AFGHANISTAN. Retrait américain : Quelles conséquences stratégiques ?

Posté le mardi 14 décembre 2021
AFGHANISTAN. Retrait américain : Quelles conséquences stratégiques ?

Les alliés de l’Amérique observent avec inquiétude l’érosion de sa dissuasion. Ils anticipent une résurgence de la mouvance djihadiste et redoutent un passage à l’acte de Moscou ou Pékin.

Après le départ chaotique, fin août, des troupes américaines déployées pendant vingt ans en Afghanistan, un ordre nouveau se profile.

Quelles leçons pour les États-Unis et leurs alliés ?

Démocrates et républicains, même combat ! Pour ceux qui en doutaient encore, le retrait américain d’Afghanistan a prouvé à quel point le changement de priorité stratégique vers l’Indo-Pacifique fait l’objet, aux États-Unis, d’une parfaite continuité entre les trois dernières administrations. Amorcé par Barack Obama, le « pivot asiatique » a été accéléré par Donald Trump et confirmé par Joe Biden. Au niveau militaire, l’échec afghan a eu la peau de la « doctrine Powell », qui promettait la victoire grâce à la supériorité technique et à une puissance militaire écrasante, avec zéro mort côté américain. « Cet échec est un changement océanique pour les États-Unis, car il révèle une profonde carence militaire des armées. C’est aussi tout le modèle américain de la démocratie, des libertés humaines et des valeurs fondamentales qui a été humilié », estime l’écrivain américain et spécialiste de l’Afghanistan Michael Barry. Enfin, le retrait d’Afghanistan annonce la fin de la présence globale américaine. « Les États-Unis sont rentrés dans une ère post-11 septembre 2001 », analyse Benjamin Haddad, directeur Europe de l’Atlantic Council, lors d’un sommet européen sur la radicalisation islamiste et la menace terroriste organisé le 6 décembre à l’Assemblée nationale par l’European Leadership Network (Elnet). Et les principaux alliés de Washington s’en inquiètent. L’érosion de la dissuasion américaine : c’est sans doute le principal et plus durable des effets du retrait d’Afghanistan. Les doutes vis-à-vis de la parole américaine traversent tous les continents. Les États-Unis iront-ils défendre Taïwan ou les Pays baltes s’ils sont attaqués ? Se porteront-ils au secours de leurs alliés s’ils en avaient besoin au Moyen-Orient ou en Méditerranée orientale ?

L’Afghanistan va-t-il redevenir un sanctuaire terroriste ?

Les mouvements djihadistes ont à nouveau le champ libre. « La victoire des talibans permet à l’idéologie islamiste de reprendre corps dans la région », résume Anne-Clémentine Larroque, historienne de l’islamisme, au colloque d’Elnet. Depuis le départ des Américains, l’Afghanistan est redevenu un théâtre djihadiste à partir duquel al-Qaida et l’État islamique au Khorasan, la filiale locale de Daech, peuvent rayonner dans la région. « Contrairement aux États-Unis, je ne crois pas que les talibans soient entrés dans une ère post-11 Septembre », commente Suzanne Raine, ancienne diplomate britannique spécialisée dans la lutte antiterroriste et professeur au King’s College de Londres, dans le même sommet européen. Malgré leurs promesses, ils n’ont pas changé ni coupé leurs liens avec al-Qaida. Le départ des Américains offre aux groupes djihadistes locaux une caisse de résonance dans le monde entier où, de l’Afrique australe (Ouganda, Mozambique…) au Sahel en passant par les pays d’Asie centrale, voisins de l’Afghanistan, le mouvement djihadiste s’est décentralisé. « Contrairement à ce que pensent les responsables américains, l’Afghanistan n’est pas secondaire pour la symbolique islamiste mondiale. Au contraire : il représente le champ de la victoire », prévient Michael Barry. L’échec américain résonne comme un succès prometteur dans toutes les cellules djihadistes de la planète. « L’offre idéologique se diversifie, se complexifie et s’enrichit. L’offre islamiste et djihadiste gagne du chemin. Aujourd’hui, il y a davantage de djihadistes qu’en 2015. En Europe et aux États-Unis, on a l’impression d’être dans l’après-Daech. C’est une erreur. On est au contraire dans un nouveau Daech », prévient Anne-Clémentine Larroque. Or, face à la reconstitution annoncée d’un sanctuaire pour les mouvements djihadistes, les Américains n’ont plus les mêmes moyens qu’avant pour surveiller le pays. « Qui fera remonter les informations désormais ? On ne va plus voir venir les menaces », prévient Suzanne Raine. La menace est-elle suffisamment prise au sérieux par les Américains ? « Non. Après vingt ans de guerre en Afghanistan, l’argent et l’énergie quittent l’antiterrorisme pour être investis dans la lutte contre la Chine. Nous baissons notre vigilance et nous allons à nouveau être vulnérables aux mouvements terroristes », prévient Colin Clarke, directeur du think-tank américain The Soufan Center, au colloque d’Elnet.

