AFGHANISTAN : Un vrai retrait américain, une vraie incertitude  

Posté le vendredi 07 mai 2021
AFGHANISTAN : Un vrai retrait américain, une vraie incertitude   

« Les États-Unis et nos alliés de l'OTAN ont envoyé des forces en Afghanistan il y a près de 20 ans, et le président a jugé qu'il était maintenant temps de redéployer et de repositionner ces forces afin qu'elles soient mieux disposées pour dissuader les adversaires et répondre aux menaces à l'échelle mondiale, y compris celles en la région de commande CENTCOM ».
Fort bien, chacun le sait, Donald Trump puis Joe Biden ont décidé de retirer leurs troupes et celles de leurs alliés d’Afghanistan.
Le général Kennet McKenzie, chef du commandement militaire pour l’Asie centrale et le Moyen-Orient (CENTCOM) témoignait donc le 22 avril dernier devant le comité des forces armées du Sénat. Avec une préoccupation centrale : « Nous planifions en outre maintenant la poursuite des opérations de lutte contre le terrorisme dans la région. Veiller à ce que les organisations extrémistes violentes qui luttent pour leur existence dans l'arrière-pays de l'Afghanistan restent sous surveillance et pression persistantes » (1).

Il évoque bien sûr, dans un contexte afghan très instable, à la fois al Caïda, l’Etat islamique branche afghano-pakistanaise comme d’autres groupes islamistes, au Pakistan le Lashkar-e-Toiba par exemple, ou le Mouvement islamique d’Ouzbékistan. En effet, al Caïda et d’autres pourraient « restaurer leurs forces en 18 à 36 mois ».

Certes, les pays frontaliers de l’Afghanistan (Pakistan, Turkménistan, Ouzbékistan, Tadjikistan, Chine et Iran) « veulent la stabilité en Afghanistan. Et l'autre chose que certains d'entre eux veulent aussi, c'est qu'ils connaissent les vastes ressources naturelles de l'Afghanistan et qu'ils cherchent à y avoir accès ». Or, ajoute-t-il, « je pense que tout le monde est préoccupé par le fait que si - si nous partons, si une guerre civile s'ensuit, il y a la possibilité d'un mouvement massif de réfugiés qui pourrait affecter toutes les nations autour de l'Afghanistan. Je pense donc qu'ils sont très préoccupés par cela parce qu'ils ne voient pas de voie claire pour l'avenir après la réduction de notre présence ». Le général McKenzie avoue ne pas savoir en effet comment l’armée afghane pourra résister aux Taliban sans le soutien américain. Outre qu’ils sont « militairement très capables », ils ont « accès à des refuges offshore où ils peuvent se reconstituer, là où le gouvernement afghan ne peut pas se rendre. Et il est toujours très difficile dans un combat contre-insurrectionnel lorsque votre adversaire a la capacité de faire ces choses ». Enfin, il y a toujours le risque, si le retrait total des Américains laisse un vide, que certains soient tentés de le combler – la Chine, la Russie – pour ne rien dire de l’influence de l’Inde, qui ne veut pas laisser le pays aux Chinois.

Dans ce contexte, que faire ? Parce que même en conservant un œil à l’intérieur du pays, « nous n'aurons pas la vision que nous avons maintenant ». Alors qu’il faut garder la possibilité d’intervenir contre la prise en main du pays par l’une ou l’autre des organisations terroristes. « Nous allons passer en revue tous les pays de la région, nos diplomates entreront en contact avec eux et nous discuterons des endroits où nous pourrions positionner ces ressources ». Précision : « A ce jour, nous n’avons aucun accord de ce type en place ».

L’affaire est d’importance. D’une part parce que les bases à l’étranger, leur coût et leur utilité sont discutés à Washington (2), d’autre part parce que les pays proches sont ceux de l’ancienne URSS (Turkménistan, Ouzbékistan, Tadjikistan) – l’Iran étant bien entendu exclu. Certes, souligne, The Diplomat (3) l’instabilité qui s’annonce en Afghanistan avec le retrait américain inquiète les pays d’Asie centrale. Mais aussi Moscou, qui a de la mémoire (George Bush avait tenté de s’implanter dans la région après l’invasion de l’Irak en 2003). « La Russie entretient des relations militaires multiformes avec les pays de la région, y compris dans le cadre de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), avec une alliance militaire qui comprend le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Tadjikistan ». Le ministre de la Défense russe, Sergueï Choïgou, était donc, entre le 26 et le 28 avril, au Tadjikistan. Il y a signé un accord « pour établir des systèmes de défense aérienne conjoints » afin de parer à une éventuelle menace venue d’Afghanistan. De même s’est-il rendu en Ouzbékistan, qui n’appartient plus à l’OTSC depuis 2012. « Il a été annoncé que les ministères deux pays avaient préparé un programme de partenariat stratégique pour 2021-2025, le premier du genre » - dont le contenu reste secret. L’Ouzbékistan n’accepte pas, selon sa doctrine militaire, de base étrangère sur son territoire. Reste le Turkménistan – qui tient à ses bonnes relations avec l’Iran.

