AFGHANISTAN : « Quel espoir pour l’Afghanistan ? »    

Posté le samedi 28 août 2021
AFGHANISTAN : « Quel espoir pour l’Afghanistan ? »      

LE FIGARO. - Vingt ans après le 11 septembre, les talibans ont repris l’Afghanistan abandonné par les Américains. Que vous inspire cette situation ?

François SUREAU. - Votre question, qui est celle que beaucoup de nos compatriotes se posent, est en elle-même révélatrice de notre difficulté à nous, Occidentaux, à comprendre des mondes qui ne sont pas les nôtres, et en conséquence à y mener une politique.

Prenons-en les éléments dans l’ordre. Le 11 Septembre est d’abord une date pour les États-Unis d’Amérique. L’histoire des Afghans ne commence pas le 11 septembre 2001. À cette époque, ils avaient déjà subi les conséquences du partage colonial, de l’indépendance de l’Inde, de la création du Pakistan, de la rivalité indo-pakistanaise, des alliances de la guerre froide, puis de la guerre soviétique et de l’établissement du premier émirat islamique. Soit, pour la période récente, quarante ans de guerre, extérieure et civile, avec ce qui s’ensuit, l’habitude du conflit armé et plus encore, dans un pays à la population très jeune, l’impossibilité de tout système d’éducation ou de vraie démocratie représentative, fût-elle organisée selon les modes traditionnels propres à l’Afgha­nistan. Ces quarante ans ont eu pour conséquence de démocratiser la revendication d’indépendance nationale, qui est une constante de l’histoire de ce pays, et de la faire échapper aux hiérarchies traditionnelles. Le mouvement taliban est, entre autres choses, le résultat de cette évolution.

Faut-il déduire de ce fiasco de l’Occident que la démocratie ne peut pas s’imposer aux peuples de l’extérieur ?

Ayyam SUREAU. - Est-il certain que le motif premier de la présence américaine en Afghanistan, et de la nôtre à leurs côtés, ait été l’instauration de la démocratie ? Il faudrait être bien naïf pour le penser. Nous savons depuis longtemps que partout où nous prêtons main-forte aux démocrates locaux, nous les discréditons aussitôt en les faisant apparaître comme des laquais à la solde de l’étranger, et nous légitimons du même coup leurs ennemis et les nôtres, qui deviennent aussitôt les seuls défenseurs de la fierté de leur nation et de sa souveraineté. On dit souvent que l’Occident vient s’imposer aux peuples comme si ceux-ci n’avaient pas d’histoire.

Mon impression est qu’il oublie surtout la sienne, et comment, de quelles rivières de mots, d’idées, de sang et de larmes sont nées ces conquêtes que sont les libertés individuelles, les droits universels, mais surtout les institutions créées pour nous défendre contre nos propres passions et nos vices naturels. S’abstenir de la vengeance, interdire le travail des enfants, reconnaître l’égalité des hommes et des femmes, donner une part de son revenu à l’État pour contribuer au bien public, rien de cela n’est naturel. Si nous n’avions pas hérité de ces règles, il est fort peu probable que nous déciderions nous-mêmes de nous contraindre à vivre dans un État de droit inclusif et égalitaire du jour au lendemain.

Derrière la victoire militaire fulgurante des talibans, faut-il voir un accommodement de la grande majorité des Afghans avec ce régime ?

A. S. - Il existe, chez une très grande majorité d’Afghans, une profonde ambivalence vis-à-vis des talibans. Il n’y a pas eu à Kaboul d’affrontement avec l’armée afghane, et il n’y a pas eu de ­résistance de la part des civils. Carter Malkasian, et d’autres observateurs de la guerre en Afghanistan, avait déjà noté la démotivation des soldats afghans, découragés par la corruption du commandement, la modicité ou l’inexistence de la solde, les arrangements locaux avec la rébellion, le sentiment de plus en plus incommode de n’être pas du côté des vrais patriotes. Les soldats ne sont pas des martyrs, dans aucun pays, dans aucune guerre. Sans un commandement respectable et une raison valable de mourir, ils ne se battent pas. Il semble que dans cette affaire les motifs de se battre auront été plus forts chez les talibans.

Les Afghans font partie de ces guerriers pragmatiques qui ne se lancent dans une bataille que s’ils ont une chance de la gagner. À Kaboul, au moment de l’arrivée des talibans, les civils ont préféré faire l’économie d’un bain de sang inutile. Je ne suis pas de ceux qui se sont tant étonnés, avec le dédain propre aux résistants imaginaires, de voir Kaboul se rendre sans combat.

