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LIBRE OPINION du général (2s) Vincent DESPORTES : Nos armées au défi de l'influence.

Posté le lundi 25 janvier 2016
LIBRE OPINION du général (2s) Vincent DESPORTES : Nos armées au défi de l'influence.

 

 Nos armées au défi de l'influence :

hard et soft power sont intimement liés,

 

 

« L’influence n’existe que si elle est basée sur de solides réalités, économiques et militaires en particulier. Le monde est, et restera, un espace d’affrontement armé des volontés. »

Tel est le constat dressé par le général Vincent Desportes, qui vient de publier La dernière bataille de France (Le Débat/Gallimard). De fait, en matière de défense, sécurité et relations internationales, puissance et influence sont intimement liées. Dans l'entretien qu'il a accordé à Bruno Racouchot, directeur de Comes Communication, le général Desportes montre aussi que c'est dans les débats d'idées que se joue aujourd'hui l'avenir de notre puissance. En janvier 2013, il rappelait déjà ici (C&Inf n°40) à quel point l'influence s'imposait comme une arme redoutable, que les armées devaient s'approprier et maîtriser. Une orientation confirmée tout récemment par le chef d'état-major des Armées, le général Pierre de Villiers, pour qui l'influence constitue désormais un nouveau champ d'action. Un retour au réalisme dont on ne peut que se réjouir pour nos armées et notre pays.

 

 Selon vous, il ne peut exister de soft power efficace sans un socle solide de hard power. Ne remettez-vous pas là en cause une évolution profonde à laquelle les sociétés occidentales sont très attachées ?

C’est justement leur faiblesse, celle qui peut conduire à leur disparition. Nous sommes aujourd’hui confrontés à la dure réalité d’un monde que nous avions écarté de nos rêves de nantis. L’euphorie avec laquelle, dès l’effondrement du pacte de Varsovie, nous sommes rentrés dans le monde postmoderne nous a fait oublier que celui-ci n’était qu’illusion. Rejetant les rapports de forces parce que nous nous sentions justement les plus forts, nous avons pensé que l’influence suffisait à réguler le monde. C’était oublier que l’influence n’existe que si elle est basée sur de solides réalités, économiques et militaires en particulier. Le monde est, et restera, un espace d’affrontement armé des volontés.

La capacité d’influence, le soft power ne sont rien sans le hard power. La France ne sera audible dans le monde que si elle est capable de "délivrer", selon l’expression américaine. Ce qui fait la puissance de la voix des nations, c’est leur puissance matérielle : l’incapacité croissante des Etats-Unis à régler les affaires du monde, son effacement stratégique a une raison essentielle : ils ne sont plus capables de transformer leur force extraordinaire en puissance. Leur force ne "peut" plus : chacun sait que les Etats-Unis ont perdu toutes leurs guerres depuis un demi-siècle.

 

P. 146-147 de votre ouvrage, vous évoquez le risque d'un appauvrissement de la pensée chez les militaires contraints par le politique de penser "in the box". Or l'une des conditions permettant l'éclosion du soft power réside justement en la capacité à ouvrir de nouvelles voies, à penser autrement, même et surtout de manière "incorrecte"...

 

Vous faites allusion ici à un drame des armées françaises qui menace directement la sécurité des Français : l’effacement du soldat dans la société et son cantonnement toujours plus étroit à son rôle technique. Le rôle du soldat est beaucoup plus large que cela mais, en France, le politique s’est peu à peu emparé, sans partage, de la réflexion sur la défense et très peu d’officiers jouent leur rôle de "stratège pour la France", rôle qui constitue pourtant une part importante de leur raison d’être dans la Nation. Très peu s’expriment sur le fond dans des media grand public. On ne les entend pas sur les grandes problématiques stratégiques, les dérives de l’institution militaire, la dégradation des forces. L’histoire, les évolutions sociétales expliquent cette situation mais ne la justifient pas : elle est dangereuse pour la France.

