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SOUS-MARINS; Florence PARLY : « La fiabilité américaine n’est plus aussi grande que par le passé »

Posté le mardi 28 septembre 2021
SOUS-MARINS; Florence PARLY :  « La fiabilité américaine n’est plus aussi grande  que par le passé »

Pour la ministre des Armées, l’affaire des sous-marins souligne la brutalité du comportement de Washington et doit pousser l’Europe à s’organiser pour défendre ses intérêts dans le monde.

Le 15 septembre, la France a été prise de court par l’annonce d’une nouvelle alliance stratégique entre l’Australie, les Etats-Unis et le Royaume-Uni, baptisée « Aukus ». Une alliance qui a signé la mort d’un contrat majeur qu’avait depuis 2016, avec Canberra, l’entreprise française Naval Group, dont l’Etat est actionnaire à hauteur de 60 % pour la construction de douze sous-marins. Après un premier contact téléphonique à ce sujet, mercredi 23 septembre, entre le chef de l’Etat, Emmanuel Macron, et le président américain, Joe Biden, la ministre des Armées, Florence Parly, détaille les conséquences de cette crise pour la coopération militaire avec ses différents partenaires.

L’annulation du contrat de sous-marins par l’Australie au bénéfice de navires américains a été vécue comme un « coup de poignard » à Paris. Vos interlocuteurs américains vous ont-ils donné, depuis, des éléments justifiant leur décision ?

La conversation entre le président de la République et le président Biden a permis de franchir une étape, le dialogue a repris, c’est une très bonne chose. Il reste que le comportement des Etats-Unis a été très brutal, surtout de la part d’un allié, qui plus est nous considérant comme « leur plus vieil allié ». Mais ce n’est pas une surprise, cela fait déjà plusieurs années que nous remarquons cette tendance de fond de la part du partenaire américain. Cela s’est manifesté une première fois, dans la période récente, quand, à la dernière minute, les Etats-Unis ont fait faux bond lorsqu’il s’agissait de participer à des frappes contre les armes chimiques syriennes en 2013. Cela s’est manifesté de façon éclatante, au cours des derniers mois, avec le désengagement unilatéral d’Afghanistan. Cela s’est manifesté à nouveau il y a huit jours. L’autre tendance de fond, qui n’est pas nouvelle, c’est la focalisation des Etats-Unis sur la Chine. Dans cette analyse stratégique, l’Europe compte de moins en moins. C’est un constat. Nous sommes peut-être moins surpris que certains partenaires européens pour qui le réveil est plus brutal, mais la fiabilité américaine n’est plus aussi grande que par le passé.

Quelles sont les conséquences pour l’Europe, selon vous ?

L’ironie de l’histoire, c’est que les Européens venaient juste de concevoir une stratégie pour l’Indopacifique quand ce partenariat Aukus a été rendu public. C’est bien la preuve que les Européens sont capables de déterminer ensemble où se trouvent leurs intérêts. Ils ont compris désormais qu’ils devaient être capables de les défendre partout où ils se trouvent, en se projetant, aussi, bien au-delà des limites de l’Union européenne [UE]. C’est un travail que nous allons poursuivre qui participe directement à la construction de l’Europe de la défense. L’Europe a une opportunité unique de s’affirmer en tant que puissance sur le plan stratégique. Ce sera l’objectif de son tout premier Livre blanc, la « boussole stratégique », qui sera adopté sous la présidence française de l’UE en 2022. Nous avons le choix : soit l’Europe fait face, soit l’Europe s’efface.

Les Etats-Unis sont un allié majeur de la France, en particulier en matière de renseignement, de contre-terrorisme, de spatial, et au sein de l’OTAN. Les choses peuvent-elles continuer comme avant ?

Le président de la République et le président Biden ont amorcé des clarifications nécessaires dans le cadre de leur premier contact, mercredi. Je ne doute pas que le travail devra être poursuivi et approfondi. Il en va de même dans le cadre de l’OTAN où nous avons, depuis de longs mois, déploré la faiblesse du dialogue politique. Nous avions déjà le projet de contribuer à la relance de ce dialogue à travers l’adoption, qui doit intervenir en 2022, d’un nouveau concept stratégique. Donc, nous n’avons évidemment pas l’intention de quitter l’OTAN, nous sommes des partenaires fiables au sein de l’OTAN. Je persiste, par ailleurs, à penser que les Européens ont aussi leur voix à faire entendre. Quand ils se mobilisent pour leur sécurité, ils contribuent à rendre crédible l’Alliance atlantique.

Concernant les Australiens, avez-vous obtenu, depuis le 15 septembre, des « clarifications » sur leur démarche ?

Non. Nous avons eu une déclaration par voie de presse, le 15 septembre, précédée d’un contact téléphonique en ce qui me concerne, quelques heures avant l’annonce publique d’Aukus. Depuis, vous pouvez suivre par voie de presse les propos publics, mais il n’y a eu aucun contact entre les autorités australiennes et nous-mêmes. Il y a eu, en revanche, à destination de Naval Group, une notification de rupture du contrat dès le 16 septembre. Celle-ci ouvre une procédure pour régler les différends commerciaux entre Naval Group et son client. A ma connaissance, c’est tout.