Il faut cesser de se représenter les Afghans et les talibans comme deux blocs ennemis. Les talibans sont des Afghans. Ils cristallisent l’idée la plus haute que se font les Afghans d’eux-mêmes : farouches guerriers, habiles maquisards, indomptables gardiens d’une nation et de sa religion confondues en une seule et même chose.

Les souvenirs du précédent régime taliban ne sont pas effacés. Si plus de 65 % des Afghans ont moins de 25 ans - un chiffre qu’il faut garder en mémoire car il explique bien des choses -, leurs parents leur ont raconté les exécutions publiques, les lapidations, les pendaisons, les trois doigts rassemblés horizontalement pour mesurer la barbe des jeunes hommes, les coups de fouet pour punir une cheville visible ou un vernis à ongles. Mais surtout les écoles et les universités fermées. Les enfants abrutis par la récitation dans les madrasas. Les femmes invisibles, humiliées, mortifiées. Tout un peuple empêché, privé de tout ce qui est beau, vrai et juste. Moins de deux semaines après la prise du pouvoir par les talibans, beaucoup d’Afghans continuent d’espérer en une deuxième version plus modérée qu’en 1996 de leur système de gouvernement. Il est improbable que cet espoir soit fondé. Les talibans sont d’ores et déjà en train de traquer leurs adversaires politiques, les juges qui les ont condamnés, les journalistes qui ont rapporté leurs exactions. Ils montreront leur hideux visage après le départ définitif des forces étrangères.

François Sureau, vous avez servi en Afghanistan. Quatre-vingt-dix soldats français sont morts au combat. Au regard de la situation actuelle, faut-il considérer que leur sacrifice a été inutile ?

F. S. - On ne peut pas juger du sacrifice des soldats en usant, si je puis dire, d’un regard civil. Le sacrifice du soldat d’un grand pays démocratique comme le nôtre n’est jamais vain. Il a obéi aux ordres de la nation. C’était sa fierté, le sens de son engagement. Là-bas, il était tenu par cette fierté, par le sentiment de ce qu’il devait à ses camarades. Et il savait que le combat au nom duquel il était engagé était le bon : contre le terrorisme, et pour ces droits démocratiques qui forment une part essentielle de notre honneur collectif. Bien sûr, on peut toujours, partout, regarder ailleurs. Ce n’est pas ce que nous avons fait. Je n’ai rien à ajouter à ce que le président de la République a exprimé en sa qualité de chef des armées. Et comme tous ceux qui y sont allés, je ne pense pas seulement aux morts, mais aux blessés et aux mutilés qui porteront en eux, toute leur vie, l’Afghanistan. Ils ne méritent pas la pitié, mais l’admiration.

J’ajoute qu’ils méritent aussi la considération de nos hommes politiques. Que celle-ci n’ait jamais pris la forme d’un vrai débat parlementaire sur les raisons de cet engagement collectif, sur ses modalités, sur la manière dont nous avons pesé, ou pas, sur les décisions des États-Unis qui dirigeaient la coalition, en dit malheureusement assez long. Le Parlement a passé des centaines d’heures sur l’affaire Benalla mais à peu près aucune sur l’Afghanistan.

Les femmes sont les premières victimes de la charia installée par les talibans. Pourquoi les évacués sont-ils en grande majorité des hommes ?

A. S. - J’ai été frappée, comme vous, par les images de centaines de jeunes hommes prenant d’assaut les avions sur le tarmac de l’aéroport de Kaboul. Mais ces images sont trompeuses. Parmi les personnes évacuées dans l’urgence par la France figurent au contraire un grand nombre de femmes. Si elles étaient restées en Afghanistan après le départ de nos forces, elles seraient évidemment les premières victimes. Le président de la République avait fixé comme objectif la mise à l’abri des personnes menacées. Au premier chef, les membres des familles de ceux qui se sont engagés auprès de nos armées. Pour la première fois depuis de nombreuses années, un chef de l’État évoque l’asile politique dans les termes les plus stricts, non comme un droit de toute personne qui craint la persécution, mais comme un devoir fraternel de la France envers ceux qui se battent et œuvrent dans le monde pour les mêmes choses qu’elle. C’est le sens de cet « asile constitutionnel », que l’on oublie trop souvent.

