ARMÉE FRANÇAISE : « Les Français doivent être fiers de leurs soldats »

Le chef d’état-major des armées (CEMA) expose au « Talk stratégique » du « Figaro » sa vision de la « singularité militaire » et son plan stratégique pour les années 2019-2021.
LE FIGARO : Comment se portent aujourd’hui les armées françaises ?
Général François LECOINTRE :
Nos armées vont bien. D’abord parce que nos militaires sont engagés dans ce qui est le cœur de leur vocation, les opérations, tous les jours, de façon très active. Quand on a cette vocation de service de la France, on est heureux de pouvoir exercer pleinement son métier.
Ensuite, les hommes et les femmes qui servent dans nos armées ont la perception d’un engagement fort du politique. La loi de programmation militaire (LPM 2019-2025), votée l’an dernier, est une loi de reconstruction et de consolidation qui vient après des années d’éreintement des armées où l’on a réduit les effectifs et contraint la ressource de façon considérable.
La troisième raison est, selon moi, l’attention particulière portée par la ministre des Armées, Florence Parly, aux conditions de vie des militaires et de leurs familles. La condition militaire avait été la grande sacrifiée des LPM précédentes. Voir désormais reconnus les efforts que les militaires ont consentis et prises en compte les exigences de leur vie est un vrai facteur de satisfaction.
Vous avez récemment exposé votre vision de la « singularité militaire » et publié un plan stratégique. Pourquoi ces deux textes conceptuels vous paraissaient-ils nécessaires ?
Tout chef militaire a besoin de conceptualiser, de ne pas se laisser emporter dans le courant des événements et d’être capable de définir une conception générale sur un objectif majeur à atteindre. Il doit être certain, en permanence, que l’idée guidera l’action et que l’esprit l’emportera sur la lettre.
Quelle est cette « singularité » ?
Pendant deux LPM successives, le poids des efforts à consentir a conduit à une vision très banalisante des armées. Il s’agissait d’aller vers plus de performances en s’organisant selon des logiques fonctionnelles, comme on le ferait dans le civil, oubliant ce qui fait la singularité des armées, qui est au cœur de leur efficacité. Les armées ne sont pas une institution comme les autres. Elles ont besoin de capacités de résistance, d’autonomie, de fonctionnement dans le chaos. Dans un monde toujours plus dur, nous aurons de plus en plus besoin d’une armée forte de ses valeurs, de son identité et de son esprit de combat.
En mars, vous avez publié un plan stratégique pour les années 2019-2021…
Le premier texte exprimait ma conception de l’armée et de sa place dans l’État. Le second explique comment je compte parvenir à réaffirmer cette mission. Ils découlent des orientations de la LPM et de la Revue stratégique remise par Florence Parly au président. Cette revue définit la nécessité pour les armées de se consolider, de réaffirmer la singularité de leur fonctionnement et de leurs organisations, pour passer à la modernisation qui leur permettra d’agir avec un fort esprit d’innovation dans les nouveaux champs de la conflictualité : cyberguerre, espace, et des champs géographiques comme le Grand Nord. C’est le sens de ce que je propose pour « gagner aujourd’hui, demain, ensemble ».
Au Sahel, la France lutte depuis six ans contre les groupes armés terroristes (GAT). Où en est-on ?
Six ans, cela peut paraître long. Mais je ne connais pas de crise importante qui ait été réglée en moins d’une dizaine d’années. Nous sommes face à un phénomène de déconstruction systémique de certains États qui va nécessiter de nombreux efforts dans tous les champs de l’action politique. Depuis un an et demi, nous étions engagés prioritairement dans la région du Liptako, à la frontière du Mali et du Niger. Toutes les conditions y étaient réunies pour un asservissement des populations aux groupes terroristes. Nous avons mené une action militaire pour affaiblir ces GAT et les mettre à portée des forces armées maliennes. Nous avons également travaillé au retour de l’administration malienne, tout en menant une action de développement coordonnée avec l’Agence française de développement. Tout ceci commence à produire de l’effet et au Liptako, nous avons presque atteint le moment où l’armée malienne pourra agir seule. Je reste prudent car l’enjeu est immense. Nous avons étendu l’action de Barkhane à la région voisine du Gourma, à la frontière du Mali et du Burkina Faso. En reproduisant ce que nous avons fait dans le Liptako, nous espérons, dans un an ou deux, pouvoir là aussi passer la main à l’armée malienne.
Au Levant, l’opération française « Chammal » va-t-elle se poursuivre ?
Cette opération est une bataille dans la guerre. Ce n’est pas parce qu’on a réussi Chammal et que l’on a remporté la victoire sur le « califat territorial » que l’on a gagné la guerre. Les choses sont bien plus complexes. Nous avons face à nous un ennemi polymorphe qui mute sous une forme d’action clandestine. Celle-ci reste extrêmement importante au Levant, berceau de Daech, mais peut avoir des résurgences en Europe et en Asie. Chammal a parfaitement réussi. La France, l’un des principaux partenaires de la coalition Inherent Resolve , s’est engagée fortement en menant des opérations avec ses avions et ses canons en appui des forces locales, mais aussi avec des actions de formation et de conseil de ces forces. Nous réfléchissons avec nos alliés, et en fonction de leurs demandes, à la manière de contribuer à la stabilisation et à la reconstruction.
Vous êtes CEMA depuis bientôt deux ans. Quels sentiments dominent chez vous ?
La fierté. Je suis très fier de nos armées. Nous avons la plus belle armée d’Europe, la deuxième du monde occidental, selon le président de la République. C’est une réalité, à la fois par la maîtrise de tous les champs de l’action militaire, de la dissuasion nucléaire aux actions très concrètes sur le terrain, par la modernité de nos équipements, par notre base industrielle et technologique de défense et puis par des soldats extraordinairement courageux. Les Français doivent être fiers de leurs soldats. Ce sont leurs soldats, les soldats de la France. Et chaque fois que l’un d’eux tombe au combat, c’est en leur nom et pour eux.
Propos du général d’armée François LECOINTRE
Chef d’état-major des Armées
recueillis par Alain BARLUET
Le Figaro - samedi 27 avril 2019
Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr