AFGHANISTAN : Apocalypse now    

Posté le mardi 31 août 2021
AFGHANISTAN : Apocalypse now      

Tous les observateurs s’accordent pour décrire l’irruption inattendue des talibans dans Kaboul, capitale non défendue, comme une grave défaite de l’Amérique et de l’occident. Cet événement met un terme dans un chaos indescriptible à une guerre de vingt ans qui opposa la plus puissante armée du monde à quelques dizaines de milliers de combattants en sandales ne disposant essentiellement que d’armes légères. Patience et longueur de temps d’une foi obscurantiste ont eu raison de la supposée force de la démocratie.

Les questions restent nombreuses et les explications plus encore.

La première tient au choix inconséquent de quitter l’Afghanistan, sans conditions fiables, exercé par une Amérique toute puissante, choix arrêté sans concerter ses alliés embarqués dans l’aventure.

Plusieurs raisons sont invoquées, tout d’abord le coût exorbitant d’une guerre qui ne semble jamais devoir finir, tant sur le plan économique que celui des pertes humaines. Il y a enfin celui d’un nécessaire recentrage de la puissance américaine vers l’Asie devant l’irrésistible montée de la Chine

La raison économique semble évidente au regard des chiffres invoqués. On jette en pâture les chiffres de 2 000 milliards dépensés en vingt ans, de 82 milliards d’aide militaire dispensés à l’armée nationale laborieusement mise sur pied et bien naturellement des pertes américaines sur le théâtre, pertes qui sont bien inférieures, observons-le, à celles du Vietnam[i].
Le facteur économique domine depuis toujours la politique étrangère et la stratégie de l’Amérique. Les américains sont attentifs aux dollars dépensés, à l’image du « Greedy »[ii] Oncle Picsou. Ainsi en a-t-il été en 1917, lorsque le pays s’est rendu compte qu’il avait trop prêté aux alliés pour les laisser perdre la guerre. Ils sont alors arrivés en Europe pas tout à fait comme alliés mais comme « puissance associée ».
La même motivation produit le même résultat lors du deuxième conflit mondial où l’on ne s’est pas engagé immédiatement mais où l’on a dispensé la loi « prêt-bail » pour soutenir les alliés, cette loi les rendant à terme redevables. Cet embrasement prévisible résultait du refus de ratifier les termes du traité de Versailles que leur Président américain avait pourtant régenté en se drapant des forces de la morale du nouveau monde échappant aux turpitudes de l’ancien.
Après 1945, l’armée soviétique de l’oncle Joe est sur l’Elbe, prolifique, mais l’on se dépêche de rembarquer les boys[iii]. Sur la sollicitation pressante des deux membres de l’Entente cordiale, France et Angleterre, réanimée d’urgence devant cette nouvelle vacuité[iv], il faudra enfin revenir pour signer le traité de l’Atlantique Nord en 1949. La reconstruction du monde assure alors la prééminence américaine en matière économique grâce aux accords de Bretton Woods qui instituaient le dollar comme monnaie de réserve internationale. Le décrochage du dollar par rapport à l’or le 15 août 1971, et même la crise des subprimes de 2008, ménagent cette primauté qui autorise les Etats-Unis à user de la planche à billets de manière inconsidérée. Le pays paye ainsi son budget militaire qui est le plus élevé dans le monde[v] tandis que sa dette ne cesse d’augmenter[vi] menaçant ainsi à terme le bon fonctionnement du système financier international devenu instable et toujours en sursis de la crise à venir.

Le « gendarme du monde » démissionne mais son argument budgétaire est peu crédible. L’Amérique prétend avoir trop dépensé. Cependant, il faut relativiser les chiffres et les mettre en relation avec le train de vie ordinaire du budget américain. A titre de comparaison, le plan de relance du président Biden voté en mars dernier se monte à 1900 milliards de dollars, chiffre comparable au chiffre sus-évoqué pour l’intervention afghane mais portant sur les mois à venir et non sur deux décennies. Incontestablement l’Amérique a mal géré et contrôlé ces dépenses. On reste par exemple stupéfait devant l’annonce de l’existence tout au long du conflit des unités « passe-volant » afghanes au su de l’administration américaine. On peut se demander si le terme de corruption dont on afflige le faible gouvernement afghan ne doit s’appliquer qu’à celui-ci[vii]

A l’exception certes essentielle de la Guerre froide, l’Amérique semble avoir perdu toutes les guerres depuis 1945. La guerre de Corée s’est terminée sur un pat diplomatique, la longue guerre du Vietnam traumatise encore la mémoire du pays, et après le 11 septembre suivi de l’invasion de l’Afghanistan, les interventions terminées sans gloire en Irak et en Syrie. Quelles que soient les considérations concernant l’aptitude de l’appareil militaire américain à mener les conflits de faible intensité - il y a beaucoup à dire, en effet, à propos des défaillances opérationnelles – il faut bien considérer que c’est la stratégie générale qui est en cause.