Les contacts avec l’Australie sont-ils gelés ?

Aujourd’hui, les contacts ont lieu entre Naval Group et son client et, ce dont il est question, c’est du règlement d’un différend commercial. Nous veillerons à ce que les intérêts de Naval Group et de ses sous-traitants, de ses salariés, et nos intérêts, soient défendus et bien défendus.

La vente de ces sous-marins s’inscrivait dans un partenariat stratégique plus large avec l’Australie. L’alliance Aukus remet-elle en cause les autres aspects du partenariat, qui ont notamment pu se traduire par le passé par des exercices militaires conjoints ?

Cela fait partie des sujets que nous examinons de façon très soigneuse. Mais ce qui est certain, c’est que la stratégie indo-pacifique de la France ne s’envole pas avec les sous-marins australiens. Nous sommes une nation de l’Indo-Pacifique et ce n’est pas une rupture de contrat qui changera quoi que ce soit. Nous avons toujours environ 2 millions de ressortissants dans la zone, 7 000 militaires positionnés et 93 % de notre zone économique exclusive.

Une mission complexe comme celle du sous-marin nucléaire d’attaque « Emeraude » pourrait-elle encore avoir lieu aujourd’hui sans escale en Australie, comme il l’a fait en octobre 2020 ?

Nous avons toutes sortes de possibilités de faire escale ailleurs qu’en Australie, ce qui ne veut pas dire que, si les Australiens nous offraient l’hospitalité, nous ne la considérerions pas. Mais, aujourd’hui, ce n’est pas d’actualité. Nous ne faisons pas ce type de missions tous les ans. La France n’est pas seule par ailleurs dans la zone. Nous avons développé depuis plusieurs années des partenariats avec le Japon, Singapour et l’Indonésie, la Malaisie et l’Inde avec laquelle la coopération s’intensifie en matière opérationnelle, d’équipements militaires et de renseignement. Ces pays sont tous dans une situation délicate face à la montée de l’agressivité chinoise et je ne pense pas que les modalités d’annonce du partenariat Aukus contribuent à ralentir l’escalade militaire. Nous ne voulons pas participer à une forme de prophétie autoréalisatrice.

Craignez-vous une répercussion de cette crise diplomatique et militaire sur le référendum en Nouvelle-Calédonie, le 12 décembre ?

Il est très difficile d’anticiper les conséquences de cette reconfiguration des alliances de l’Australie dans la région. La question qui se pose cependant, c’est celle de la perception qu’ont les Calédoniens de leur propre sécurité. Et une des questions incluses au fond dans le cadre du référendum, c’est si cette sécurité est mieux assurée au sein de la République ou en dehors.

La France a-t-elle vraiment les moyens de ses ambitions en Indo-Pacifique ?

Avec un budget de la défense qui devrait atteindre les 40,9 milliards d’euros en 2022, ce sont 26 milliards de plus qui ont été consacrés à nos armées depuis le début du quinquennat. Ce n’est pas moi qui vous dirai que la France n’a pas les moyens de ses ambitions. La question essentielle est surtout celle de la coordination des efforts entre Européens. Un pays seul, bien sûr, n’a pas le même impact dans une zone aussi vaste. En revanche, si plusieurs pays se placent sous bannière européenne et assument cette volonté d’avoir leur voix propre dans cette région, cela a beaucoup de sens. Il y a encore du travail, mais tout ce qui a été entrepris depuis quatre ans commence à produire des effets.

Concernant le Royaume-Uni, autre membre de l’alliance Aukus, comment la coopération militaire avec la France, aujourd’hui essentiellement basée sur les accords de Lancaster House, peut-elle se poursuivre ?

C’est aux Britanniques de le dire. Au moment où ils ont fait le choix, d’abord du Brexit, ensuite du « Global Britain » [concept stratégique qui oriente la politique étrangère britannique vers les Etats-Unis et l’Indo-Pacifique ] et, enfin, de la dépendance encore accrue vis-à-vis des Etats-Unis, la balle est dans leur camp.

Cette coopération comprend toutefois des programmes très structurants en matière nucléaire ainsi que de missiles qui devaient équiper les marines française et britannique. Peuvent-ils continuer dans ce contexte ?

Nous avons en effet, à la suite des accords de Lancaster House de 2010, décidé de lancer un certain nombre de programmes en commun dont celui sur les missiles. Ce programme devait faire l’objet de discussions intenses dans les prochaines semaines, précisément parce que nous devions nous assurer que nous avions bien des besoins convergents. Cette discussion sera différée par rapport au calendrier initial.

Au Sahel, la France est en train de redéployer ses troupes, notamment vers le Niger. Un pays où les Américains ont aussi l’essentiel de leurs moyens d’action. Une coopération accrue était envisagée avant cette affaire de sous-marins. Est-ce toujours le cas ?

