ACTIVITÉS  : La militarisation de l’Arctique est-elle inéluctable ?

Posté le lundi 24 mai 2021
ACTIVITÉS  : La militarisation de l’Arctique est-elle inéluctable ?

En marge du Conseil de l’Arctique la semaine dernière, le secrétaire d’État, Antony Blinken, a mis en garde la Russie.

Littéralement, la première rencontre entre le secrétaire d’État américain, Antony Blinken, et son homologue russe, Sergueï Lavrov, s’est déroulée dans une ambiance polaire. Les deux ­diplomates se sont entretenus mercredi soir en marge de la réunion du Conseil de l’Arctique à Reykjavik, en Islande. Ce ­forum multilatéral réunit les huit pays riverains de l’Arctique (Islande, Danemark, Norvège, Finlande, Suède, ­Canada, États-Unis et Russie), des représentants des peuples autochtones et des pays observateurs dont plusieurs États européens, notamment la France, et même la Chine, qui se définit depuis 2013 comme « un pays proche de l’Arctique ». « Nous avons des inquiétudes au sujet de l’augmentation de certaines activités militaires dans l’Arctique », a mis en garde Antony Blinken. « Ce sont nos terres », a répondu le ministre des Affaires étran­gères russe en jugeant « légitime » les activités de son pays. Alors que la région est la plus affectée par le réchauffement ­climatique, sa militarisation est-elle ­inéluctable ?

L’Arctique devient-il une zone de tensions ?

Même si les conditions de vie demeureront âpres dans le Grand Nord, la fonte des glaces donnera accès à de nouvelles ressources énergétiques. Si les estimations sont à prendre avec précaution, 30 % des réserves mondiales en gaz non découvertes se trouveraient en Arctique et 10 % de celles de pétrole. La transformation de la calotte polaire en « Blue ­arctic » ouvre aussi de futures voies de navigation d’ici à une dizaine d’années reliant l’Amérique du Nord, l’Europe et l’Asie via la route du Nord, le passage du Nord-Ouest et à plus long terme le pas­sage transpolaire. « Pour des raisons économiques, la Russie ou la Norvège n’ont pas intérêt à faire de cette région une zone de tension », estime Florian Vidal, chercheur à l’Ifri et spécialiste de l’Arctique. « Pendant la guerre froide, les tensions y étaient plus fortes entre les États-Unis et l’URSS », ajoute-t-il. Le climat s’est cependant dégradé. Depuis l’invasion de la Crimée en 2014, Moscou ne participe plus aux réunions de l’ASFR, un organisme de dialogue sur la sécurité (le sujet n’est pas dans les attributions du Conseil de l’Arctique). Les exercices militaires ont aussi repris de la vigueur. En 2019, la Norvège a accusé la ­Russie d’avoir délibérément perturbé le système de géolocalisation GPS durant un exercice de l’Otan. En 2022, la Norvège accueillera 40 000 militaires pour l’exercice Cold Response.

Quels sont les objectifs américains ?

Depuis plus de dix ans, l’Arctique s’est ajouté à la liste des priorités américaines. En 2009, une première « feuille de ­route » rédigée par le Groupe de travail sur le changement climatique mis en ­place par la Navy conseillait aux forces américaines, tout en considérant que la région resterait « préservée » des tensions, de se « préparer » à l’ouverture des voies maritimes dans l’océan ­Arc­tique. L’analyse américaine a été révisée en 2014. Après une période de pause et de flottement sous la présidence de Donald Trump, la réflexion s’est accélérée pour aboutir en janvier 2021 à la publication d’une stratégie complète. « Sans une ­présence navale soutenue et des parte­nariats dans la région, la paix et la prospérité seront de plus en plus menacées par la ­Chine et la Russie », affirme la Navy en précisant que « la paix vient avec la ­force ». La Deuxième Flotte, réactivée en 2018, a étendu ses missions à l’océan Arctique en 2019. Mais dans le Grand Nord, les États-Unis manquent encore de moyens. L’US Navy ne dispose que de deux brise-glaces tandis que la Russie en aligne une quarantaine.

La Russie peut-elle contrôler l’Arctique ?

En mars dernier, Moscou a diffusé les images impressionnantes de trois sous-marins nucléaires faisant simultanément surface en brisant une épaisse couche de glace. Le message est limpide : la Russie est souveraine en Arctique. En octobre dernier, Vladimir Poutine avait rappelé ce cap prioritaire en approuvant une « stratégie de développement de l’Arctique à l’horizon 2035 ». « Il faut continuer à mener des expéditions intégrées (mili­taires et scientifiques, NDLR), à étudier et à développer le Grand Nord afin d’assurer la sécurité militaire de la Fédé­ration de Russie », déclarait alors le chef du Kremlin. La Russie affiche sa ferme intention d’investir dans le continent arctique - une « nouvelle frontière » dont elle contrôle 53 % des côtes et qui pourrait représenter, grâce à ses richesses naturelles, jusqu’à 20 % du PIB.

