LIBRE PROPOS de Dov ZERAH : La Turquie, «l’homme malade de l’Europe».

Posté le dimanche 07 août 2016
LIBRE PROPOS de Dov ZERAH : La Turquie, «l’homme malade de l’Europe».

MARDI 2 AOUT 2016

 

Le 15 mars dernier, j’appelais votre attention sur la Turquie, « l’homme malade de l’Europe » pour reprendre une expression de 1853 du Tsar Nicolas 1er.

 

Dans l’impossibilité de se réformer la Turquie va perdre la 1ère guerre mondiale et son empire, comme ses alliées l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie. Cette première guerre mondiale a sonné le glas des Empires continentaux : Allemagne, Autriche-Hongrie, Russie et Turquie.

 

Mustafa Kemal Atatürk a alors entrepris une transformation radicale du pays, et le faire entrer dans la modernité, dans le XXème siècle. La doctrine kémaliste repose sur six principes fondamentaux, les « six flèches » :

  • un Etat républicain qui a assuré le passage de l’Etat multinational ottoman en un Etat –nation turc. La Turquie est ainsi devenue une République constitutionnelle, démocratique et laïque ;
  • des accents populistes avec le refus de la lutte des classes et des privilèges ;
  • une laïcité « à la française » avec la préoccupation d’empêcher la religion de s’immiscer dans la vie publique, et la promotion des droits pour les femmes ;
  • une démarche révolutionnaire sans aucune possibilité de retour en arrière, avec pour modèle la révolution française ;
  • un nationalisme exacerbé ;
  • une recherche de la modernité avec une économie dirigée par l’Etat.

 

Le pouvoir islamo-conservateur de Recep Tayyip Erdogan n’a cessé depuis son arrivée en 2002 de remettre en cause le kémalisme, avec des atteintes régulières à la démocratie, aux droits de l’homme, à la liberté de la presse, des manifestations du culte de la personnalité, des intrusions régulières de la religion dans le champ politique…

 

L’acte de décès du kémalisme est en train d’être écrit avec les réactions d’Erdogan à la suite de la tentative de coup d’Etat du 15 juillet qui n’en finit pas de produire des conséquences…Purge, grand ménage, chasse aux sorcières, coup de balai, grand nettoyage…Plusieurs centaines de morts, plusieurs milliers de blessés. Les fonctionnaires, les enseignants, les universitaires, les gouverneurs, les militaires, les policiers, les gendarmes, les magistrats, les juges, les conseillers d’Etat, les membres de la Cour constitutionnelle…sont arrêtés, placés en détention, gardés à vue, voire licenciés. 60 000 personnes seraient concernées

 

Au-delà de la volonté d’Erdogan de supprimer tous les partisans de son ancien allié, l’Imam prédicateur Fethullah Gülen, il profite de la situation pour éliminer toute opposition civile, militaire, et même économique, de droite comme de gauche, laïque ou religieuse…Toutes les listes étaient prêtes au point de se demander si le coup d’Etat n’était pas un coup monté, un piège.

 

Toutes les sphères de la société turque sont touchées : des médias dont les licences ont été retirées, des cartes de presse ont été invalidées, des entreprises sont également touchées.

 

Confronté au terrorisme, à la guerre, et maintenant à la dictature, la perception de la situation économique s’est dégradée et a conduit Standard and Poors a abaisser le 20 juillet la note de la Turquie de BB+ à BB, et placé le secteur bancaire sous perspective négative. La censure s’est manifestée au point que la banque centrale a demandé aux banques commerciales copie des analyses macroéconomiques adressées à leurs clients pour éviter par ce biais là toute critique ou suspicion.

 

Nous assistons à une véritable concentration du pouvoir entre les mains d’Erdogan, vrai « despote oriental », au sens où le décrivait Karl Marx, un chef d’Etat contrôlant tous les pouvoirs, politique, économique, culturel, religieux…C’est l’objectif du projet de révision constitutionnelle visant à mettre en place une « hyperprésidence ».

 

Ce qui se passe en Turquie depuis le 15 juillet s’apparente à une nouvelle nuit des longs couteaux.

 

Faisons un petit rappel historique. Pour s’attirer les faveurs des milieux conservateurs et de la hiérarchie militaire, Himmler, Heydrich et Göring inventent de toutes pièces un coup d’Etat et l’imputent à Ernst Röhm qui dirigeait la SA, la Sturmabteilung. En réaction, Hitler et les nazis vont se débarrasser de cet encombrant allié qui souhaitait que l’avènement d’Hitler se décline avec une véritable révolution sociale. La nuit des longs couteaux a lieu essentiellement entre le vendredi 29 et le samedi 30 juin, même si elle s’est prolongée jusqu’au lundi 2 juillet. Les victimes se comptent par centaines, deux, trois, plus, et concernaient aussi certaines figurent de la droite catholique.

 

Mais vous aurez noté le changement d’échelle entre quelques centaines et des dizaines de milliers, le changement de nature entre l’élimination d’opposants politiques et la mise à l’écart de personnes de tous les secteurs de la société…

 

Les événements turcs vont placer l’Europe face à de nouveaux défis :

  • la suspension de l’application de la convention européenne des droits de l’homme, ainsi que la perspective du rétablissement de la peine de mort écartent un peu plus le régime islamo-conservateur du modèle européen. Va-t-on maintenir longtemps la fiction des négociations d’adhésion ?
  • déjà confronté au terrorisme islamique de DAESH et au mouvement national kurde, les purges conduites dans l’armée et la police affaiblissent le dispositif sécuritaire et peuvent entraîner une recrudescence des attentats
  • les situations politique et économique vont inciter de nombreux turcs à quitter leur pays et à tenter de s’installer en Europe
  • Que va devenir l’accord récent d’une aide de 6 Mds€ pour le retour ou le maintien des réfugiés syriens en Turquie. Pour atténuer les difficultés économiques prévisibles, le régime turc pourrait se servir des migrants moyen-orientaux pour obtenir des avantages de l’Europe comme la libéralisation des visas d’entrée en Europe.
  • plus généralement, le régime pourrait être engagé dans une spirale dangereuse…Elle pourrait notamment le conduire à s’ériger en défenseur de tous les migrants musulmans installés en Europe

 

La liste des conséquences n’est pas exhaustive. Elles dénotent néanmoins l’ampleur du défi lancé à l’Europe par ce grand voisin.

 

De son côté, l’OTAN va se trouver confrontée au dilemme entre le respect de ses prérequis démocratiques et ne pas en tenir eu égard l’importance géostratégique de la Turquie, et notamment de la base d’Incerlik.

 

L’Occident risque une nouvelle fois d’adopter une réalpolitique et mettre sous le boisseau la défense de ses idéaux démocratiques et la défense des droits de l’homme.

 

Nous assistons à la fin du kémalisme, et à l’affirmation d’un vrai Etat islamique, autrement plus dangereux que celui de DAESH, mais tout aussi inquiétant que celui mis en place, il y a maintenant près de trente ans, en Iran. Heureusement que pour le moment ces deux Etats islamiques s’opposent à cause de la Syrie. Mais qu’en serait-il demain s’ils faisaient alliance ?

 


Dov ZERAH(1)

  1. (1)   Conseiller maître à la Cour des Comptes, ancien directeur général de l'Agence Française de Développement, spécialiste de l'Afrique et auditeur de l'IHEDN

 

Source : Dov ZERAH