur du déclin, la dangereuse effervescence otanienne s’est tout de même poursuivie jusqu’en 2008. Elle fut une des racines parmi beaucoup d’autres de la crise actuelle.

Dernière réalité très éloignée du pragmatisme rationnel de Charles de Gaulle : les émotions de l’ancien fonctionnaire du KGB qui surfe sur sa nostalgie de l’URSS, probablement à des fins de politique intérieure et dont on peut douter qu’elles soient, contrairement à ce que raconte la propagande, dans l’intérêt de la Russie telle qu’elle est aujourd’hui, géant au pied d’argile dont la situation socio-économique est dangereusement affaiblie.

Après trois quart de siècles où l’idéologie communiste – merveilleux arbre qui n’aura jamais donné que des fruits malades - prit le pas sur la raison, laissant le pays et en particulier l’Ukraine et son agriculture en complète déshérence détruits par des catastrophes humanitaires de très grande ampleur provoqués par le régime, aggravées le 26 avril 1986 par le désastre de Tchernobyl dont les conséquences humaines, écologiques et économiques n’ont pas toutes encore été mesurées, la Grande Russie aurait eu besoin de tout autre chose que les constants bras de fer de Poutine cherchant à recréer un empire perdu.

On peut toujours rêver d’une humanité capable de freiner ses émotions et d’agir en tenant compte des leçons du passé.

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Une grande occasion manquée.

Le rapprochement commercial avec l'UE qui n'était pas une annexion à l'Europe, était voulu par l’Ukraine qui souhaitait être membre de l’Union depuis 1994, date à laquelle Bruxelles avait signé avec Kiev un traité d’association, assorti d’un accord commercial en 1999 qui, du fait des réticences européennes, ne sera finalisé qu’en 2012. Le projet d’accord de Vilnius n’était pas non plus une intégration à l’UE. Il faisait partie du « partenariat oriental » proposé par Bruxelles à 5 autres anciens pays de l’ex URSS : l'Azerbaïdjan, l'Arménie, la Biélorussie, la Géorgie, la Moldavie. Cette association pouvait précisément constituer un contrepoids à la Maison Blanche et aurait pu rationnellement intéresser Moscou. Mais Poutine, obsédé par son désir de retour d’empire cherchait l’affrontement par prestige personnel et calcul domestique. Il l’a fait capoter en partie pour évacuer ses problèmes socio-économiques internes.

 Si le maître du Kremlin qui se maintient au pouvoir par la « grosse ficelle » d’une tactique politique digne de ses origines, avait été moins manichéen, il aurait pu lui aussi chercher à s’associer au partenariat proposé par l’UE en négociant en position de force grâce au gaz et au pétrole, dans le cadre d’un vaste projet d’énergie eurasiatique auquel on aurait pu associer la Chine, elle aussi en quête désespérée d’énergie. Par cette manœuvre qui plaçait les Etats-Unis en porte à faux et aurait pu avoir un salutaire effet pédagogique pour Madame Nuland et à laquelle nous et l’Europe aurions pu adhérer, la Russie aurait véritablement joué son rôle de grande puissance, trait d’union entre l’Europe et l’Asie, sa vocation stratégique ancestrale comme l’indique le symbole russe de l’aigle à deux têtes adopté par la Russie il y a plus de 5 siècles.

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Toutes les transes de l’affaire ukrainienne montrent que les élites russes et européennes, sans parler des américaines ont une vision très étriquée du monde calibrée par le passé, les rapports de forces et l’émotion, plutôt que par leurs intérêts bien calculés.

Alors que l’occasion se présentait de créer un vaste ensemble énergétique très dynamique, contrepoids à l’entrisme du Département d’Etat, on se retrouve encore une fois : 1) au bord de la guerre avec des bruits de ferraille russes, de l’OTAN et des américains, seuls arguments de la Maison Blanche en dehors du Partenariat Transatlantique qui est un diktat des grands groupes américains ; 2) une Russie ulcérée et très inquiète en partie de sa faute ; 3) un rapprochement Moscou – Pékin anti occidental et 4) nous-mêmes embringués  par dessus le marché dans une mouvance occidentale articulée autour de la plus grande alliance militaire de tous les temps dont la subtilité très aléatoire bride notre liberté d’action.

Jolie manœuvre, où on ne voit nulle part l’intérêt rationnel, mais partout quelques uns des sentiments qui toujours ont aveuglé les hommes et les ont précipités vers des catastrophes.

François TORRES août 2014

 

Source : François TORRES