Ce retrait constitue-t-il Un encouragement aux puissances révisionnistes ?

Même si les puissances voisines, qui ont hérité de la gestion de la crise, font pour l’instant preuve de discrétion vis-à-vis de la « patate chaude » qu’est l’Afghanistan, elles retirent déjà certains bénéfices du retrait américain. La Russie, d’abord, qui exploite le vide laissé par les Américains pour s’afficher en garant de la stabilité de l’Asie centrale.

Il s’agit, pour le Kremlin, de verrouiller la région face aux risques migratoires, extrémistes et terroristes en provenance d’Afghanistan tout en augmentant son influence militaire et stratégique dans son « proche étranger ». La Chine, elle aussi, avance ses pions en multipliant les prises de contact avec les talibans. L’enjeu, pour Pékin, est à la fois économique, politique, sécuritaire et géopolitique. « Joe Biden a justifié le retrait d’Afghanistan par la nécessité de mieux contrer la Chine. Mais il a au contraire jeté l’Afghanistan dans ses bras ! Nous assistons, en Afghanistan, à la mise en place d’une dictature idéologique verrouillée, soutenue par le Pakistan, avec la bénédiction de la Chine et de la Russie », regrette Michael Barry. Plus généralement, le retrait d’Afghanistan, qui s’accompagne d’un effacement américain dans le grand Moyen-Orient, et que les adversaires de Washington lisent comme un affaiblissement de l’Occident, encourage le durcissement des politiques étrangères des puissances régionales.

« Il est probable que la retraite d’Afghanistan ait encouragé la Russie à menacer l’Ukraine d’une intervention militaire et l’Iran à accélérer son programme nucléaire tout en se moquant ouvertement des négociateurs internationaux », commente un diplomate. L’impression de faiblesse et de résignation donnée par la retraite afghane se traduira-t-elle dans les semaines qui viennent par une nouvelle intervention militaire russe en Ukraine ? Encouragera-t-elle aussi la Chine à s’attaquer à Taïwan ?

Quelles conséquences pour l’intervention française au Sahel ?

« L’opération au Sahel est sans doute un précédent de ce qu’il va falloir faire à l’avenir. C’est-à-dire que c’est la France qui devra prendre la direction des opérations militaires au niveau politique et sur le terrain, aidée par des renforts européens et soutenue par le renseignement, l’aide logistique et les drones des États-Unis », prédit Benjamin Haddad.

Avec l’Allemagne, qui s’était engagée auprès des Américains en Afghanistan pour soutenir le lien transatlantique, la France regrette elle aussi le retrait américain du grand Moyen-Orient. Elle avait déjà très mal vécu la reculade de Barack Obama en Syrie en 2013, qui avait fait capoter une intervention militaire destinée à punir le régime de Bachar el-Assad. Plus récemment, elle a souffert de son éjection du contrat de sous-marins avec l’Australie, qui la marginalise en Indo-Pacifique.

Elle redoute aujourd’hui des métastases au Sahel. Faut-il redouter une répétition du scénario afghan dans la région sahélienne, où Emmanuel Macron a décidé de réduire le dispositif français de lutte contre le terrorisme ? Les deux interventions ont des points communs, notamment la montée du sentiment anti-occidental, l’échec des forces de sécurité locales à prendre le relais des troupes étrangères et l’incapacité à faire disparaître les mouvements djihadistes. Mais elles ont aussi des différences, puisque contrairement à l’intervention américaine en Afghanistan, l’opération française au Mali a été déclenchée à la demande des autorités locales. Alors que la nouvelle tribune offerte aux mouvements djihadistes en Afghanistan résonne jusqu’au Sahel, « la France assure toujours dans la région une certaine stabilité » affirme le général Christophe Gomart, ancien patron des renseignements militaires (DRM) et du Commandement des opérations spéciales (COS), au colloque d’Elnet. Pour l’instant.



Isabelle LASSERRE

Le Figaro
l3 décembre 2021

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Source : www.asafrance.fr