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AUTORITÉ: « Le chef est toujours menacé par l'abus de pouvoir ».

Posté le jeudi 03 janvier 2019
AUTORITÉ: « Le chef est toujours menacé par l'abus de pouvoir ».

Un an après la parution de Servir, l'ancien chef d'état-major des Armées publie un nouveau livre intitulé Qu'est-ce qu'un chef, méditation profonde sur le besoin d'autorité et le rôle de ceux qui dirigent les autres. Il y défend avec force une conviction qui a guidé toute sa carrière de soldat : « Il est urgent de replacer la personne au centre des préoccupations des dirigeants. »


LE FIGARO MAGAZINE - Le principe d'autorité paraît totalement délégitimé aujourd'hui dans le discours dominant en France. On l'a encore vu récemment avec la révolte des « gilets jaunes » contre l'Etat, ressenti comme un pouvoir vertical qui écrase et contraint - ces mêmes « gilets jaunes » qui ont par ailleurs tenté une nouvelle forme d'autogestion horizontale. Parallèlement, jamais les Français n'ont autant exprimé le besoin d'ordre. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

Général Pierre de VILLIERS - Ce paradoxe trouve son origine dans la difficulté de la vie quotidienne moderne. D'un côté, on observe effectivement un désir d'autorité - autorité comprise dans le sens « ordonner, remettre de l'ordre » - et, de l'autre, il y a une immense soif de liberté, en ce sens que les citoyens entendent rester maîtres de leur existence alors que l'Etat ne cesse de faire peser sur eux de nouvelles contraintes. De fait, de trop nombreux facteurs de pression pèsent sur chacun d'entre nous, que l'on soit dirigeant d'une entreprise ou d'une collectivité d'êtres humains, ou simplement responsable de sa propre vie.

Pouvez-vous en citer quelques-uns pour que chacun puisse en prendre la mesure ?

« Il fallait déployer à la fois
beaucoup d'humanité parce que les gens éprouvent le besoin légitime que l'on s'occupe d'eux,
et beaucoup de fermeté parce qu'il faut obéir au chef pour être efficace. »

J'identifie cinq types de facteurs:
1) la mondialisation, l'élargissement de l'espace, l'interconnexion, la complexification de toute démarche ;
2) le temps de plus en plus court, à l'origine du stress et de tant de «burn-out» ;
3) l'insécurité (on a encore pu le constater avec le récent attentat à Strasbourg), qui génère une forme d'inquiétude, voire d'angoisse, dans la population ;
4) les nouvelles technologies, qui modifient la donne dans de nombreux métiers, mais aussi dans la vie quotidienne, avec la digitalisation, la numérisation, la robotisation, l'intelligence artificielle, nouveaux moyens de communication qui favorisent en réalité l'individualisme ; 5) l'affaiblissement de l'autorité dû à l'égocentrisme des chefs ou dirigeants qui ont tendance à s'enfermer sur eux-mêmes, et donc à s'éloigner des citoyens, administrés ou salariés.

Autrement dit, le paradoxe que vous évoquez trouve son origine dans un double mouvement : la soif de liberté car les gens sentent s'exercer sur eux de fortes pressions, et le désir d'autorité car l'homme éprouve naturellement le besoin d'ordre. J'ai vécu ce paradoxe lorsque j'étais chef d'état-major des Armées : il fallait déployer à la fois beaucoup d'humanité parce que les gens éprouvent le besoin légitime que l'on s'occupe d'eux, et beaucoup de fermeté parce qu'il faut obéir au chef pour être efficace. Résoudre ce paradoxe est crucial dans une armée car c'est l'obéissance qui fait l'efficacité d'une troupe au combat.

« L'autorité bien comprise suscite la confiance et l'espérance.
L'autoritarisme écrase les subordonnés.
C'est toute la différence entre un grand chef et un petit chef »

Vous venez d'évoquer la figure du chef, qui se trouve au cœur de votre nouveau livre. Qu'est-ce qu'un chef, selon vous ?

