ARMEES : Etre soldat n'est pas un métier comme les autres

Posté le jeudi 05 août 2021
ARMEES : Etre soldat n'est pas un métier comme les autres

Qu’elle soit décrétée par les juges européens ou mise en œuvre par le gouvernement, la banalisation de l’état militaire est une faute, argumente le général (2S). Selon lui, la nature même de l’armée exige des valeurs différentes de celle de la société.


L’arrêt rendu le jeudi 15 juillet par la Cour de justice de l’Union européenne sur le temps de travail dans les armées est un coin supplémentaire enfoncé dans la spécificité de l’état militaire dans notre pays. Aussi, au moment où le général Lecointre quitte ses fonctions de chef d’état-major des armées, je veux redire avec mes mots ce qu’il a exprimé, tout au long de sa carrière sur cette « singularité positive », consubstantielle, pour lui, de l’état militaire et de l’efficacité des armées. Cela a même été son testament, le 7 juillet, devant la commission de la défense nationale et des forces armées.

La dramatisation des choses n’est jamais le levier pédagogique le plus opportun. Elle suscite le plus souvent des levées de boucliers ou des portes ouvertes au complotisme. Mais, s’il y a bien un péril qui, à moyen ou à long terme, menace notre sécurité et la défense nationale telles qu’entendues dans l’ordonnance de 1959, c’est bien la banalisation de l’état militaire ; la banalisation de ce que les Romains appelaient la Res militaris. Et je ne m’érige pas là en défenseur d’intérêts catégoriels ou corporatistes, mais bien au contraire de ce qui me semble être d’un ordre supérieur, celui de l’intérêt général. Il n’est pas nécessaire de porter le regard bien loin de nos frontières pour observer les effets engendrés par cette banalisation en termes d’efficacité opérationnelle globale et d’esprit de défense dans son acception la plus large.

Depuis une trentaine d’années, les principaux débats opposaient les thuriféraires des dividendes de la paix « coûte que coûte » à une hiérarchie militaire qui s’efforçait de souligner l’impérieuse cohérence nécessaire entre le niveau d’ambition affiché par le pouvoir politique pour notre pays, la déclinaison qui en est faite en termes de contrats opérationnels fixés aux armées et les ressources qui leur sont consenties pour y parvenir. D’ailleurs, nous en avons déjà fait la douloureuse expérience quand la loi de programmation 1997-2002 a été « amputée » sous le manteau d’une annuité de budget d’équipement et d’une annuité de masse salariale. En 1960, notre pays consacrait 5,7 % de son PIB à la Défense, puis 3,10 % en 1980 et 1,77 % en 2016…

Mais finalement, même si la « saynète » est connue et hélas récurrente depuis la fin de la guerre d’Algérie, le plus grave au sens latin du terme de gravis, de sérieux n’est pas là. Le plus dangereux pour la défense de notre pays est d’une autre nature, c’est cette offensive insidieuse qui inlassablement, comme la marée, revient éroder ce que nous appelons parfois un peu trop vite les spécificités militaires. Cette lame de fond est poussée par les courants les plus divers : l’idéologie, le fantasme, la bêtise, l’ignorance, la démagogie et parfois, hélas, par une intentiorecta.

On retrouve l’incarnation de cette mosaïque de raisons dans un document tout ce qui a de plus officiel puisqu’il s’agit du rapport annexé de l’actuelle loi de programmation militaire. Il y est mentionné comme un des objectifs principaux de cette loi de « faire des militaires des citoyens modernes, c’est-à-dire des citoyens comme les autres ». Quelle insulte à l’histoire de notre pays et à notre intelligence collective que de croire que ce qui est exigé des militaires peut être accompli par des citoyens comme les autres.

Le professeur Pierre Dabezies, dont on sait les distances qu’il avait prises avec certaines des prétendues spécificités militaires, avait magistralement résumé la problématique au cours d’un de ses propos prononcés à la Sorbonne. Pour être légitimes et efficaces dans une société démocratique, les valeurs pratiquées par les armées doivent osciller de part et d’autre de celles considérées comme normatives dans la société, dont elles sont à la fois l’émanation, le glaive et le bouclier. Si les valeurs pratiquées par les armées vont très au-delà de cette valeur moyenne, elles perdent leur caractère légaliste et s’enfoncent dans le césarisme. Si elles sont en deçà de celle de la société, elles ne sont plus capables d’assurer leur mission vis-à-vis d’elle. Dans les deux cas, le divorce consommé conduit au chaos, par déni démocratique d’un côté ou par impéritie de l’autre. C’est ce que le professeur Dabezies, dans un clin d’œil à son époque, avait baptisé le « serpent militaire » comme il y avait le serpent monétaire dans les années 1970 : un système de valeurs qui oscillent entre deux pôles sans jamais en franchir les bornes.

Aussi, en aucun cas la banalisation et la normalisation de l’état militaire ne peuvent être un objectif responsable pour quiconque a le sens de l’État. Or, sous la conjugaison de mouvements divers, réfléchis ou pas, voulus ou subis, elle est en marche : discrimination positive, directive européenne sur le temps de travail, création de groupements professionnels préfigurant un dialogue social qui s’écarte du champ hiérarchique pour entrer dans celui de la syndicalisation et de la politisation non pas des armées, mais de certains de ses membres en autorisant leur candidature à des élections locales sous une bannière politique.

Alors que tout le monde convient - hélas - que la perspective de guerres de haute intensité entre à nouveau dans le champ des possibles, avec toutes les exigences qu’elle aura, n’est-il pas temps de sortir des mièvreries d’un autre temps et des effets de mode pour conforter les armées dans leur mission et donc dans les valeurs qui créent leur unité, leur cohésion et leur discipline au service de notre pays ?

Didier CASTRES
Officier général (2s)
Source : Le Figaro
lundi 2 août 2021

Source photo : Laure FANJEAU - ASAF

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