LIBRE PROPOS du Général (2s) Gilbert ROBINET : La guerre ? La norme ! La paix ? L’exception !

Posté le lundi 29 août 2016
LIBRE PROPOS du Général (2s) Gilbert ROBINET : La guerre ? La norme ! La paix ? L’exception !

Nos responsables politiques ne cessent de nous répéter que la guerre contre le terrorisme sera longue. Cela laisse sous-entendre qu’elle aura, un jour, une fin. Or, il est temps, au contraire, de se faire à l’idée que la guerre ne cessera jamais et qu’il faut apprendre à vivre avec pour vivre mieux.

Contrairement à ce que l’intuition nous amène à croire, la guerre et la paix n’ont pas toujours été distinctes l’une de l’autre. On peut même se demander si, au cours de l’Histoire, la guerre a été l’exception ou, au contraire, la norme. Cette question est fondamentale, car de notre capacité à tracer une ligne claire entre guerre et paix dépendent les droits des Etats et des individus. En effet, bien des actes considérés comme inacceptables ou illégaux en temps de paix deviennent tolérables voire encouragés en temps de guerre.

Si l’on embrasse l’histoire de l’humanité, force est de constater que, le plus souvent, la guerre a été la norme et la paix l’exception. L’historien militaire britannique Michel Howard écrit : Les preuves archéologiques, anthropologiques et toutes les preuves documentaires qui ont survécu indiquent que la guerre, le conflit armé entre groupes politiques organisés, a été la norme universelle dans l’histoire humaine[1]. Pour ne regarder qu’eux, les XVe, XVIe, XVIIe et  XVIIIe siècles ont été marqués par une succession de conflits, ponctuée moins souvent de périodes de paix que d’affrontements d’intensité variable. En remontant plus encore  dans le temps, le constat est le même.

Le XIXe siècle, quant à lui, a débuté en Europe avec les guerres napoléoniennes qui durèrent plus de dix ans et tuèrent plus de 3 millions de personnes. Aux Etats-Unis, la guerre de Sécession, fit périr quelque 2% de la population américaine en cinq ans. Ce siècle fut rongé par les conflits : des soulèvements en Serbie et en Grèce à la guerre de Crimée en passant par les guerres d’unification italienne.

 

Quant au siècle qui suivit, il se distingua tout particulièrement avec ses deux guerres mondiales causant la mort de dizaines de millions de personnes, sans oublier les nombreux conflits qui ont ravagé plusieurs régions d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. Même les États-Unis, que l’on estime à l’abri grâce à leur situation géographique, ont été dans un état de guerre quasi-constant pendant tout le XXe siècle. En effet, ils furent non seulement concernés par les deux guerres mondiales, mais aussi par celles de Corée et du Vietnam et par de  nombreux autres conflits entre 1900 et 2000.

 

Pourquoi le XXIe siècle serait-il différent des autres? Déjà, ses quinze premières années ont  vu des coalitions occidentales mener deux guerres de haute intensité, l’une en Irak et l’autre en Afghanistan, au sol et en ayant recours massivement à leurs forces aériennes. Puis, à l’aide cette fois, (officiellement toutefois),  de ces  seules forces aériennes, ce furent les opérations menées en Libye et désormais en Syrie et toujours en Irak. La France, quant à elle, fut partie prenante en Afghanistan et en Lybie et multiplie aujourd’hui ses interventions en engageant ses armées simultanément sur de (trop)  nombreux théâtres, en Afrique, au Moyen-Orient et même sur son propre territoire, en métropole comme Outre-mer (Guyane). Par ailleurs, sur ces théâtres, comme sur d’autres théoriquement clos comme l’Afghanistan,  des opérations spéciales sont menées par les Occidentaux pour éliminer des ennemis désignés, mais aussi dans une dizaine d’autres endroits, du Pakistan au Yémen en passant par la Somalie ou les Philippines. Les drones sont également utilisés dans ces opérations.

 

L’émergence de l’État islamique nous rappelle que tuer la guerre pour récolter « les dividendes de la paix »   est plus facile à dire qu’à faire et que, comme l’a écrit Platon : Seuls les morts ont vu la fin de la guerre. L’idée rassurante que seuls les États ont le monopole de la violence est aujourd’hui dépassée. Les technologies utiles à la guerre, pas seulement les armes, mais aussi tout ce qui concerne la médiatisation et la confidentialité des communications[2] sont désormais largement disponibles et l’on peut facilement diffuser  sur YouTube et Twitter les images les plus barbares susceptibles de créer de l’émulation. 