On a beaucoup critiqué les maladresses de la fameuse allocution du 16 août, mais on a peu relevé l’insistance explicite du président sur le droit des femmes. Cela semble anodin, ça ne l’est pas du tout. Les femmes sont les premières victimes, non seulement de la charia instaurée par les talibans, dont la cruauté spectaculaire nous paraît sans égale, mais aussi du droit et des pratiques de bien des pays amis où les traditions ancestrales, mélangées ou non avec la loi islamique, piétinent leur liberté et leur dignité. Piétinent leurs droits fondamentaux. Pour un chef d’État européen, dire publiquement : « Les femmes afghanes ont le droit de vivre dans la liberté et la dignité », c’est faire preuve d’un courage politique inédit. Croyez-moi, les femmes afghanes ne l’oublieront pas, et celles qui souffrent en silence dans beaucoup d’autres pays, non plus.

Ayyam Sureau, vous avez fondé une association d’aide à l’intégration des réfugiés, notamment afghans. Comment envisagez-vous leur accueil dans les circonstances actuelles ?

A. S. - Nous faisons peser sur les réfugiés les bricolages, les préjugés, les hypocrisies et l’incohérence de notre propre politique de l’immigration. Les Afghans ne sont pas, à ce que je sache, des deux côtés des guichets. Nous avons admis à l’asile des milliers de rescapés avant l’heure, par compassion, par intérêt, par cynisme ou par niaiserie. Qu’on ne vienne pas à présent leur reprocher d’avoir violé les droits sacrés de l’asile que nous n’avons su ni définir avec réalisme ni garder avec rigueur.

Vous vous souvenez de la phrase terrible de Tristan Bernard au moment de l’Occupation : « Les optimistes sont allés à Auschwitz, les pessimistes au Waldorf Astoria. » Kaboul n’est pas Auschwitz, et la France de l’asile n’est pas le Waldorf Astoria, mais ces dernières années ce sont les pessimistes qui sont venus chercher refuge chez nous. Et c’est peut-être ce qu’il y a de plus triste : leur fuite collective aurait dû nous avertir de l’inanité de notre combat sur leur sol. Eux ne croyaient pas à la victoire, puisqu’ils s’en allaient de là où nous combattions. Ils ont eu raison. Aujourd’hui, ces hommes et ces femmes, qui ont cherché et obtenu avant l’heure la protection d’une démocratie durable pour vivre et élever leurs enfants, sont les dépositaires de l’espoir de leur pays. Plaise à Dieu qu’il se trouve parmi eux les bâtisseurs de l’Afghanistan de demain.

Avez-vous de l’espoir pour ce pays, que vous connaissez bien ?

A. S. - Bien sûr, j’ai de l’espoir, pour les Afghans qui sont restés dans leur pays comme pour ceux qui ont trouvé refuge en France. Cela fait près de quinze ans que je vis auprès d’Afghans. Des hommes et des femmes de toutes conditions, de toutes les ethnies de cet étrange pays. J’ai grand mal à imaginer que des gens d’une telle gaieté, aimant obstinément la vie, le jeu, le rire, les fleurs et le chant des oiseaux, la musique, la danse et la poésie courbent durablement l’échine devant l’autorité mortifère des talibans.
Quant à ceux qui se trouvent aujourd’hui éparpillés dans le monde libre… sont-ils tous acquis à la cause de l’égalité des femmes, de la discrétion religieuse dans l’espace public, du primat d’une même loi pour tous, de la dignité inaliénable de chacun sans discrimination de genre, de croyance ou de statut social, ou du devoir sacré de contribuer de toutes ses forces au bien commun ? Certes, non. C’est à nous de les aider, par notre exemple, à combattre leurs démons intérieurs, avec la sévérité sans mélange qu’on doit à ses amis. À force de considérer l’asile comme une forme d’immigration comme une autre, on oublie le redoutable instrument idéologique qu’il a toujours été.

Vous savez, l’image d’un père tendant son enfant à un soldat étranger pour qu’il échappe au royaume de la charia ne constitue pas la meilleure propagande possible pour l’islam politique, de même que le mur de Berlin n’était pas la meilleure réclame pour le soviétisme.

Propos de François et Ayyam SUREAU
recueillis par Eugénie BASTIE
Source : Le Figaro
Date : 27 août 2021

*Le père jésuite espagnol Pierre Claver (1580-1654) a consacré sa vie à secourir et à défendre les esclaves africains de la colonie espagnole d’Amérique qui correspond à l’actuelle Colombie. Béatifié par le pape Pie X en 1850, il a été canonisé par le pape Léon XIII en 1888.

** De l’Académie française. Dernier ouvrage paru : « L’Or du temps » (Gallimard, coll. « Blanche », 2020).

 

  Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr
Retour à la page actualité

 

 

 

Source : www.asafrance.fr