ARMEMENT : Stockholm se réarme.  

Posté le dimanche 18 juillet 2021
ARMEMENT : Stockholm se réarme.   

Le général Karlis Neretnieks sourit. Il savoure ce moment, celui de la victoire. Cela fait dix ans qu'il fait la guerre, qu'il frappe à toutes les portes de l'état-major et arpente les couloirs de tous les ministères en expliquant à chacun que le pays fait une erreur, que la menace couve, qu'il faut se méfier. Dix ans à vivre avec le cruel sentiment de parler dans le vide. Le général se souvient de ses efforts auprès des parlementaires pour empêcher la dissolution de « son » régiment, celui de l'île de Gotland, qu'il commandait. Posée au milieu de la Baltique tel un porte-avions, cette base militaire, la plus importante du pays, était la vigie qui surveillait la Russie depuis 1811. Rien n'y a fait. Il ne fait plus le compte de ses défaites : au milieu des années 2000, les responsables politiques ont estimé que cela n'avait plus de sens d'avoir les yeux rivés vers l'ancienne Union soviétique. Le gouvernement suédois a mis fin à la conscription, vendu la plupart des casernes et coupé massivement dans les dépenses militaires.

La mort dans l'âme, le général Neretnieks a donc renvoyé ses 2 500 soldats à leurs foyers et fermé les bâtiments militaires en brique rouge construits en 1859 par le roi Oscar II. Ils accueillent aujourd'hui le siège du conseil régional, un club de sport, un garage et le nid d'une constellation de start-up innovantes. En compensation et pour éviter un choc social trop brutal, le gouvernement a aussi ouvert une antenne de l'université d'Uppsala spécialisée dans le développement durable. Tout un symbole.

« La dissolution de mon régiment était un déchirement. Pas par nostalgie. Mais parce que c'était de l'inconscience. » Le général évoque la chute du mur de Berlin : « Nous étions comme des enfants face à la "nouvelle Russie". Eltsine était le meilleur ami des Américains. Sans dire un mot, il a rendu leur liberté aux pays Baltes, nos voisins. La Russie voulait même, disait-on, candidater à l'Otan. Les Suédois qui avaient choisi de rester neutres pendant la guerre froide pour éviter les colères de l'ours russe se sont mis à imaginer que la Baltique allait enfin devenir un terrain de jeu entre bons amis. Quelle naïveté ! » 

Une semaine… » Le réveil a sonné un jour de 2014 lorsque la Russie a envahi la Crimée et le Donbass, l'est de l'Ukraine, en quelques jours. « Le jour où la Crimée a été annexée par Moscou, le chef d'état-major de l'armée suédoise a donné une interview dans la presse pour expliquer que notre pays ne tiendrait pas plus d'une semaine face à une agression russe. Une semaine… Sa petite phrase a fait l'effet d'une bombe dans l'opinion. Avec d'autres, nous avons enfin été entendus », se réjouit le général Neretnieks, qui ne tire aucune gloire personnelle d'avoir été enfin écouté.

Devenue un pays (presque) sans armée dans les années 2000, la Suède s'est engagée dans une impressionnante remilitarisation. Le service militaire a été réintroduit (certes sur la base du volontariat), ce qui devrait, dans quelques années, porter le nombre des soldats de l'armée à 100 000. Parallèlement, le gouvernement social-démocrate a augmenté le budget militaire de 6 à 9 milliards d'euros. En ajoutant les augmentations des dernières années et celles prévues d'ici à 2025, celui-ci va donc faire un bond de 85 % !

Il y a quelques semaines, histoire de s'entraîner sur un véritable terrain de guerre, un détachement de 150 soldats des troupes spéciales suédoises a été envoyé au Mali pour coopérer avec les troupes françaises engagées au sein de Barkhane. Ces jours-ci, tous les commerciaux des entreprises occidentales du secteur de l'armement font le voyage de Stockholm pour présenter leurs plus beaux radars et missiles. Les industriels suédois eux aussi se frottent les mains, et les carnets de commandes se remplissent : le ministère de la Défense a prévu d'acheter de nouveaux jets de combat ainsi que plusieurs sous-marins. De quoi ravir le suédois Saab, qui produit le Gripen, ainsi que les chantiers navals du pays, très satisfaits à l'idée de travailler à nouveau pour l'État afin de produire des sous-marins et des corvettes.

