LIBRE OPINION d'Arnaud TEYSSIER: "Plus on parle de transparence, plus la méfiance s'installe"

Posté le lundi 05 juin 2017
LIBRE OPINION d'Arnaud TEYSSIER:   "Plus on parle de transparence, plus la méfiance s'installe"

L'historien, spécialiste reconnu de Richelieu, explique la conception de la morale publique en vigueur à l'âge classique et s'inquiète de l'engouement actuel pour la transparence.

 

LE FIGARO. On a le sentiment d'une confusion grandissante entre morale publique et morale privée. Est-ce récent ?

Arnaud TEYSSIER. - Les Français ont toujours été attentifs ou suspicieux envers l'intégrité des milieux dirigeants, dès lors qu'il y avait présomption de mélange des genres, ou des cassettes. Les mouvements d'opinion ou les manifestations médiatiques d'aujourd'hui sont sans commune mesure avec la virulence des campagnes qui ont marqué, par exemple, les débuts de la IIIe  République - du scandale des décorations, monnayées en masse par le gendre du président Grévy, au scandale de Panama et à la dénonciation des "chéquards". En revanche, ce qui paraît peut-être nouveau, c'est la volonté des personnalités publiques d'exposer une partie - choisie - de leur vie privée comme un atout de communication. Du coup, les frontières entre public et privé sont devenues totalement poreuses. C'était ouvrir la boîte de Pandore…
 
Vous avez écrit sur Richelieu, théoricien de la raison d'État, soit la primauté de la politique sur la morale. Les grands hommes politiques doivent-ils être des saints ?

Richelieu n'était pas un saint - même s'il resta toute sa vie un prêtre d'une foi authentique et active -, mais il est mort l'esprit apaisé, certain qu'il "n'avait eu d'autres ennemis que ceux de l'État". Richelieu ne jugeait pas du tout que le prince ou ses ministres dussent s'affranchir de la morale au nom de la politique.
Il considérait, au contraire, que ceux qui gouvernent doivent se soumettre à une morale publique qui est bien plus exigeante que la morale privée. "Ceux qui se sauveraient comme personnes privées se damnent parfois comme personnes publiques", écrit-il à Louis XIII. En clair, lorsqu'on gouverne les hommes, on ne saurait se contenter de la simple morale de l'homme privé : s'abstenir de faire du tort à ses voisins, vivre paisiblement en bon chrétien ou bon citoyen, attentiste sinon attentif. Tout cela est bel et bon, mais très inférieur aux devoirs qui incombent aux élites dirigeantes.
Avoir la charge d'une collectivité humaine exige par-dessus tout de protéger ses intérêts en prenant souvent des décisions difficiles. Ainsi, le prince qui redoute de trancher et laisse les intérêts individuels ou ceux des groupes de pression se réguler par le simple jeu des rapports de forces sauverait peut-être son âme s'il était un simple particulier. Mais dès lors que l'intéressé appartient à l'élite dirigeante, il doit être pleinement "dans sa charge", gouverner fermement, sinon il est sûr de se damner.
 

Cela signifie-t-il qu'on peut s'enrichir personnellement tout en servant l'État, comme l'a fait Richelieu ?


Évitons les anachronismes quant à la richesse de Richelieu : due à l'accumulation des revenus attachés aux très lourdes charges publiques qui composaient la substance même de son gouvernement, elle ne devait rien aux malversations, et moins encore à la perspective - irréalisable pour ce bourreau de travail et cet homme de foi - de jouir des richesses accumulées. Il s'en est surtout servi pour le bénéfice de l'État, ou pour de grands travaux d'architecture destinés à la grandeur de Dieu et du royaume. À l'époque, de surcroît, la frontière entre fortune privée et patrimoine public était très poreuse, et pas toujours dans le sens que l'on croit : il est arrivé que le cardinal paie lui-même pour des opérations que le roi n'était ponctuellement pas en état de financer.
Dans son Testament politique, Richelieu parle beaucoup de la "probité" de l'homme public, qui, selon lui, doit être une probité "active". Il est réaliste et parle en homme de son temps, mais reste clair : "Elle n'empêche pas, écrit-il, qu'un homme ne puisse faire ses affaires en faisant celles de l'État. Mais elle lui défend seulement d'y penser au préjudice des intérêts publics, qui lui doivent être plus chers que sa propre vie."
 

Un autre Richelieu serait-il possible aujourd'hui ?


C'est la part du rêve. De Gaulle s'inscrivait assurément dans son sillage lorsqu'il a voulu resacraliser la fonction présidentielle par le suffrage universel, et restaurer la puissance de l'État.
 

L'impératif de la "transparence" est-il contraire à la tradition française en matière de morale publique ?


Plus on parle de transparence, plus, légitimement, la méfiance s'installe. Le pouvoir n'a pas à être transparent, et moins encore à se proclamer comme tel. Il doit rendre des comptes dans le cadre des institutions, mais il doit aussi être distant, doit gouverner, donc souvent négocier, et pratiquer, dans des cas limités, un certain "secret des affaires".
La morale publique si exigeante définie par Richelieu suppose de privilégier de manière absolue les intérêts publics, surtout en période de crise grave, contre les curiosités privées. Doit-on même parfois mentir au peuple ? Ponctuellement, sans doute, si c'est pour le salut de la société. S'il s'agit, par exemple, d'éviter une panique générale et autodestructrice, c'est une évidence.
 

Il semble que l'opulence des puissants soit insupportable à nos contemporains…


Ce n'est pas nouveau, mais plutôt le symptôme de la crise profonde de confiance dans les institutions que connaît notre pays depuis une vingtaine d'années. Le caractère massif du vote blanc et de l'abstention, les quelque onze millions d'électeurs de Mme Le Pen au second tour de l'élection présidentielle confirment ce que nous voyons s'affirmer depuis de longues années. Et ce ne sont pas de simples arrangements d'appareils qui suffiront à répondre à cette crise, dont l'une des manifestations est en effet une intolérance croissante devant les affaires. Mais on trouve plus profondément, à l'aplomb de ce malaise, le sentiment d'abandon économique, social, territorial, qu'éprouve une partie de la population française et qu'ont si bien décrit, à des titres divers, Marcel Gauchet, Jean-Pierre Le Goff et Christophe Guilluy.
La force des inégalités peut conduire à réprouver une forme d'opulence.
Mais le sentiment que le politique est impuissant, indifférent, ou idéologiquement informe, commande tout. "Dans ce monde politique ainsi composé et ainsi conduit, ce qui manquait le plus, surtout vers la fin, c'était la vie politique elle-même", écrivait Tocqueville sur les derniers jours de la monarchie de Juillet - un régime qui avait été pourtant prospère, pacifique et libéral.

 

Arnaud TEYSSIER

 

Ancien élève de l'École normale supérieure, Arnaud Teyssier a en particulier publié "Richelieu. L'aigle et la colombe" (Perrin, 2014, 526 p) et "Charles Péguy. Une humanité française" (Perrin, coll. Tempus, 2014, 384 p)

 

Source : Le Figaro