En conférence de presse, le 22 avril, le général McKenzie précisait à une question de Reuters : « Si vous parlez du Tadjikistan, de l'Ouzbékistan, du Turkménistan et du Kazakhstan, nous n'avons actuellement aucun accord de base significatif avec l'un de ces pays ». Il rappelait disposer « de très bons accès aux droits de base et de survol » avec les partenaires des Américains dans le Golfe, tout en reconnaissant que « les distances étaient plus nettement plus grandes pour entrer en Afghanistan ».

Comment vont les choses en Afghanistan, justement ? Nous avions noté, en février 2019, comment Donald Trump négociait avec les opposants au président Ashraf Ghani sans lui – y compris avec les Taliban, avec la bénédiction, disions-nous, des Russes et des Chinois (4). « La ‘Troïka’ élargie sur le problème Afghan comprenant les Etats-Unis, la Russie et la Chine - et le Pakistan – a annoncé vendredi (30 avril) à Doha (Qatar) une feuille de route en consultation avec le gouvernement d’Ashraf Ghani et les Taliban sur la voie à suivre dans l’immédiat pour atteindre un règlement de paix » note l’ancien ambassadeur indien MK Bhadrakumar ce premier mai (5). S’ensuit une déclaration commune (6) qui, pour le diplomate, revêt l’importance « d’un engagement international » garantissant un Afghanistan « neutre et autosuffisant » sans forces étrangères sur son sol. Avec l’intérêt de « répondre aux appréhensions de Moscou et de Pékin, selon lesquelles, dans un scénario post-implantation, les Américains pourraient déployer des groupes extrémistes (Tchétchènes, Ouïghours, etc.) comme outils géopolitiques pour entreprendre des opérations secrètes en Asie centrale, pour déstabiliser le Xinjiang, le Caucase du Nord, etc. ». De même l’assurance d’un Afghanistan « neutre » (garanti par les trois puissances et le conseil de sécurité de l’ONU) conviendra-t-elle au Pakistan et à l’Iran.

Optimiste, Bhadrakumar envisage un gouvernement de transition en Afghanistan – probablement dit-il sans Ashraf Ghani : « Il est hautement improbable que lui-même ou son cercle d’associés montre l’audace de saper un ‘code de conduite’ qui est souscrit conjointement par trois grandes puissances, et, de manière significative, par le Pakistan également ».

Mais ? Ce même 1er mai, le porte-parole des Taliban, Zabihullah Mujahid, déclarait la « saison ouverte » contre les troupes américaines. Prenant prétexte de ce que la date du 1er mai, établie par Donald Trump comme dernier délai pour l’évacuation des troupes, a été reportée au 11 septembre prochain par Joe Biden, il déclarait : « Le retrait des forces étrangères d'Afghanistan avant la date limite convenue du 1er mai étant passé, cette violation de principe a ouvert la voie aux Moudjahidines (de l'Émirat islamique d'Afghanistan, IEA) pour qu'ils prennent toutes les contre-mesures qu'ils jugent appropriées contre les forces d'occupation » (7). Plus de précisions ? « Les moudjahidin de l'IEA vont maintenant attendre quelle décision la direction de l'émirat islamique va prendre à la lumière de la souveraineté, des valeurs et des intérêts supérieurs du pays, et prendront ensuite des mesures en conséquence, si Allah le veut ». Et partout, de violents combats contre l’armée gouvernementale ont éclaté. Selon le ministère afghan et autres sources internationales, on dénombre plus de 100 morts et 52 blessés parmi les Taliban qui ont attaqué une base gouvernementale dans le sud-ouest de la province de Ghazni, 17 morts et 25 capturés contre l’avant-poste de Ghazni, et selon VOA News, 30 morts et 100 blessés parmi la population civile lors d’un attentat à la bombe dans la province orientale du Logar, à Pul-e-Alam. L’armée américaine a déclaré avoir frappé les Taliban autour de Kandahar – mais son retrait se poursuit.

