ARMISTICE : 1918, l’armistice et cette Europe qui s’est sentie périr

Posté le mardi 09 novembre 2021
ARMISTICE : 1918, l’armistice et cette Europe qui s’est sentie périr

1919. La Grande Guerre est passée, un armistice conclu le 11 novembre 1018 à onze heures. Elle a mobilisé 73,8 millions d’hommes, causé 9,5 millions de morts ou disparus, 21,2 millions de blessés. Dont, pour la France victorieuse et son empire, 1,4 million de morts et 4,3 millions de blessés pour 7,9 millions de mobilisés. Le traité de paix signé à Versailles le 28 juin 1919 bouleverse l’Europe sans lui apporter d’équilibre – comme l’avait redouté Jacques Bainville qui confiait à son journal, le 31 décembre 1914 (on a bien lu la date) sa crainte que la guerre ne se termine par la « cote mal taillée », d’une paix « sans solution décisive », laissant une « Allemagne humiliée mais encore puissante » et « prompte à réparer ses forces ». Avec pour perspective « une période de guerres nouvelles ».

Le choc est immense en France et pour une Europe alors au sommet de sa prospérité, de sa civilisation. Paul Valéry écrit, cette même année 1919 : « Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins descendus au fond inexorables des siècles (…). Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire ; Ninive, Babylone, étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avaient aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie…, ce seraient aussi de beaux noms… (…). Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’Histoire est assez grand pour tout le monde » (1). Il se partage entre la poésie, qui va le rendre célèbre, et des notes qui vont couvrir quelque 30 000 pages en cinquante ans : il s’y efforce, tenace, de comprendre le monde.

Né en 1871, il a 43 ans en 1914 et n’a pas participé à la guerre – celle qu’ont livrée Charles de Gaulle (24 ans en 1914), fait prisonnier en mars 1916, ou Winston Churchill (40 ans en 1914, alors premier Lord de l’Amirauté). Mais il en comprend la « leçon brûlante ». « Il n’a pas suffi à notre génération », écrit-il encore en 1919 (voir le manuscrit), « de voir comment les plus belles choses et les plus antiques, et les plus formidables, et les plus ordonnées, sont périssables par accident ; elle a vu dans l’ordre même de la pensée et de l’opinion des phénomènes extraordinaires de renversement, des réalisations brusques de paradoxes, des transformations catastrophiques de l’évidence. Je n’en citerai qu’un exemple : les grandes vertus des peuples allemands ont engendré plus de maux que l’oisiveté jamais n’a créé de vices. Nous avons vu de nos yeux vu le travail consciencieux, l’instruction solide, l’obéissance, la discipline, appliqués à d’épouvantables objets. Tant d’horreurs n’auraient pas été possibles sans tant de vertus ».

Puis – qui ne songerait à la guerre suivante ? « Il a fallu beaucoup de science pour tuer tant d’hommes, dissiper tant de biens, anéantir tant de villes en si peu de temps ; mais il a fallu non moins de qualités morales ». Néanmoins, il conclut : « Tout n’est pas perdu, mais tout s’est senti périr ».

Les temps qui suivent voient se succéder, revanche sur la mort, des « Années folles », avec la plus forte croissance en deux siècles - progrès techniques et production de masse, une vie sociale et artistique intense. Particulièrement en France (taux de croissance le plus fort d’Europe), l’inflation apparaissant en Allemagne dès 1923. Feuilletons les albums familiaux : les jupes ont raccourci (Coco Chanel), les femmes rajeunissent, les radios sont apparues, on danse (Joséphine Baker), on compose, on peint, on écrit, Paris est une fête, un tourbillon, l’électricité a atteint les campagnes. On ne se sent plus périr, on ne pense plus au tragique de l’Histoire, les automobiles apparaissent pour les plus aisés, on voyage. Puis il y a, brutal, ce nouvel « accident », ce Jeudi noir aux Etats-Unis, le 24 octobre 1929. Un krach boursier qui marque le début de la Grande Dépression. Elle n’atteindra vraiment la France qu’en 1932, mais elle va dérégler la vie de l’Europe et en rouvrir les plaies laissées par la « cote mal taillée » du Traité de Versailles. 