En préambule, je tiens à rappeler que la figure du chef n'est pas réservée à l'univers militaire. Certes, il y a des chefs militaires, mais il existe aussi des chefs d'entreprise, des chefs de parti, des chefs de famille, etc. En réalité, chacun est dirigeant de sa propre vie - ce que résume l'expression «de son propre chef ». Dans son acception commune, un chef est titulaire d'une parcelle d'autorité. Et c'est là que, soudain, tout se complique. Pour bien comprendre ce qu'est l'autorité, il faut d'abord s'entendre sur le sens des mots. Souvent confondu avec l'autorité, l'autoritarisme est une pression qui s'exerce de haut en bas, depuis le chef, en quelque sorte, vers ses équipes. Il en va tout différemment de l'autorité qui, à mes yeux, doit être entendue comme une action visant à faire grandir, à élever, à augmenter - ce que traduit d'ailleurs l'étymologie de ce mot qui se rattache, par sa racine latine, aux termes augere (augmenter) augure (prédire) et augustus (renforcer). L'autorité bien comprise suscite la confiance et l'espérance. L'autoritarisme écrase les subordonnés. C'est toute la différence entre un grand chef et un petit chef.

Quelles sont les qualités requises pour être un bon chef ?

« Ce n'est pas parce que l'on a le pouvoir que l'on a tous les pouvoirs.
Ou que l'on a tout pouvoir. »

La première qualité d'un chef - elle n'est pas suffisante mais elle est indispensable -, c'est l'exemplarité. Car on ne suit pas quelqu'un qui ne fait pas ce qu'il dit ou, pire, qui fait le contraire de ce qu'il demande aux autres de faire. La cohérence entre la pensée et l'action est absolument fondamentale. Cette question de l'exemplarité du chef est l'une des raisons de la perte de la confiance à l'œuvre dans la société française. Aujourd'hui, il y a une tendance à agir comme si tout était permis. Eh bien non, tout n'est pas permis ! Surtout quand on est un chef. Je dirais même que le chef est plus vulnérable que le subordonné. Pourquoi ? Tout simplement parce qu'il est doté de pouvoir, et qu'il est donc soumis à la tentation de l'exercer. On le voit avec l'argent, le sexe, qui sont quelques-uns des dangers dont doit se garder un véritable chef. Ce n'est pas parce que l'on a le pouvoir que l'on a tous les pouvoirs. Ou que l'on a tout pouvoir. Autrement dit, le chef est toujours menacé par l'abus de pouvoir, qui détruit l'autorité.

Un chef n'a-t-il pas besoin de circonstances particulières pour se révéler ?

Bien sûr. Il faut une rencontre entre un tempérament et des circonstances pour que le chef se révèle. Prenons les exemples de Didier Deschamps ou Aimé Jacquet, nos deux sélectionneurs qui ont ramené en France deux Coupes du monde de football. Voilà deux hommes qui avaient l'art de l'autorité, car ils savaient s'adresser à leurs équipes, sachant qu'elles étaient toute leur richesse. Ils étaient de bons chefs parce qu'ils avaient l'un et l'autre une stratégie et qu'ils ont su utiliser la tactique pour vaincre. Le tacticien sans le stratège ne sait pas où il va, quand le stratège sans le tacticien ne sait pas comment aller. C'est pourquoi tout l'art du grand chef consiste à être à la fois stratège et tacticien - et à savoir utiliser les circonstances. « La chance est la forme la plus élaborée de la compétence », disait très justement Napoléon.

Pour obéir, dites-vous, il faut avoir confiance. Or, on a effectivement le sentiment que le pays n'a plus confiance en personne aujourd'hui. Pourquoi a-t-on perdu en route cette confiance qui existait au cours des Trente Glorieuses, par exemple ?

«On obéit trop souvent par contrainte et non plus par adhésion.»

C'est l'échange entre le chef et le subordonné qui crée et installe la confiance. La confiance, c'est à mon sens le mot-clé, celui qui donne envie d'exécuter les ordres de son chef, celui qui permet l'obéissance d'amitié, car le vrai chef aime ses subordonnés et ses équipes, et il commande d'amitié. Je crois sincèrement, compte tenu de mon expérience au sein des armées, que c'est cet échange d'amitié qui génère l'obéissance active. L'adhésion l'emporte alors sur la contrainte. Or, aujourd'hui, on obéit trop souvent par contrainte et non plus par adhésion. Le citoyen obéit à l'Etat, représenté par l'administration, et il ne comprend pas pourquoi il est ainsi accablé de nouvelles taxes, normes et tracas par une bureaucratie tatillonne. C'est l'un des maux dont souffre aujourd'hui notre pays : l'Etat n'est plus au service de la Nation, c'est la Nation qui est au service de l'Etat. Or, c'est exactement à la relation inverse qu'il faut parvenir ! L'Etat, qui n'est que l'incarnation de la Nation, a certes pour mission d'ordonner et de diriger les affaires de la Cité avec une organisation (défense, sécurité justice, éducation, etc.), mais il doit le faire au service des citoyens qui forment la Nation.

