STRATÉGIE MILITAIRE : Quelle stratégie militaire pour les temps d'incertitude ?

Posté le lundi 25 avril 2016
STRATÉGIE MILITAIRE : Quelle stratégie militaire pour les temps d'incertitude ?

À la guerre, "la clé du succès consiste à trouver le moyen de favoriser la  meilleure solution locale", explique le général Benoît Durieux.

 

Une quinzaine de stagiaires du Centre des hautes études militaires (CHEM), tous destinés à exercer dans l'avenir les plus éminentes fonctions dans les armées, publient un ouvrage collectif titré La Guerre par ceux qui la font. Stratégie et incertitude (Le Rocher, 365 pages, 22 euros). Ils sont français, mais aussi allemand, britannique et italien. La publication de ces travaux est introduite par le directeur du CHEM, le général de brigade Benoît Durieux, grand spécialiste du stratège Carl von Clausewitz, l'auteur du fameux Vom Kriege (de la guerre), toujours étudié par les officiers d'aujourd'hui. Benoît Durieux a accepté de revenir sur les thématiques abordées dans sa préface. Entretien.

 

Le Point.fr : Le mot terrorisme n'est pas présent dans votre préface. N'est-ce pas, à vos yeux, une réalité inquiétante, qui d'ailleurs modifie actuellement les missions des armées françaises ?

Le général Benoît Durieux : Le mot court le risque d'être vidé de son sens, usé à force d'être trop utilisé. Il y a pourtant beaucoup de différences entre l'insurgé afghan qui se bat pour sa vallée, le candidat européen au djihad radicalisé sur Internet, l'ancien cadre du régime de Saddam Hussein pris dans le conflit entre sunnites et chiites et les terroristes au sens strict que sont les auteurs des attentats du 11 septembre ou du 13 novembre. Ce sont donc des réalités très différentes, qu'il faut comprendre une par une. Quand on emploie le terme « guerre contre le terrorisme », il s'agit d'abord d'une figure de style qui signifie que l'on est prêt à mettre tout en œuvre pour lutter contre ce phénomène ravageur pour nos sociétés.  Dans le cadre d'une réflexion de fond, telle que celles que les auditeurs du CHEM proposent dans ce livre, l'idée est de revenir au sens premier des mots. Ainsi la guerre est-elle fondamentalement une confrontation par la force entre deux entités politiques. On peut, par exemple, légitimement parler de guerre contre Daech, groupe organisé avec un projet politique territorialisé, recourant à la violence.

 

Vous reprenez une formule de Clausewitz en écrivant que, de nos jours, « la guerre rejette ses chaînes ». Que veut-elle dire ?

Cette formule traduit bien un phénomène que Clausewitz avait lui-même observé au début du XIXe siècle. La guerre, dans son acception classique, est un mode de régulation et de canalisation de la violence. Mais cette régulation est toujours fragile. La guerre avait rejeté ses chaînes à l'époque de Clausewitz, au moment des guerres de la Révolution, avec l'apparition des peuples en armes. Aujourd'hui, elle rejette ses chaînes en s'affranchissant du monopole des États nations, du barrage des frontières et des limites posées par le droit. Surtout, elle devient plus difficile à réguler, car la violence politique est de moins en moins collective et de plus en plus, sinon individualisée, du moins éparpillée en de multiples foyers.

 

Vous notez que les guerres modernes en Irak, en Afghanistan, au Liban ou dans la bande de Gaza confirment que des armées modernes ne peuvent venir à bout d'une insurrection soutenue par une population déterminée. Quelles conclusions en tirez-vous pour l'armée française, intervenant au profit de ses alliés ?

Cela nous incite d'abord à la modestie face à nos objectifs. Contrairement à l'illusion qui a pu exister dans certains milieux aux débuts des interventions occidentales en Irak ou en Afghanistan, il est difficile de penser qu'une force étrangère va réussir en quelques années, par sa seule action, à apporter la paix, la démocratie et la prospérité dans un pays ne connaissant que la guerre et la violence depuis des décennies. De plus, dans toutes ces situations, les problèmes dans lesquels les forces internationales se trouvent impliquées sont d'abord ceux des populations locales. La clé du succès consiste donc à trouver le moyen de favoriser la meilleure solution locale, ce qui n'exclut pas l'emploi de la force et même l'engagement dans des combats durs si cela permet de contribuer à atteindre ce but. Mais ni les bombes seulement, ni la diplomatie seulement, ni l'aide économique seulement ne sauraient être la solution.

 

Diriez-vous, avec le recul, que les armées françaises n'auraient pas dû aller combattre en Afghanistan ?

C'est difficile de dire qu'il ne fallait pas y aller, car précisément que ce serait-il passé si nous n'avions rien fait ? C'est la limite de ce type de réflexion. Pour ce qui les concerne, les armées françaises ont conduit, à mes yeux, une action locale plutôt efficace.

 

Vous évoquez également la « pulvérisation de la violence ». De quoi s'agit-il ?

Du temps de la guerre froide et bien que nous ayons vu naître dans cette période des crises locales assez dures, nous étions confrontés à une éventualité de violence quasi apocalyptique entre deux blocs relativement soudés. Et ces blocs, schématiquement, ne possédaient de part et d'autre qu'un seul centre de décision. À l'inverse, aujourd'hui, nous faisons face à une multiplication des crises, chacune d'entre elles étant animée par des centres de décision politique et militaire éparpillés et indépendants les uns des autres. De ce fait, nous assistons à une forme de pulvérisation de micro-guerres et de micro-crises : elles ne sont plus intégrées dans une confrontation cohérente, mais représentent une multiplication des sources de violences difficiles à maîtriser.

 

Existe-t-il une possibilité de retour à cette polarisation autour de deux blocs très puissants, qui ressemblerait de près ou de loin à ce que nous avons connu pendant la seconde moitié du XXe siècle ?

Il est possible que nous voyions réapparaître une sorte de guerre froide entre plusieurs grands pôles. Cette violence pulvérisée est particulièrement déstabilisatrice pour des régions limitrophes des grandes puissances et peut provoquer de fortes tensions dans les relations internationales. Chaque conflit localisé menace de s'étendre et pourrait jouer le rôle d'une allumette. Je pense toutefois que les armées des grandes et des moyennes puissances étatiques jouent un rôle de dissuasion mutuelle contribuant à une forme de stabilité.

 

Vous formez les futurs cadres dirigeants de l'armée française. Que diriez-vous aujourd'hui à une jeune femme ou à un jeune homme pour la ou le convaincre d'embrasser le métier des armes ?

Je dirais d'abord à ce jeune que le métier des armes est avant tout une extraordinaire aventure humaine, où il apprendra au moins autant sur lui que sur les autres. Ensuite, qu'il choisira, en prenant cette option, le moyen de devenir un acteur des crises qui ne manqueront pas de toucher la France. En jouant un rôle véritable au cœur des crises humaines. Il (ou elle) se lancera donc dans une voie exigeante mais riche et passionnante.

 

 Propos du général Benoît DURIEUX recueillis par Jean GUISNEL

Source : Le Point