AFFAIRE DE L'AQUARIUS : «L'Aquarius, Macron et l'Italie, un cas exemplaire de moralisme frénétique» LIBRE OPINION de Chantal DELSOL.

Posté le mercredi 20 juin 2018
AFFAIRE DE L'AQUARIUS : «L'Aquarius, Macron et l'Italie, un cas exemplaire de moralisme frénétique» LIBRE OPINION de Chantal DELSOL.


L'affaire de l'Aquarius révèle la confusion extrême qui entoure les notions de morale et de politique aujourd'hui, explique Chantal Delsol.

 

L'affaire de l'Aquarius est l'un de ces événements révélateurs de malaises et de contradictions subtilement cachés, soudain sortis au grand jour et mettant l'esprit en déroute. Le président Macron a joué le rôle qu'il estime être le sien dans un pays occidental d'aujourd'hui: catéchiser et admonester - tancer moralement. Il l'a fait de façon violente, à vrai dire tel un prédicateur, doublé par le prédicateur en second qui est son porte-parole.

 

Si notre président voulait véritablement obéir à la morale qu'il brandit, il aurait accueilli ce bateau à Marseille ou à Nice sans faire la leçon aux autres.
La véritable morale ne fait qu'agir, dans la discrétion et la modestie.

 

Les migrants au cœur d'une crise diplomatique entre Paris et Rome
Le gouvernement italien n'est pas sur la même longueur d'onde: il se voit sur la scène politique et non au confessionnal. La scène s'envenime. Finalement l'Espagne ouvre ses portes. L'épisode sera oublié demain. Il dévoile un monde d'incohérences, et la frénésie moralisatrice qui affecte nos médias et nos politiques comme une épidémie de peste («Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés»).

 

Tout est vicié dans cette affaire: une morale viciée, parce qu'elle croit que le discours remplace l'acte. Et une politique viciée, parce qu'elle se prend pour une morale.
Si notre président voulait véritablement obéir à la morale qu'il brandit, il aurait accueilli ce bateau à Marseille ou à Nice sans faire la leçon aux autres. C'eût été là un acte moral, alors que celui qui consiste à chapitrer les Italiens en les injuriant de surcroît, n'est qu'une frénésie de moralisme idéologique.
Curieuse manière de voir la vie morale qui nous vient probablement de Rousseau: être moral consisterait à faire la morale aux autres, à leur infliger des remontrances sur ce qu'ils devraient faire. Tout au contraire, la morale consiste uniquement à faire le bien soi-même. Si je vois devant moi un homme se noyer, j'agis de façon morale en me jetant à l'eau pour lui, et non en prodiguant un discours sermonneur à mon voisin, tout en l'injuriant parce qu'il hésite... On peut même dire que celui qui sermonne sans faire est carrément immoral: car il espère profiter de l'auréole factice du discours pour se laisser croire qu'il fait le bien, ce qui n'est pas le cas.

 

La morale consiste à faire le bien, non à dire le bien - elle est «pratique», c'est-à-dire en acte.
On ne donne donc des leçons qu'à soi-même, et tout au plus va-t-on admonester ses propres enfants - dont on a en charge la vie morale. Encore est-il meilleur, pour les y exhorter, de faire plutôt que de dire. Il y a encore, aux marges, ce qu'on appelle dans nos cultures l'admonestation fraternelle, qui consiste à se permettre de chapitrer un ami proche quand on considère qu'il fait vraiment fausse route et quand on ne veut que son bien.

 

Comment faut-il comprendre cette habitude largement répandue chez nos meneurs d'opinion, et c'est le cas du président à cette heure, de croire qu'il suffit de dire la morale aux autres, et d'exiger la conduite morale des autres, pour être soi-même moral? Les producteurs de sermons moralisateurs ne sont pas spécialement moraux, mais ils ont fait de la morale une idéologie. Et c'est pourquoi ils ne cessent de dire le bien. La moralisation de tout est devenu le nouveau «grand récit» servi par les meneurs d'opinion, et imposé aux populations. Nos sociétés ont une grande expérience des phénomènes idéologiques, qui sévissent chez nous depuis plusieurs siècles. Et nous savons ceci: toujours une idéologie, comme utopie irréalisable et donc inhumaine, est imposée à une population par une élite qui, elle, s'en exempte. C'est ainsi que la nomenklatura communiste imposait à sa population une rareté économique qu'elle ne supportait pas. L'idéologie moralisatrice est de la même eau: elle est servie par des meneurs qui prétendent imposer aux autres, quitte à les injurier, l'attitude morale qu'ils ne s'imposent pas à eux-mêmes.
La véritable morale ne fait qu'agir, dans la discrétion et la modestie.