Scénarios sans ambiguïté. Les relations avec Moscou sont, elles, beaucoup plus tendues. Le gouvernement de coalition de Stefan Löfven a récemment annulé le projet de location d'un port suédois au géant russe Gazprom, qui devait assurer la logistique de la construction du pipeline Nord Stream 2 en mer Baltique. Quant à l'armée suédoise, elle multiplie les scénarios sans ambiguïté pour se préparer. Le dernier grand exercice militaire simulait une attaque de Stockholm et de Gotland par « un ennemi fictif venu de l'Est ».

Pour l'analyste Robert Dalsjö, qui travaille sur les questions de défense au FOI, un centre de recherche stratégique suédois, ce n'est pourtant pas vraiment une invasion russe que redoute le pays. « Nous sommes membres de l'Union européenne et c'est sans doute une garantie. En revanche, la situation dans la mer Baltique et les nouvelles routes du Grand Nord sont très préoccupantes. La Russie veut très clairement avoir la maîtrise de ces deux espaces de plus en plus stratégiques dans les décennies à venir. Renforcer notre capacité de défense, ce n'est pas forcément acheter des canons pour repousser l'ennemi. Mais avoir la capacité technologique et opérationnelle suffisante pour démontrer à tous que c'est aussi notre espace. »L'autre grand risque, selon Dalsjö, c'est « la balkanisation de la Baltique. L'enclave russe de Kaliningrad et la présence de grosses minorités russophones dans les pays Baltes sont des sujets sur lesquels la Suède doit avoir un œil pour sa propre sécurité. Et, pour cela, il faut des moyens concrets. » 

Quand la Russie occupe la Norvège

« Occupied » (3 saisons) est l'une des séries les plus en vue sur Netflix. Le scénario : en Norvège, un gouvernement écologiste décide de couper l'approvisionnement en pétrole de l'Europe pour lutter contre le réchauffement climatique. À la demande de l'Union européenne, la Russie envoie ses troupes pour sécuriser les puits de pétrole et occuper le pays. Ce qui ne devait être qu'une minisérie a décroché un tel succès dans toute la Scandinavie que les producteurs ont diffusé deux nouvelles saisons. Et personne n'en sort grandi. Ni les militaires scandinaves ni les politiques, qui n'ont pas su éviter le désastre face à Vladimir Poutine.

Rejoindre l'Otan. Amoureux de la transparence, les Suédois ont un accès direct aux alertes lancées par leurs services secrets, qui ne cachent presque rien. Le rapport annuel des renseignements suédois est d'une franchise étonnante. Celui-ci affiche clairement les trois menaces directes pesant actuellement sur la Suède. Outre le risque d'attentats terroristes, les agents des renseignements énumèrent dans le détail les dernières agressions russes et chinoises contre le pays dans le secteur des nouvelles technologies et de l'économie. Mais ils dressent aussi la liste des provocations russes récentes : intrusion de jets de combat dans l'espace aérien suédois, circulation de sous-marins dans les eaux nationales, etc. Et celles-ci sont de plus en plus fréquentes.

Le ministre de la Défense, Peter Hultqvist, est l'artisan de cette remilitarisation. Ce social-démocrate bon teint a convaincu la majorité (dont les Verts font partie) de voter ses budgets militaires. À moitié finlandais par sa mère, dont le village a été détruit par les Soviétiques pendant le second conflit mondial, il confie son inquiétude au Point : « La Russie, le pays, n'est pas notre ennemi. Mais le régime autoritaire actuel nous inquiète. Il remilitarise ses bases de la Baltique, il déstabilise la Biélorussie, l'Ukraine, s'active en Syrie. Nous ne pouvions pas faire comme si de rien n'était et fermer les yeux. » 

« Le maillon faible ». Robert Dalsjö renchérit. « Contrairement à la Chine, qui a des armes économiques, technologiques et culturelles, la Russie n'a que son potentiel militaire pour montrer qu'elle est encore une puissance. Pas de chance : c'est notre voisine. Et pas de chance encore, les hommes au sommet de l'État sont des anciens agents secrets et des militaires qui veulent redonner sa grandeur au pays. Ils nous voient comme le maillon faible de la région. »L'expert déplore aussi la « complaisance » de la France et de la Grande-Bretagne face à l'agressivité russe. « Paris et Londres font comme si ce qui se passe dans la Baltique n'était pas si important. Ils trouvent des excuses à Poutine. Mais c'est un aveuglement. »

Face à la menace, beaucoup de Suédois se disent même prêts à renoncer au principe de neutralité ancré dans le pays depuis la fin des guerres napoléoniennes, il y a plus de deux siècles. Quitte à rejoindre l'Otan, ce que le pays n'a pas fait pendant la guerre froide. Et même si la décision n'est pas prise, au début de l'année, une majorité de députés du Riksdag, le Parlement suédois, a voté une loi autorisant le gouvernement à mener des discussions préliminaires avec l'Otan.