Est ainsi évoqué le nécessaire recentrage vers l’Asie où monte la menace Chinoise.

Constatons que le maintien du niveau de forces engagé à l’époque des accords signés avec la représentation talibane en février 2020, soit une dizaine de milliers d’hommes notamment chargés d’assurer le soutien de l’armée nationale afghane en jouant sur une écrasante puissance de feu, ne perturbait pas le rapport de force entre ces deux adversaires potentiels. Ce niveau interdisait cependant, pour un coût maîtrisé, toute perspective de victoire à l’insurrection et donc la grave perte de prestige présente, la perte de confiance déjà sensible chez beaucoup d’alliés « protégés », et surtout le triomphalisme des djihadistes de toutes obédiences partout sur la planète, prêts à relancer leur action après leur défaite à Raqqa et au proche Orient[viii]. Cette décision est tout simplement catastrophique et ne peut aucunement être justifiée par la montée en puissance chinoise[ix].

Le respect de règles stratégiques élémentaires aurait pu éviter ce collapsus. Il n’y a en effet pas de bataille décisive dans la guerre subversive, la « petite guerre » de Clausewitz. Cette forme est en réalité un combat d’usure du faible au fort. Celui qui perd est celui qui le premier admet sa défaite, sans événement militaire majeur, par lassitude, par épuisement. C’est la capacité à durer dans une épreuve de force où l’on ne recherche pas le basculement décisif de la bataille napoléonienne qui est déterminante. Comme le faisait remarquer le général Lecointre, la maîtrise du temps est l’élément déterminant de cette bataille d’usure. Il est des conflits qu’il faut savoir endurer longtemps, avec détermination, sur des frontières aussi lointaines que l’étaient celles du Limes de l’empire romain. Le reflexe premier du fort tend à user de sa force pour hâter la décision. Ainsi en a-t-il été du « Surge » accordé par le président Obama à la demande du général Stanley McCrystal qui n’a abouti qu’à augmenter les dépenses et corrélativement les pertes humaines sans pour autant apporter la décision attendue. Cet échec de la concentration des efforts semble alors rendre vaine toute poursuite de l’action. C’est là une erreur qui contrarie la nécessité de durer.

Il semble au contraire plus judicieux - afin d’éluder le sentiment de dépenses inutiles et donc d’attrition insupportable - d’adapter les moyens engagés à un strict minimum visant l’interdiction de toute victoire à la sédition. Il est vain d’associer cet objectif à l’instauration de la démocratie dans une population où l’individu est écrasé par les aléas d’une existence précaire, dans le cadre d’une société autoritaire où ce dernier compte peu au sein du groupe. La démocratie est au contraire fondée sur l’individu devenu citoyen, invention récente résultant de la diffusion de la connaissance et de l’éducation dans une société où les besoins élémentaires liés à la survie sont satisfaits. Ceci demande du temps, toujours du temps.

On peut alors mesurer l’ineptie de ce retrait. Mieux valait poursuivre un engagement que l’on sait de longue durée, sur un style low-cost, quitte à supporter un régime corrompu sur un territoire non totalement contrôlé, mais dans un cadre politique offrant progressivement des espaces de liberté et de progrès, même limités, à chaque individu. Comme cela peut malheureusement être observé au regard de la foule qui se presse à l’embarquement à l’aéroport de Kaboul, l’intervention américaine a tout de même fait évoluer la société afghane. Celle-ci a progressé, rendant sans doute plus difficile le retour du joug obscurantiste[x]. Au total, mieux valait, coûte que coûte, Ashraf Ghaznî que la chappe talibane. Ou il ne fallait pas s’engager dans un conflit voué à être long par nature.

L’heure est aux enseignements de cette aventure, après les divers échecs de l’Amérique et de l’occident dans ces conflits indirects qui pèsent sur l’avenir de la démocratie, pour l’heure plutôt considérée comme système impotent de par le monde, ceci même dans les Etats où elle semble pérenne.