Les propriétaires de chalets du col de l'Échelle ont recueilli l'hiver dernier des Africains épuisés qui passaient en baskets dans la neige: oui mais ils ne s'en vantent pas. Ils ne sermonnent personne! Tandis que dans cette affaire de l'Aquarius, c'est le contraire, dans la droite ligne de Rousseau, le premier bobo de notre histoire, qui écrivait un traité sur l'éducation tout en abandonnant ses propres enfants à l'assistance publique.
Cette idéologie de la moralisation, comme chaque idéologie qui se respecte, a tout noyé autour d'elle, sacrifie tout à sa cause, et ne regarde le monde qu'à son propre prisme. Ainsi la politique devrait-elle devenir une morale, faute d'être considérée comme criminelle.


La question de l'immigration dévoile l'incapacité des Européens à comprendre ce qu'est véritablement la politique. Laquelle a vocation à protéger la société laissée à ses soins, et à garantir son passage dans le temps long de l'histoire. La vocation de la politique n'est sûrement pas d'établir un ordre moral et de le défendre par les sarcasmes, faute de disposer encore des geôles de l'Inquisition. La politique n'est pas la morale. Ce qui ne veut pas dire qu'elle peut tout se permettre, en l'occurrence de ne pas secourir des demandeurs d'asile en détresse. La morale inspire ou doit inspirer toute action, y compris politique. Cependant la première finalité de nos politiques doit être... politique: faire en sorte que dans un siècle nos arrière-arrière-petites-filles puissent encore fréquenter les bars et les universités, se marier à l'âge qu'elles choisiront avec l'homme qu'elles choisiront, ou des choses du même genre. Ce qui dans l'état actuel, n'est pas du tout certain.
L'aide aux demandeurs d'asile n'est pas une chance : c'est pour nous un devoir, d'abord un simple devoir humain, et puis une responsabilité - nous avons choisi d'assumer les dégâts des fanfaronnades colonisatrices de nos ancêtres
Faire de la politique qui soit vraiment de la politique et non de l'ordre moral, consisterait aujourd'hui d'abord à maîtriser l'immigration autant que faire se peut, ensuite à assimiler les populations accueillies afin de garantir l'avenir de l'humanisme qui est le nôtre - très différent de celui de l'islam. Secourir et accueillir ceux qui se noient sous nos yeux n'empêche pas de leur imposer nos lois: ce n'est pas parce qu'ils sont des victimes que, une fois sauvés, ils peuvent tout se permettre. Les secourir dans l'urgence n'empêcherait pas non plus de tenter de maîtriser l'immigration à la source, afin que ce genre de circonstances ne se reproduise pas constamment.

 

À force de dérouler sur l'air des lampions le discours selon lequel l'immigration est une chance, on a laissé les vannes grandes ouvertes, transformant de fait l'Italie en  un vaste Calais. Pourtant l'aide aux demandeurs d'asile n'est pas une chance: c'est pour nous un devoir, d'abord un simple devoir humain, et puis une responsabilité - nous avons choisi d'assumer les dégâts des fanfaronnades colonisatrices de nos ancêtres. Nous n'avons pas l'intention  d'échapper à ce devoir. Faut-il encore qu'on ne le transforme pas en suicide culturel, par haine de soi, par amalgame insensé de la morale et de la politique et moralisation frénétique de tout. Il est impossible de faire véritablement de la politique quand les politiques deviennent des censeurs, les intellectuels des clercs, les journalistes des confesseurs qui donnent ou ne donnent pas l'absolution. Il vaudrait mieux ne pas nous laisser abuser et regarder les choses en face: sous des dehors bigots, le moralisme est une volonté de puissance.

 

Chantal DELSOL

 

* Membre de l'Institut, Chantal Delsol dirige, avec Joanna Nowicki, le Dictionnaire encyclopédique des auteurs d'Europe centrale et orientale depuis 1945, en préparation, et qui sera publié en 2019 aux Éditions Robert Laffont.

 Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr

Source : www.asafrance.fr