Paul Valéry le sait, le sent – notons qu’il a rencontré Bainville, avec lequel il restera très lié, en 1928. En 1931, il écrit, rappelant l’avoir compris au lendemain même de la Grande Guerre, dès 1919 : « Toutes les grandes nations affaiblies simultanément ; les contradictions internes de leurs principes devenues éclatantes ; le recours désespéré (…) aux non-Européens, qui s’observe dans les guerres civiles ; la destruction réciproque du prestige des nations occidentales par la lutte des propagandes (…), telles ont été les conséquences, quant à la condition de l’Europe dans le monde, de cette crise longuement préparée par une quantité d’illusions et qui laisse après elle tant de problèmes, d’énigmes et de craintes, une situation plus incertaine, les esprits plus troublés, un avenir plus ténébreux qu’il ne l’était en 1913. Il existait alors en Europe un équilibre de forces ; mais la paix d’aujourd’hui ne fait songer qu’à une sorte d’équilibre de faiblesses, nécessairement plus instable » (2).

Cet équilibre des puissances, obsession de Vergennes, ministre des Affaires étrangères de Louis XVI (mort en 1787), avait disparu avec l’Autriche-Hongrie. Jacques Bainville le savait, quand il abjurait Clemenceau, le 29 octobre 1918, de sauver l’empire des Habsbourg : « Une anarchie, compliquée d'une effroyable mêlée ethnique, menace de se développer sur les ruines de la seule organisation qui, jusqu'ici, ait été capable d'ordonner ce chaos » (3). Le Tigre n’a pas écouté. Et Bainville ne s’est pas trompé.

Paul Valéry, lui, avait vu dès 1927 qu’un ressort de cette Europe qu’il aimait était cassé. Il le dit, sans aménité, dans une Note sur la grandeur et la décadence de l’Europe (4). « L’Europe avait en soi de quoi soumettre, et régir, et ordonner à des fins européennes le reste du monde. Elle avait des moyens invincibles et les hommes qui les avaient créés ».

Mais ? Mais elle a manqué l’occasion, parce qu’elle a « manqué de vue ». Et qu’elle n’aspire plus, dit-il déjà en 1927 donc, qu’à « être gouvernée par une commission américaine ». Pourquoi ? « Les misérables Européens ont mieux aimé jouer aux Armagnacs et aux Bourguignons, que de prendre sur toute la terre le grand rôle que les Romains surent prendre et tenir pendant des siècles dans le monde de leur temps. Leur nombre et leurs moyens n’étaient rien auprès des nôtres ; mais ils trouvaient dans les entrailles de leurs poulets plus d’idées justes et conséquentes que toutes nos sciences politiques n’en contiennent ».

Quatre ans plus tard, en 1931, il lui faut imaginer le pire – il a reproché ailleurs aux Européens d’avoir donné sans réfléchir et sans réserve leur savoir-faire au reste du monde, ce qu’on habille aujourd’hui du nom de « transfert technologique » au nom d’un « doux commerce » - pourtant porteur de conflits qui ne garantissent pas la paix. Le pire, donc ? C’est qu’ayant perdu son génie propre, alors l’Europe serait de retour « au rang secondaire que lui assignent ses dimensions, et duquel les travaux et les échanges internes de son esprit l’avaient tirée ». Elle reviendrait, avait-il déjà écrit ailleurs, à « ce qu’elle est en réalité, un petit cap du continent asiatique ». Et, avec une extraordinaire lucidité : « Considérez un peu ce qu’il adviendra de l’Europe quand il existera par ses soins en Asie deux douzaines de Creusot ou d’Essen, de Manchester ou de Roubaix, quand l’acier, la soie, le papier, les produits chimiques, les étoffes, la céramique et le reste y seront produits en quantités écrasantes, à des prix invincibles, par une population qui est la plus sobre et le plus nombreuse du monde, favorisée dans son accroissement par l’introduction des pratiques de l’hygiène » (5). Eh bien, nous y sommes, non ?