La guerre subversive est par essence un conflit politique dont l’objectif est la conscience de la population-cible. Elle ne peut être gagnée que par cette population. L’intervention extérieure doit être un appoint en soutien d’une armée nationale qu’il faut réussir à ressusciter, à reformer, à engager et à soutenir, ceci sans se soucier de l’avancement des principes démocratiques dans le pays cible mais en veillant au recul de l’indigence et de l’arriération. Tous les efforts doivent converger vers cet objectif incontournable. Or, il semble bien que cette action essentielle - l’effort sur l’armée nationale, sur son encadrement, sur sa motivation - n’ait pas bénéficié de la meilleure adaptation de la part des nations intervenantes.
Former une armée nécessite des connaissances techniques dont disposent normalement les spécialistes détachés des armées occidentales. Mais cette démarche nécessite également des connaissances anthropologiques et culturelles que ne maîtrisait pas le corps expéditionnaire américain : « Nous ne connaissions pas l’Afghanistan, et nous ne le connaissons toujours pas. {…} Nous avions à un degré effrayant une vision simpliste de l’Histoire », avouait le général McChrystal, ancien commandant des forces de l’OTAN en Afghanistan, le 7 octobre 2011[xi]. Ceci exige un long stationnement au-delà des durées habituelles de séjour des unités d’intervention, généralement de six mois. La formation doit par ailleurs couvrir les différentes étapes incluant l’engagement au combat, ce qui suppose que ces formateurs y participent pour valider la formation reçue. A l’instar de l’expérience américaine, on peut s’interroger pour l’heure sur l’efficacité des formations dispensées au Sahel par des formateurs européens, tant au sein de la Minusma que de Takuba, alors que ces derniers connaissent sommairement les cultures et les langues des pays concernés.

La conduite de la guerre nécessite de connaître parfaitement l’ennemi que l’on décrit dans le premier paragraphe d’un ordre d’opération. La guerre subversive nécessite de bien connaître ses amis, qui en constituent le second, tout aussi essentiel que le premier.

  

Colonel (er) Gilles LEMAIRE

 

 

 

[i] Celles-ci se montent, pour ce seul théâtre, à moins de 2 500 personnels auxquels il faut ajouter 1 800 « contractors » contre 58 000 morts au combat au Vietnam.
L’URSS a reconnu 15 000 morts en Afghanistan tandis que d’autres études en annoncent 25 000 et la CIA 50 000.

Sur ce dernier registre, qui est le plus respectable, constatons que l’actuel président développe un discours où les soldats morts au combat comme des victimes et non comme des citoyens conscients ayant offert leur vie pour défendre la patrie.


[ii] Avide, cupide.


[iii] En 1945, « trois millions et demi de soldats américains stationnent en Europe. Ils ne s’éternisent pas et la plupart d’entre eux sont rapatriés, le gouvernement américain ne maintenant des troupes que dans quatre pays : au Royaume-Uni (où stationnent des appareils de l’US Air Force), en Allemagne (38 000 hommes y constituent une force de police militaire), en Autriche et en Italie (à Trieste) ». Cf.  https://www.cairn.info/revue-outre-terre1-2003-4-page-205.htm


[iv] France et Grande-Bretagne avaient entretemps signé deux traités d’alliance : Dunkerque en 1947 et Bruxelles en 1948.


[v] Avec 682 milliards de dollars en 2021 selon le rapport SIPRI (https://fr.statista.com/infographie/24751/classement-des-pays-depenses-militaires-budget-defense/


[vi] La dette fédérale est passée de 23 200 milliards en mars 2020 à 28 000 milliards en mars 2021 (https://www.lecho.be/economie-politique/international/usa/la-dette-colossale-des-etats-unis-n-est-pas-son-probleme-majeur/10295472.html.). Le Pib des Etats-Unis était de 18 200 milliards de dollars en 2020.

[vii] On peut alors repenser au film « American gangster » réalisé par Riddley Scott en 2007 qui retrace la carrière criminelle du délinquant américain Frank Lucas organisant le trafic de drogue à New York avec de l’héroïne importée du Vietnam grâce à la la complicité de membres de l’US Air force.

[viii] Le chef djihadiste malien Iyad Ag Ghali se félicite du succès de talibans et annonce ainsi sa victoire prochaine

[ix] Que l’on soupçonne maintenant d’avoir des vues sur l’Afghanistan.


[x] Voir https://www.lepoint.fr/monde/les-talibans-ont-cette-fois-face-a-eux-une-societe-civile-17-08-2021-2439165_24.php


[xi] Cf. https://www.leparisien.fr/international/retrait-americain-en-afghanistan-5-minutes-pour-comprendre-le-retour-des-talibans-07-07-2021-3WWB5I5I7FEOHAPRGRS2K333NU.php

 

  Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr
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