 

Lorsque la guerre se déroule dans un espace et un temps définis et qu’elle implique un groupe d’acteurs clairement identifiés, les sociétés concernées tolèrent qu’une violence quasiment sans borne soit exercée, y compris sur des populations civiles, comme ce fut le cas lors des bombardements massifs sur les villes allemandes en 1944, les cités normandes lors du débarquement ou encore sur Hiroshima et Nagasaki. Mais aujourd’hui, les menaces résistent à tous les efforts de catégorisation. En effet, dans une guerre qui se déroule d’une part contre des réseaux terroristes diffus, on ne peut mettre en avant la notion de limites géographiques et d’autre part  contre des organisations en constante mutation qui dépêchent des acteurs d’un endroit à un autre, il ne  peut y avoir d’ennemis clairement identifiés.

 

Pourtant, les institutions ou les lois destinées à protéger les droits des individus dans un État de droit en empêchant l’exercice arbitraire ou abusif du pouvoir reposent sur l’idée que nous pouvons facilement faire la différence entre la guerre et la paix. Il est donc temps de cesser de nous appuyer sur un tel concept. En effet, dès lors qu’il devient, de fait, de plus en plus difficile de distinguer la guerre de la paix, nous courons le risque de constater, peu à peu,  l’érosion de ces droits à travers des mesures dites d’exception prises  au coup par coup

 

Pour parer à ce danger, il n’y a qu’une alternative. Soit on s’efforce de faire rentrer à nouveau la guerre dans « sa case » en  rejetant en bloc le paradigme de la guerre appliqué au terrorisme. Ainsi on obtient  de facto, avec la paix  intellectuellement retrouvée, un retour au cadre de la loi « normale ». C’est cette thèse que prônent les défenseurs des droits individuels et de l’État de droit. Soit, au contraire, on commence enfin à mettre au point une politique visant à réglementer l’espace qui existe entre les notions de guerre totale et de paix totale en reconnaissant que ce sont là deux états de fait très rares et en acceptant l’idée  qu’un état intermédiaire aux contours mal définis sera  probablement la norme pour de nombreuses années, voire  qu’il l’a toujours été.

 

Aujourd’hui, les drones tueurs, essentiellement utilisés par les Américains, illustrent parfaitement le flou qui règne dans cet entre-deux. Si l’on admet que les  États-Unis sont en guerre contre Daech et ses associés et qu’une frappe de drone américain tue un individu suspecté d’être un terroriste «combattant», la mort de cette personne est considérée comme légale en vertu de la loi américaine des conflits armés. Si, par contre, on ne reconnait pas  que les États-Unis sont «en guerre», le même acte devient une exécution extrajudiciaire ou, pour le dire plus crûment, un assassinat.

 

En temps de guerre, les Conventions de Genève permettent d’emprisonner les combattants ennemis pendant toute la durée du conflit et même des civils peuvent être détenus indéfiniment pour «raisons impératives de sécurité». De même, les communications privées peuvent être légalement restreintes ou interceptées, les propriétés privées peuvent être fouillées, etc., toutes choses illégales en temps de paix. Il doit, cependant, y avoir une alternative sous la forme de lois ou d’institutions qui reconnaissent que certains types de menaces imposent des mesures rigoureuses en matière, par exemple, de surveillance des individus.

 

Pour empêcher l’arbitraire, les erreurs et les abus, on pourrait imaginer, en France, une instance regroupant des émanations de l’exécutif et du législatif et qui aurait le pouvoir de prendre les mesures exigées par les circonstances dans un cadre spatio-temporel fixé. Ce pourrait être, par exemple, un organe du type conseil de Défense et de Sécurité nationale[3] entouré par un comité composé de vingt députés, dix de la majorité et dix de l’opposition, dont les décisions prises en commun auraient force de lois.

 

Depuis les années 1990, en Bosnie, les armées françaises sont engagées dans de véritables conflits et pourtant notre politique publique repose sur l’idée fausse qu’il s’agit, à chaque fois,  d’une situation exceptionnelle. En abandonnant l’idée que la guerre est forcément limitée dans le temps et dans l’espace, nous pourrions faire évoluer calmement notre droit et notre politique et faire ainsi en sorte qu’ils ne soient plus suspendus  à la reconnaissance d’un état d’exception sous la forme, par exemple,  d’un pseudo « état d’urgence ». Le temps de guerre est devenu notre unique temporalité et, par conséquent, un temps dans lequel notre politique doit fonctionner.

 

Gilbert ROBINET

 

 


[1] Michel Howard (né en 1922) in L'Invention de la paix et le retour de la guerre – Editeur : Buchet-Castel-Collection « Au fait » - 2004.

 

[2] Ainsi, les djihadistes utilisent pour communiquer Telegram Messenger  qui est une  application de messagerie  sécurisée hébergée sur le cloud.

[3] Le conseil de Défense et de Sécurité nationale (CDSN) (anciennement conseil de la Sécurité intérieure ) est une structure interministérielle devenue, depuis 2002, une sorte de conseil des ministres  restreint présidé par le président de la République. Renommé ainsi en 2010, il a repris également, à cette date, les missions du conseil de Défense et a désormais pour but de fixer les objectifs et de coordonner la politique de sécurité et de défense.

 

 

 

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Source : Général (2s) Gilbert ROBINET