Ces dernières années, la Russie n’a cessé d’accroître son dispositif militaire dans l’Arctique, rouvrant ou modernisant des bases et des aérodromes abandonnés ­depuis l’époque soviétique et déployant ses systèmes de défense anti-aérienne S-400. Des menaces sécuritaires pèsent cependant sur la route maritime du Nord (RMN), axe majeur de circulation entre l’Asie et l’Europe (ouvert par le réchauffement climatique et la fonte des glaces polaires) sur lequel compte la Russie. Mais là n’est pas le seul danger. L’autre pilier du développement économique de l’Arctique, l’extraction des matières ­premières (pétrole, gaz, charbon - à rebours d’une trajectoire « décarbonée »…) peut aussi être fragilisé par un « ennemi invisible », le dégel du pergélisol - 60 % de ces territoires septentrionaux. D’autant plus que, comme le souligne une note récente de l’Institut français des relations internationales (Ifri), « Moscou fait face à des difficultés critiques dans la gouvernance de ces régions éloignées », ainsi que l’a montré la gestion calami­teuse de la pollution ­industrielle des cours d’eau survenue à Norilsk en 2020.

Quel rôle l’Europe et l’Otan peuvent-elles jouer ?

« L’Otan n’a pas les moyens d’agir dans l’Arctique, c’est la Russie qui y détient ­toutes les clés », affirme Vladimir Karyakin, spécialiste des affaires militaires et chargé de cours à l’université du minis­tère russe de la Défense. La réalité est sans doute plus nuancée et une confrontation dans les eaux arctiques serait risquée pour la Russie. Après avoir suivi des stratégies consensuelles axées sur la préservation de l’environnement, les pays européens riverains de l’Arctique ont révisé leur approche. En 2018, la Marine française a fait naviguer le BASM Rhône dans le passage du Nord-Est sans l’aide de ­brise-glaces russes. Le Royaume-Uni a lui aussi décidé de renforcer sa posture et ses partenariats. À la fin de l’année, l’Union européenne devrait elle aussi établir sa feuille de route.

Au-delà de l’analyse, les pays européens membres de l’Otan ont aussi décidé de renforcer leurs capacités dans la zone. En 2017, la Suède a rétabli le service mili­taire. En février dernier, le Danemark a annoncé un investissement de 200 millions d’euros pour accroître ses moyens militaires, notamment en s’équipant de drones de surveillance au-dessus du Groenland et d’une station radar dans les îles Féroé. En avril, les États-Unis et la Norvège ont révisé leur accord de dé­fense. Washington va financer la construction de nouvelles infrastructures dans quatre sites, Rygge, Sola, Evenes et Ramsund, dont deux situés dans le nord du pays. Il s’agit d’une première. Elles pourront servir de base en cas de conflit. Le défi est stratégique pour la Russie : la flotte du Nord doit emprunter la mer de Barents pour se déployer.

Pourquoi le Groenland est-il stratégique ?

La proposition de rachat du Groenland par Donald Trump en 2019 n’était pas une boutade. L’île occupe une position stratégique pour les Américains, qui y avaient construit plusieurs bases durant la Seconde Guerre mondiale et avaient offert 100 millions de dollars en 1946 pour la racheter au Danemark, son colonisateur. Les États-Unis, qui considèrent ce territoire comme leur arrière-cour, y ont établi une base radar à Thulé en 1951, qui est devenue un maillon essentiel de leur bouclier antimissile. En 1959, Washington a aussi construit à 200 km de Thulé Camp Century, une base secrète sous la calotte glaciaire, au cœur du projet militaire « Iceworm » (Ver de glace), destiné à stocker jusqu’à 600 missiles balistiques à portée de tir de l’URSS. En 2020, les États-Unis ont annoncé le renforcement de leur présence militaire dans l’île dans les années à venir. Washington est toujours préoccupée par les menaces russes en Arctique.

Parallèlement, la Chine affiche elle aussi des visées sur le « pays vert ». Pékin est intéressé par les richesses minérales, ­notamment l’uranium et les terres rares, le pétrole et le gaz, et son accès à l’océan Arctique facilité par la fonte des glaces. Le président Xi Jinping aspire à en faire une tête de pont pour développer sa « nouvelle route de la soie polaire » dans le ­cadre de son ambitieuse initiative « Belt and Road ». La Chine espère développer des infrastructures minières et de transport en Arctique.



Alain BARLUET
Slim Allagui
Nicolas BAROTTE
Le Figaro - lundi 24 mai 2021

Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr
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Source : www.asafrance.fr