Sous la protection virtuelle des États-Unis. Auteur de « L'alliance secrète » - un livre dans lequel il raconte que, malgré leur indépendance « officielle », les Suédois sont déjà secrètement sous la protection virtuelle des États-Unis -, Mikael Holmström a fait un tabac. « Vous ne pouvez pas vivre à 400 kilomètres de la Russie comme les Suisses, en détournant les yeux sur le monde extérieur. » Il raconte que, déjà, dans les années 1960, malgré sa « neutralité », le gouvernement avait préparé l'exfiltration de plusieurs ministres en Grande-Bretagne pour constituer un gouvernement en exil en cas d'invasion soviétique. Le pays comptait aussi des centaines de refuges secrets dans les forêts, que les hommes en âge de combattre devaient rejoindre en cas d'attaque russe pour organiser la résistance en attendant l'arrivée des Américains. « Aujourd'hui, c'est à peine plus subtil : nous avons des câbles sous-marins par lesquels transitent les flux Internet de toute la région qui passent sous la Baltique. Et les Américains peuvent surveiller ce qui s'y passe sans que nous protestions. Il y a quelques jours, plusieurs avions de l'US Air Force se sont posés sur une de nos bases aériennes, officiellement pour faire le plein de kérosène. Mais personne n'est dupe. Le pays a déjà pris la décision d'abandonner sa neutralité. »

Primes, Gay Pride et parité. Pour convaincre les jeunes de faire leur service militaire, l'État n'a en tout cas pas lésiné sur les moyens. La solde dépasse les 600 euros mensuels avec une prime de 6 000 euros à la fin de l'engagement d'une année. Le chef d'état-major (il a été élu « patron suédois de l'année ») participe à de nombreuses émissions de télévision. L'armée dispose aussi d'un char lors de la Gay Pride de Stockholm et met en avant la parité hommes-femmes. Et, pendant la crise sanitaire, le roi a multiplié les apparitions dans son uniforme de général.

Jasper Skalberg, jeune élu de Gotland (il est le vice-président du conseil de région), se réjouit du retour des militaires sur son île. Celle-ci vit aujourd'hui principalement du tourisme (l'unique ville, Visby, est une magnifique cité du Moyen Âge que les remparts ont protégée contre les Danois, les Germains, les chevaliers teutoniques et les Russes pendant les guerres napoléoniennes). Mais, avec le retour du régiment, l'hôpital va être modernisé. Le vieillissement de la population stoppé. Et les rumeurs vont prendre fin. Celles qui courent dans Visby et annoncent parfois l'arrivée d'un bataillon de parachutistes russes sur la côte sud de l'île ou l'histoire de ce sous-marin russe qui a failli se faire prendre dans les filets des pêcheurs

Coopération avec la Norvège et la Finlande

Parallèlement à son réarmement, la Suède a signé un accord de coopération militaire avec la Norvège et la Finlande, qui elles aussi se réarment depuis plusieurs années. Les Finlandais ont augmenté leur budget défense de 54 % en 2021 et remplacé les vieux F-18. La Norvège (qui appartient à l’Otan) a aussi débloqué une enveloppe exceptionnelle de 270 millions d’euros pour moderniser son armement et ouvert une base pour accueillir les sous-marins américains.

L’officier était un imposteur

L’histoire commence il y a vingt ans. En Suède, un jeune militaire du rang qui échoue à l’École nationale des officiers falsifie son diplôme. Ses supérieurs l’envoient au Kosovo et en Afghanistan. Promu capitaine, puis major, il effectue une mission pour les services de renseignement avant d’être envoyé en Belgique, au siège de l’Otan, comme observateur (la Suède n’en est pas membre). L’imposteur a aussi été envoyé l’an passé au Mali. Il y a quelques mois, un peu par hasard, le faux officier, en poste chez les garde-côtes suédois, a été démasqué. Commission d’enquête parlementaire, sanctions contre des officiers… Ce fait divers est devenu une affaire d’État prouvant, selon les médias, la faiblesse de l’armée suédoise.

 

Romain GUBERT
Le POINT
envoyé spécial

 Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr
Retour à la page actualité

Source : www.asafrance.fr