 

Aujourd’hui, les officiers ont perdu l’habitude de prendre part au débat. On leur dénie la capacité de s’exprimer sur l’état réel des forces, l’aptitude à émettre une opinion quant aux stratégies générales. S’ils se permettent quelque commentaire à l’encontre de la ligne officielle de l’Elysée, la sanction est immédiate. C’est grave, parce que l’expression libre des militaires sur les problèmes stratégiques n’est pas seulement légitime, elle est nécessaire : les restrictions à la liberté d’expression sont les meilleures ennemies de la défense de la France. Même si la discipline demeure la force principale des armées, la pensée libérée est la deuxième composante de son efficacité parce qu’elle suscite le dynamisme intellectuel. L’équilibre est difficile à trouver, mais le déséquilibre en faveur du silence est la marque avant-première de la sclérose et de la défaite. Soutenir la Nation, c’est soutenir l’expression de ses différents corps. Si l’un vient à manquer, tout l’édifice devient bancal.

 

A ce titre, le corps social militaire, ses élites en particulier, ont le devoir – et doivent avoir le droit – de faire valoir leurs points de vue. Les militaires doivent retrouver leur place dans la nation. Les officiers, les jeunes en particulier, doivent comprendre leur immense responsabilité dans ce domaine. Les politiques aussi. L’équilibre entre cantonnement dangereux et libre expression ne peut s’établir par décret, mais il est sûr que, dans l’intérêt même de la France, l’homme d’Etat doit tout faire pour favoriser l’esprit et l’expression critiques dans les armées : force est de constater que la tendance est exactement inverse.

 

Ne sommes-nous pas aveuglés aujourd'hui par le "fétichisme technologique" ? Nous avons une tendance à croire que les machines vont nous sauver. Or la clé d'une défense digne de ce nom, c'est d'abord la capacité à décrypter, penser, anticiper, bref à développer une vision. « Ce sont moins les budgets qui nous font défaut que la vision » dites-vous très justement (p. 183). Le blocage est avant tout dans les têtes. C'est donc bien à travers les débats d'idées - comme vous le faites - que l'on peut briser l'omerta du "politiquement correct". L'armée française réussira-t-elle son aggiornamento en ce domaine ? Peut-elle retrouver une authentique influence dans le jeu politique, alors même que les enjeux sécuritaires sont passés au premier plan ?

 

Vous avez raison : le fétichisme technologique devient une menace pour la sécurité des Français. Des budgets en perpétuelle diminution sont confrontés au coût exponentiel des équipements - cette « inflation militaire » qui contraint formats et effectifs, lamine les forces terrestres, resserre les flottes aériennes et navales. Le résultat est inévitable : des armées aux formats toujours plus étroits, « échantillonnaires », de moins en moins aptes aux effets stratégiques. Les armées doivent raisonner en coût d’opportunité. Aujourd’hui, la conjugaison de la disette budgétaire et de l’inflation militaire renforce les effets d’éviction et, partant, l’importance de ce raisonnement par les coûts de renoncement. Alors que nos budgets demeurent importants, les formats de nos armées ne permettent plus de réunir sur chaque théâtre les masses critiques indispensables à l’efficacité globale. Ce paradoxe impose la question des effets pervers de la dérive technologique. La performance technologique semble en effet s’être substituée aux raisons qui la justifiaient. Or, elle ne peut suffire à solder le problème de la guerre : la technologie ne peut décider de l’issue d’une guerre parce qu’elle n’est qu’une des dimensions de l’efficacité stratégique. Aujourd’hui, ne rien faire, c’est laisser la conjonction de « l’inflation militaire » et de la « déflation budgétaire » détruire nos armées. Ne pas penser autrement, laisser les logiques actuelles poursuivre leurs œuvres de destruction, c’est regarder benoitement le bateau sombrer.

 

La réflexion doit retrouver des principes simples, le bon sens et l’intuition jouant une place prépondérante dans le processus. Il faut penser en termes de grands équilibres. La réflexion stratégique théorique serait ici d’un secours certain. Hélas, difficile à appréhender, elle est le plus souvent dédaignée au profit de la stratégie opérationnelle, plus abordable. Mais celle-ci, n’apportant de solution que hic and nunc, est inadaptée, comme la réflexion technologique, à la conception des systèmes de forces.

Les armées ne retrouveront leur indispensable influence dans la société que si, d’une part, elles se décident à "penser autrement", l’œil rivé sur l’efficacité globale et non sur les logiques parcellaires, et que si, d’autre part, elles abandonnent leur attitude d’extravagante déférence envers le politique, assument à nouveau leurs responsabilités vis-à-vis de la nation et de son destin, et reprennent part, enfin, au débat public.

 



Interview du général (2s) Vincent DESPORTES
recueillie par Bruno RACOUCHOT

Source : www.comes-communication.com

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