LIBRE OPINION : Les Légions dangereuses

Posté le vendredi 22 août 2014
LIBRE OPINION : Les Légions dangereuses

Le « nouvel Irak » est depuis onze ans une source permanente de « surprises stratégiques », depuis l’apparition de la guérilla sunnite de 2003 contre la présence américaine jusqu’à son changement d’alliance à la fin de 2006, en passant par les pulsions de l’armée de Mahdi jouant tour à tour de la révolte armée et de la prise de contrôle souterraine des rues de Bagdad. Autant de « cygnes noirs » agissant pendant comme révélateurs soudains des évolutions cachées des rapports de force, que les troupes américaines et celles du gouvernement irakien se sont efforcés à chaque fois de réduire avec plus ou moins de succès.

Le monopole étatique de la violence a été à peu près rétabli en 2008. Il s’est ensuite effrité au rythme de sa personnalisation croissante. Le Premier ministre Maliki s’est arrogé la direction de la police et de l’armée laissant à son fils celle des forces spéciales de sécurité, nouvel avatar des anciens services de Saddam Hussein, tandis que les unités militaires de Bagdad, les plus puissantes, sont devenues la nouvelle Garde républicaine. Les miliciens sunnites du Sahwa, sauveurs des Américains, ont été abandonnés à leur sort et les Peshmergas kurdes, à la fois alliés et menace, ont reçu le moins d'aide possible de Bagdad. La superposition de ce fractionnement sécuritaire, laissant les unités de l'armée irakienne les plus faibles à la marge du territoire, et du renouveau de la division politico-confessionnelle ont ainsi créé les conditions d’une nouvelle surprise stratégique. Celle-ci a pris la forme de l’invasion de la première vraie armée proto-étatique sunnite, celle de l’Etat islamique en Irak et au Levant, ou Daech.

Forte sans doute d’environ 10 000 combattants, l’armée de l’Etat islamique a adopté le modèle désormais classique d’une infanterie mobile montée sur picks-up, parfois d’origine américaine, et centrée autour de ses mitrailleuses lourdes et de quelques mortiers légers. Elle dispose aussi désormais de quelques véhicules blindés et pièces d’artillerie pris à l’armée irakienne mais cet arsenal reste marginal, la vraie force de l’armée de l’EIIL reste avant tout la motivation de ses membres. C’est elle qui, associée au milieu urbain, permet de résister aux forces les plus sophistiquées. En 2003, les divisions mécanisées de Saddam Hussein s’étaient rapidement effondrées devant l’armée américaine et Bagdad avait été prise en quelques jours. Un an plus tard, ces mêmes Américains mettaient neuf mois pour reprendre Falloujah, tenus par quelques milliers de combattants armés de Kalashnikovs et de lance-roquettes des années 1960.

L’armée de Daech, c’est la force de Falloujah, ou celle qui a affronté les Français au Mali en 2013, multipliée par trois ou quatre, unie et rendue suffisamment mobile pour renouer avec les raids de bédouins et frapper à tous les coins du Sunnistan irakien et parfois au-delà. La division irakienne présente à Mossoul a été la première victime de cette nouvelle force, livrant par son effondrement soudain, des ressources considérables à l'EIIL et la vallée du Tigre jusqu’à Bagdad. Il manque cependant à l’armée de l’Etat islamique une qualité essentielle, la quantité, et cela l’empêche de fait de s’emparer et surtout de tenir des villes dont la population est suffisamment hostile pour armer des défenseurs aussi motivés que les Islamistes.

C’est là que l’EEIL atteint ses limites militaires. En l’état actuel des forces, Daech est incapable de s’emparer de Bagdad et même semble-t-il de villes comme Samarra, un des lieux saint du chiisme. Son armée est une troupe de guerriers nomades courant d’un point à l’autre des provinces irakiennes, de Diyalah à Anbar, conquérant au passage quelques cités, pourchassant les impies et tentant d’établir un ordre socio-politique, multipliant ainsi les frayeurs, les indignations et les ennemis.

Le dernier acte à ce jour de ce Jihad tourbillonnant est l’attaque du Kurdistan irakien. C’est à nouveau une surprise et même une double surprise.  Stratégique d’abord car on ne voit pas très bien quel intérêt politique l’Etat islamique avait à s’attaquer aux Kurdes et à réintroduire par la même occasion les Américains dans le paysage militaire. La logique qui conduit l’organisation n’est peut-être simplement pas politique et, comme Hitler envahissant l’URSS, obéit-elle à des fantasmes racistes ou religieux. A long terme c’est suicidaire et donc à court terme c’est surprenant.  Surprise tactique ensuite, car on imaginait les Peshmergas- les combattants kurdes – plus à même de résister à l’attaque des Islamistes. L’armée du gouvernement autonome avait jusque-là non seulement tenu tête à Saddam Hussein mais elle avait aussi réussi, pendant la présence américaine, à préserver les provinces kurdes de la guérilla sunnite. Cette armée n’avait cependant jamais eu affaire à une force organisée de cette mobilité, de cette ampleur et de cette motivation qui a pu concentrer par surprise assez de forces pour menacer Erbil, la capitale. Mais l’EIIL ne prendra pas Erbil. Les Peshmergas ont pu regrouper assez de moyens pour contre-attaquer et rependre une partie du terrain perdu. Les frappes américaines les y ont aidé, non pas tant par leur effet direct mais plutôt par la menace qu’elles font peser et qui placent les forces ennemies dans la contradiction entre la dispersion nécessaire, pour éviter d’être frappé par les airs, et la concentration indispensable pour l’emporter au sol. Quant à l’assistance matérielle promise, elle est sans doute plus symbolique que véritablement utile.

Pour l’instant donc, l’EIIL bénéficie d’un outil tactique excellent mais au service d’une stratégie désastreuse multipliant les ennemis sans grand bénéfice sur le terrain. Si l’organisation ne se transforme pas à nouveau, à la manière des Taliban qui ont réussi à passer d’une milice religieuse brutale à une guérilla capable de contrôler intelligemment la population, elle est condamnée. Déjà des forces souterraines se mettent en œuvre pour y mettre fin par un nouveau basculement. Celui-ci peut venir à nouveau des sunnites, comme en 2007 lorsqu’Al-Qaïda en Irak leur était devenu odieux, des Kurdes, jusqu’à ce qu’ils apparaissent à leur tour comme trop puissants, ou, ce qui serait sans doute préférable, de Bagdad avec un nouveau gouvernement de nouvelles habitudes politiques. Ce processus peut prendre des années avant de basculer en avalanche stratégique mais il est inexorable.

Auteur : Colonel Michel GOYA Source : La Voie de l’épée,

 

Source : La Voie de l'Epée