 La paix n’est pas acquise. Et le point 5 de la déclaration commune est compromis : « Nous réitérons notre appel à toutes les parties au conflit en Afghanistan pour qu’elles réduisent le niveau de violence dans le pays et aux Taliban de ne pas poursuivre une offensive de printemps. Nous condamnons dans les termes les plus fermes toute attaque visant délibérément des civils en Afghanistan et appelons toutes les parties à respecter leurs obligations au titre du droit international humanitaire en toutes circonstances, y compris celles liées à la protection des civils » (6). 

Demain ? Pouvait-on espérer mieux que l’engagement des trois puissances russe, chinoise, américaine, celui du Pakistan, celui de l’ONU ? Si chacun tient sa promesse, la main est aux Afghans. Ce qu’ils demandent depuis toujours.

 

Hélène NOUAILLE

Source : La lettre de Leosthène

 
Cartes :

L’Afghanistan et ses voisins (Monde diplomatique)
https://www.monde-diplomatique.fr/IMG/carto/1995_04_afghanistan.fh7-encoded.png

Afghanistan : provinces et districts
http://legacy.lib.utexas.edu/maps/middle_east_and_asia/txu-pclmaps-oclc-814380561-afghanistan_provinces_and_districts-2012-02.jpg

Ressources naturelles
http://legacy.lib.utexas.edu/maps/middle_east_and_asia/afghanistan_known_resources_2008.jpg

Afghanistan : les chemins de la drogue (Philippe Rekacewicz)
https://www.monde-diplomatique.fr/local/cache-vignettes/L890xH517/asie_centraleGF-cd4e5.png?1512037251

Notes :

(1) US Central Command, le 29 avril 2021, General Kenneth F. McKenzie Testimony Senate Armed Services Committee April 22th 2021
https://www.centcom.mil/Portals/6/Documents/Transcripts/04222021SASCCENTCOMandAFRICOMTranscript.pdf

(2) War On the Rocks, le 14 janvier 2021, Raphael S. Cohen, Why overseas military bases continue to make sense for the United States
https://warontherocks.com/2021/01/why-overseas-military-bases-continue-to-make-sense-for-the-united-states/

(3) The Diplomat, le 3 mai 2021, Umida Hashimova, Russia, Central Asian States Worry About Instability in Afghanistan
https://thediplomat.com/2021/05/russia-central-asian-states-worry-about-instability-in-afghanistan/

 (4) Voir Léosthène n° 1354/2019, du 9 février 2019, Afghanistan : parce qu’il faut bien qu’une guerre se termine…
Une conférence intra-afghane s’est tenue à Moscou les 5 et 6 février derniers. Le sujet ? L’avenir d’un pays ravagé depuis 2001 et l’attentat contre les tours jumelles à New York, il y a donc 17 ans. Cette conférence s’est tenue, ce qui est pour le moins étonnant, sans le président afghan en titre, Ashraf Ghani – mais avec ses opposants, Taliban compris. Donald Trump hésite, tiraillé par des « éléments extrémistes de l’establishment américain » qui trouvent avantage à cette guerre sans fin. Et si pourtant l’intérêt de Trump, pour tenir une de ses promesses de campagne, était  de trouver un accord direct avec les Taliban – avec la bénédiction des Russes, des acteurs régionaux (dont Pékin, qui a fait la promesse de s’employer à rapprocher Afghanistan et Pakistan) et de l’opinion internationale ?

 (5) Indian Punchline, le 1er mai 2021, MK Bhadrakumar, Breakthrough in Afghan peace process!
https://www.indianpunchline.com/breakthrough-in-afghan-peace-process/

 (6) Ministère russe des Affaires étrangères, le 30 avril 2021, Déclaration commune de la « Troïka » élargie sur le règlement pacifique en Afghanistan
https://74bgfrlvbgminta3xpvvsgfdda-adv7ofecxzh2qqi-www-mid-ru.translate.goog/en_GB/foreign_policy/news/-/asset_publisher/cKNonkJE02Bw/content/id/4719614

 (7) Zero Hedge, le 3 mai 2021, Tyler Durden, Taliban Declares Open Season On Americans As Weekend Fighting Erupts, Scores Dead & Wounded
https://www.zerohedge.com/geopolitical/taliban-declares-open-season-americans-weekend-fighting-erupts-scores-dead-wounded 

 

Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr
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Source : asafrance.fr