Nous commémorerons le 103e anniversaire de l’armistice le 11 novembre. Et aussi, ce 9 novembre, la mort du général de Gaulle, disparu en 1970 chez lui, à Colombey-les-deux-Eglises. Né en 1890, il a connu, comme Winston Churchill, cette Europe à son apothéose qu’évoque Paul Valéry. C’est pour elle et certainement d’elle que les deux hommes ont trouvé la force de se battre passionnément contre « le travail consciencieux, l’instruction solide, l’obéissance, la discipline, appliqués à d’épouvantables objets » de l’Allemagne nazie qui aura poussé l’horreur jusqu’à l’extermination en masse – les juifs, les Roms, d’autres encore. Le Français et l’Anglais ont mené ensemble, si semblables et si différents, avec leurs alliés, une guerre sans merci, jusqu’à la capitulation sans condition de l’Allemagne, sans céder aux appels à une paix négociée. Comme l’ont fait aussi les Soviétiques - et les Américains avec le Japon.  

Où est cette force aujourd’hui ? Dans les peuples, disait de Gaulle qui savait que Chamberlain, que Churchill a tant combattu en 1940 avant de réussir à l’écarter, croyait bien faire à Munich, en 1938. « Ce qu'il faut surtout pour la paix, c'est la compréhension des peuples. Les régimes, nous savons ce que c'est : des choses qui passent. Mais les peuples ne passent pas ».      

Ils ne passent pas, quand ils ne veulent plus se sentir périr. En France, voilà qui est notre affaire.

Auteur : Hélène NOUAILLE
Source : Lettre de Léosthène
http://www.leosthene.com

PS : Pour ceux qui veulent retrouver un grand-père, un arrière-grand-père, son parcours dans la Grande Guerre, deux adresses :

- Carte cliquable des archives pour les registres matricules d’abord (France, Nouvelle Calédonie, Polynésie, Saint-Pierre et Miquelon, Afrique occidentale, Algérie, Maroc, Tunisie, Madagascar, Comores et Côte des Somalis, Cochinchine et Inde, Indochine) https://geneacdn.net/bundles/geneanetcms/images/media//2014/01/Carte-registres-matricules.jpg

- Puis Mémoire des Hommes, pour les Journaux des marches et opérations des corps de troupe, Régiments et bataillons
http://www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr/fr/arkotheque/inventaires/ead_ir_consult.php?fam=3&ref=6

Notes :

(1) Gallica (BNF), Œuvres de Paul Valéry, Volume 4, La crise de l’esprit, p. 58
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1510295t/f70.item
Le manuscrit de 1919 :
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10084665h/f17.item.r=PAUL%20VALERY%20LA%20CRISE%20DE%20L'ESPRIT

(2) Gallica (BNF), Paul Valéry, Avant-propos de Regards sur le monde actuel, p. 32 (NRF, 1938) p. 33
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1510307k/f45.item

(3) Le Figaro, le 9 novembre 2018, Guillaume Perrault, 1914-1918 : l'accablante lucidité de Jacques Bainville
https://www.lefigaro.fr/vox/histoire/2018/11/09/31005-20181109ARTFIG00325-guillaume-perrault-1914-1918-l-accablante-lucidite-de-jacques-bainville.php

(4) Gallica (BNF), Paul Valéry, Regards sur le monde actuel, Note sur la grandeur et la décadence de l’Europe p. 32 (NRF, 1938) p. 35 et suivantes.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1510307k/f47.item

(5) Gallica (BNF), Paul Valéry, Avant-propos de Regards sur le monde actuel, p. 32 (NRF, 1938) p. 32https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1510307k/f44.item

 

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Source : asafrance.fr