La reconfiguration du dispositif militaire français au Sahel a été longuement partagée avec les partenaires sahéliens. Aujourd’hui, le poste de commandement de l’opération « Barkhane » est situé au Tchad. Nous souhaitons regrouper nos effectifs au Mali, ainsi que consolider notre dispositif au Niger et y installer un poste de commandement afin d’être au plus près de cette zone centrale des « trois frontières » située à cheval entre le Niger, le Mali, et le Burkina Faso, et qui sert de base arrière aux groupes djihadistes. La lutte contre le terrorisme que nous conduisons avec le partenaire américain depuis plusieurs années est un combat commun qui constitue un des ciments entre nos deux pays. Nous souhaitons poursuivre cette coopération, c’était d’ailleurs l’un des points abordés, mercredi, entre le président de la République et son homologue américain. Nous avons déjà eu l’occasion de nous appuyer sur cette présence américaine au Niger pour mener des opérations. C’est un travail qui a montré sa pertinence et a vocation à se poursuivre.

Au Sahel, les ambitions de la Russie s’affichent aussi de plus en plus, notamment avec l’éventuel contrat entre le gouvernement malien et la société de mercenaires Wagner. Que savez-vous de ces négociations ?

J’ai eu l’occasion de m’entretenir avec le ministre de la défense du gouvernement de transition malien. Je lui ai dit que, si l’intention du Mali était de contracter un partenariat avec des mercenaires russes, le Mali s’isolerait du reste de la communauté internationale. J’ai aussi indiqué que c’était une étrange façon de renforcer sa souveraineté, comme cela est souvent invoqué, car si on regarde ce qu’il se passe en République centrafricaine, ces mercenaires sont des artisans de l’érosion de la souveraineté du pays, qui accaparent les ressources minières et désormais les rentes douanières. Ces pertes de souveraineté sont chaque jour plus visibles. Ce que souhaitent la France et tous les partenaires qui sont aux côtés du Mali actuellement, ce n’est pas l’arrivée de mercenaires russes, c’est le retour de l’Etat malien. Mon homologue m’a répondu que rien n’était acté. Je lui ai dit que les paroles c’était une chose, mais que ce qui comptait, c’était les actes.

Serait-ce une ligne rouge ?

Le Mali créerait, s’il prenait cette décision, une grave incompatibilité entre, d’un côté, le soutien puissant de la communauté internationale et, de l’autre, le recours à des mercenaires. L’une et l’autre ne peuvent cohabiter.

Dans le nord, avec le départ des troupes françaises, l’Algérie devient par ailleurs le principal acteur de la sécurité régionale. Est-ce une bonne chose ?

Dans le nord, la reconfiguration du dispositif français ne doit évidemment pas se traduire par un vide sécuritaire. Nous sommes en dialogue très étroit sur le terrain avec, d’une part, les militaires maliens et, d’autre part, la mission des Nations unies pour la stabilisation du Mali, la Minusma, afin qu’ils puissent s’installer « sans transition » dans les bases que nous allons leur rendre. Je n’ai pas de commentaires particuliers à faire sur le rôle ou l’intention de l’Algérie dans le nord du Mali.

Le projet de loi de finances a été présenté, ce mercredi 22 septembre, en conseil des ministres. Les crédits du ministère de la défense ont-ils été affectés par la rupture du contrat de Naval Group ?

Une loi de programmation militaire s’appuie sur une vision stratégique de long terme. Cette vision, nous l’avions développée dans un document appelé la « Revue stratégique » qui, si on la relit bien, anticipait la montée des tensions dans l’Indo-Pacifique. Donc, nous ne louvoyons pas au gré des événements, aussi tumultueux soient-ils. Ce qui est important, c’est de garder le cap d’une remontée en puissance de nos armées dans un contexte où les tensions s’accroissent. Nous avons la chance d’avoir en France des industries de défense souveraines. Pour cela, il faut des commandes nationales et des succès à l’exportation. Bien sûr, il y aura des impacts pour Naval Group et ses sous-traitants avec cette affaire. Mais, grâce à la loi de programmation militaire, nous avons la possibilité d’amortir cet impact.

Fin juillet, dans le cadre du scandale lié au logiciel espion israélien Pegasus – utilisé notamment par le Maroc pour espionner des responsables politiques français et des journalistes –, vous avez demandé à votre homologue israélien que les numéros français ne puissent plus être ciblés par ce logiciel, à l’instar des numéros américains. Que vous a-t-il été répondu depuis ?

Nous avons formulé cette demande au gouvernement israélien – qui est le seul compétent pour délivrer des licences d’exportation à ce produit Pegasus, conçu par l’entreprise privée NSO, et qui doit s’assurer, au moment de la délivrance de la licence, de l’utilisation future de ce produit – qu’il n’y ait pas de licence accordée, si ce produit devait être utilisé à des fins d’espionnage de numéros français. Nous avons eu une réponse nous disant que ce serait le cas. Je ne peux rien vous dire de plus.

 

Elise VINCENT
LeMonde


Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr
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