Aujourd'hui, on constate qu'un fossé s'est creusé entre l'Etat et la Nation, entre ceux qui décident au sommet et ceux qui exécutent à la base. Tout le problème de l'autorité est résumé dans ce fossé grandissant. Je crois qu'il est temps de réagir pour remettre les hommes et les femmes de notre pays au centre des décisions. Quand le chef prend telle ou telle décision, il doit commencer par se demander quelles en seront les conséquences concrètes dans la vie quotidienne des hommes et des femmes qu'il dirige. Je suis persuadé que si chaque responsable, à son échelle, prend cette dimension en compte, nous parviendrons à une société plus bienveillante, plus ouverte sur les autres, et que la machine de confiance se remettra en route.

Justement, pensez-vous que les élites ont pris la mesure de ce que vous décrivez, notamment depuis la révolte des « gilets jaunes » ?

Le mouvement des « gilets jaunes » est une manifestation de ce que je décris dans mon livre: la délégitimation de l'autorité et le fossé qui se creuse entre le peuple et ses dirigeants. Avec les « gilets jaunes », on n'assiste pas à un mouvement social, mais à une crise sociétale. Ce n'est absolument pas la même chose et il faut en avoir bien conscience. Car on ne répond pas à une crise sociétale comme à un mouvement social. Les réponses doivent être profondes. D'autant que ces forces et mouvements qui traversent le peuple français sont aussi à l'œuvre en Europe.

« Notre époque confond trop souvent les honneurs du pouvoir avec l'honneur de la responsabilité. »

Nous sommes aujourd'hui confrontés à un grave problème de déficit démocratique, avec des élites qui ne représentent plus suffisamment le peuple, et ce mal n'est pas spécifique à la France. D'où vient ce mal ? A mon sens, il faut en chercher l'origine dans nos systèmes de formation. Même si nos grandes écoles sont remarquables et forment des hommes et des femmes d'excellente qualité, la compétence et l'efficience ne suffisent pas pour créer de vrais chefs. N'oublions jamais que la vraie performance ne provient pas seulement du chef : elle vient aussi, et surtout, des hommes et des femmes qu'il a l'honneur de commander. Notre époque confond trop souvent les honneurs du pouvoir avec l'honneur de la responsabilité. Ce n'est pas la même chose. Il me semble que, dans nos grandes écoles, on devrait davantage insister sur un enseignement visant à faire comprendre comment fonctionnent l'adhésion et l'obéissance active. Pour moi, elles s'obtiennent par la considération, par l'écoute des autres, par l'ouverture à autrui.

Dans votre livre, vous rendez un hommage appuyé au maréchal Lyautey. En quoi l'enseignement de ce chef militaire est-il toujours d'actualité ?

La lecture du Rôle social de l'officier a été pour moi un événement fondateur. Ce livre a décidé en grande partie de ma vocation militaire, car sentir l'odeur de la poudre à canon n'a jamais été mon objectif. Ce livre, que j'ai relu des dizaines de fois, répond à bien des questions que nous nous posons encore aujourd'hui. Pour Lyautey, l'officier français a un rôle social à jouer - et je partage totalement son point de vue, en ajoutant cependant la précision suivante : tout chef, quel qu'il soit, a un rôle social à remplir. Lyautey avait déjà presque tout vu ou entr'aperçu à son époque. Sur le climat social, sur le fossé existant entre les chefs et les équipes, sur le désir d'autorité, sur le besoin d'humanité, son enseignement peut nourrir notre réflexion et nous éclairer. Ainsi, par exemple, sur la crise que traduit la révolte des « gilets jaunes ». Lyautey croit au creuset national ; d'une certaine façon, les « gilets jaunes » aussi.

« Comment peut-on élever notre jeunesse vers les sommets si on ne lui donne pas de modèles ?»

Quand le président de la République évoque le prochain service national universel, je veux y voir une émanation de la pensée de Lyautey. Plus le temps passe, et plus je suis convaincu que ce grand soldat avait tout compris : le rôle du chef, la diplomatie nécessaire, à l'intérieur comme à l'extérieur de nos frontières. Il est allé jusqu'à nous proposer, comme s'il avait pressenti le problème à venir, une voie pour régler la question des migrations massives. Avant tous les autres, Lyautey a montré l'existence d'un lien entre la paix, la sécurité et le développement. Il est un modèle pour moi. Et j'en reviens ainsi à l'exemplarité : je crois qu'il faut se choisir des modèles dans la vie. Je vois tant de gens qui ne sont « d'aucun temps ni d'aucun pays », pour reprendre la formule de Fénelon. Comment peut-on élever notre jeunesse vers les sommets si on ne lui donne pas de modèles ? Notre époque a besoin de modèles. Pas de contre-modèles. Et, puisque nous évoquons notre jeunesse, je voudrais ajouter que je suis, au fond, assez optimiste lorsque je l'observe. Car je ressens chez nos jeunes une aspiration à s'élever, à croire en un idéal, à ne pas baisser les bras, à vivre sur des bases solides. Si l'on y ajoute le désir d'unité et l'espérance en notre pays, la France pourra assumer sa vocation singulière dans le monde.

« Donnez-moi deux cents Beltrame et je vous gagne la guerre contre le terrorisme », a dit je ne sais plus quel officier. Vous qui avez été le chef d'état-major des Armées françaises, pensez-vous qu'il y ait aujourd'hui en France deux cents colonels Beltrame ?

« Croyez-vous qu'il y ait un seul de nos colonels qui ne soit pas prêt à mourir pour la France ?»

Je suis très perplexe lorsque j'entends ce type de formule face à la complexité du phénomène terroriste. Je ne suis plus en situation de responsabilité, mais je suis persuadé que tous nos colonels sont aujourd'hui formés pour être des Beltrame. Permettez-moi de m'étonner, mais aussi, d'une certaine façon, de me réjouir : le grand public a découvert grâce à l'héroïsme magnifique du colonel Beltrame ce qui constitue le trésor de l'armée française. Croyez-vous qu'il y ait un seul de nos colonels qui ne soit pas prêt à mourir pour la France ? Ils sont formés pour cela. Grâce au sacrifice du colonel Arnaud Beltrame, les Français ont redécouvert le don gratuit. Il leur est apparu soudain, et avec quel éclat, que la culture de vie est plus forte que la culture de mort ! Il y a heureusement des hommes qui croient encore aujourd'hui au sacrifice suprême. Et, croyez-moi, les jeunes qui entrent dans l'armée possèdent cette soif d'âme, d'engagement, de don gratuit. Ils viennent chercher dans l'armée l'exemple du colonel Beltrame, et cela concerne les soldats, les sous-officiers et les officiers. Ce sont tous des colonels Beltrame en puissance parce qu'ils savent très bien, l'époque s'étant considérablement durcie, qu'ils peuvent un jour ou l'autre y laisser leur peau.

De nombreuses personnes de la société civile, et même des «gilets jaunes», vous pressent de vous engager en politique. Vous voyez-vous jouer un jour un rôle en ce sens ?

Je suis un soldat et je le resterai. J'ai beaucoup de respect pour la fonction d'homme politique et pour le gouvernement de la Cité. Mais ce n'est pas le métier que j'ai choisi. Je suis très honoré d'être sollicité ainsi, mais je ne ferai pas de politique. Je veux simplement participer avec mon expérience à la transformation de notre société, convaincu que la vraie richesse est chez les autres et qu'il est urgent de remettre la personne au centre des préoccupations des dirigeants.

Propos du général Pierre de VILLIERS 
recueillis par
Jean-René Van der PLAETSEN

 

Retrouvez l'INTERVIEW du général Pierre de VILLIERS dans l'émission "C à vous" du 06 décembre 2018

Regarder la vidéo de l'intervention du Général (2s) Pierre de VILLIERS, invité dans l’émission de Laurent Ruquier: "On n'est pas couché" le 17 novembre 2018.

Découvrez ou redécouvrez les "Lettres à un jeune engagé" écrites par le Général de Villiers entre le 20 octobre 2016 et le 14 juillet 2017

N'hésitez pas à lire les récations, suite à la démission du général Pierre de Villiers, réunies par l'ASAF sous la forme d'un dossier téléchargeable réalisé en 2017


Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr

Source : www.asafrance.fr

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