ARTEMIS : L’arme du « big data » militaire

Posté le mardi 11 mai 2021
ARTEMIS : L’arme du « big data » militaire

Face à un « tsunami » de données et au défi du combat connecté, l’armée se dote de nouveaux outils, comme Artemis, une plateforme de traitement et d’analyse qui doit révolutionner le renseignement, la maintenance prédictive ou la planification des opérations.

Les « merlinettes » sont trop peu ­connues. Bien avant l’ère du « big data », elles avaient pourtant compris l’enjeu. L’une d’elles, Marie-Louise Cloarec, a donné son nom au dernier data center militaire inauguré fin avril par la ministre Florence Parly. Morte pour la France en 1945, la jeune femme était engagée sous les ordres du général Merlin au sein du « corps féminin de transmission ». Un millier de femmes étaient devenues les premières « combattantes » d’un secteur déjà stratégique : la transmission d’informations et de données. Ce n’était que le début.

Soixante-quinze ans plus tard, les armées doivent traiter un flux de données à la croissance exponentielle. L’accumulation volumineuse d’informations diverses transmises rapidement, mais dont la véracité ou la valeur diffèrent constitue une condition du ­succès des opérations. Mais le « tsunami » de données du monde actuel, pour reprendre l’expression du général Ferlet, directeur du renseignement militaire, menace d’étouffer les armées dans son chaos.

« La survie sur le champ de bataille moderne », explique le ministère de la Défense américain dans sa stratégie « Data » publiée en septembre 2020, « dépendra de l’exploitation et de la mise en relation de données, de l’utilisation d’outils analytiques et de la coordination des informations ». Pour gagner, il faudra savoir pour décider plus rapidement. Ce travail est en cours en France aussi. Au Sahel, les armées françaises constituent des bases de données des attaques par engin explosif pour anticiper les risques, identifier les auteurs, fournir des preuves en cas de judiciarisation. Sur les théâtres d’opérations, la connaissance fine du relief accroît la précision des tirs de missiles. Pour traiter le renseignement d’origine électromagnétique, qui s’apprête à exploser avec le lancement du satellite Ceres, l’armée s’est dotée du projet Demeter, etc.

Un enjeu qui flirte avec la science-fiction 

Image, texte, son, géolocalisation, température, adresse IP, traces sur internet… La liste du « big data » est interminable et multipliée par la diversité des senseurs et des capteurs : du satellite qui produit des images de plus en plus précises aux futurs smart textiles qui équiperont les soldats. Les satellites CSO et Musis produisent 1,5 téraoctet d’images par jour, soit l’équivalent de 300 DVD. Une armée d’analystes ne suffirait pas à leur traitement. Un avion comme le ­Rafale produit 40 téraoctets par heure de données. L’avion de chasse du futur et son « cloud de combat » en consommeront davantage et elles devront être mises en relation avec les autres unités sur terre, sur mer ou dans l’espace… Un casse-tête logistique et opérationnel doublé d’exigence de cybersécurité.

Technique, transversal, le sujet, qui passe pour de l’intendance, peine à être porté au sein des armées. Elles ont quand même entrepris leur révolution : un Centre de service de la donnée marine a été installé en mars 2020, et l’Agence du numérique de défense a été lancée cette année. Le « big data » suppose une maîtrise de bout en bout de la chaîne avec, comme première étape, le stockage. Les principaux « data centers » de l’armée française ont été regroupés sur quatre sites à Suresnes, Rennes, Toulon et Bordeaux. « Ce sont des actifs stratégiques », explique-t-on au ministère. « Y transitent des données d’un niveau de sensibilité très large, venues de métropole ou d’opérations extérieures », ajoute-t-on. Enterré dans le sous-sol d’un terrain militaire sécurisé, le « data center » Marie-Louise Cloarec est enfermé dans une cage de Faraday. Ses murs épais le protègent « des ondes électromagnétiques et évitent la dispersion des informations au-delà des enceintes », souligne-t-on. Il s’agit d’un trésor, une meule de foin d’où il faut extraire les aiguilles.

C’est la mission de la plateforme « Artemis ». « Il s’agit du programme fondateur de l’intelligence artificielle de défense », dit-on au ministère. Quatre ans après le lancement du projet, la ministre des Armées, Florence Parly, va annoncer ce lundi à la Direction du renseignement militaire, à Creil près de Paris, le lancement d’Athea, un joint-venture entre Atos et Thales pour passer à courte échéance des démonstrateurs actuels à la production de masse. Outre sa puissance de calcul, la plateforme sera « modulable », « évolutive » et « sécurisée ». « L’infostructure » sera surtout souveraine. Des discussions sont envisagées avec la DGSI, qui avait dû faire appel à la société américaine Palantir, créée par d’anciens de la CIA, pour traiter ses données.

À Creil, Artemis sera utilisé à des fins de renseignement. C’est à la fois l’une des priorités du ministère mais aussi un cas d’école puisque à la complexité du sujet s’ajoute la gestion des différents niveaux de classification. Mais ce n’est pas sa seule application. Cinq autres « cas d’usage » ont été identifiés : la maintenance, la santé, la planification des opérations, la connaissance de situation, la qualité des réseaux. « Nous allons développer des capacités de maintenance prédictive et gagner en disponibilité des matériels », dit-on. Prometteur, le programme a ­encore besoin d’être rodé sur toute la chaîne. Le système Icar de collecte de données pour la maintenance a été interrompu : il risquait de permettre à un adversaire de géolocaliser les matériels.

L’enjeu du big data flirte néanmoins avec la science-fiction. Aux États-Unis, la Darpa, l’agence ­d’innovation de défense, a lancé il y a deux ans le projet Kairos pour « prévoir » les événements. Grâce à des données anciennes, Kairos élabore des « schémas ». Ils servent ensuite de filtre à une IA qui travaille sur des données actuelles. Les chercheurs espèrent détecter les signaux faibles d’événements imminents. Dans ce genre de programmes, l’agrégation de ­données est aussi décisive que l’algorithme de traitement.

« Entre experts, nous savons que l’IA, c’est 10 % du travail, le reste c’est le traitement de la donnée », s’amuse Frédéric Grelot, l’un des fondateurs de Glimps, une start-up prometteuse de l’industrie de défense française. Le ministère est attentif à son vivier de pépites. Son IA parvient à « conceptualiser » le code d’un virus informatique et à le reconnaître quelle que soit son écriture. Pour y arriver, il a fallu du travail : « 67 000 entraînements des réseaux de neurones. C’est un processus de sélection naturelle, poursuit-il. L’or noir, ce sont les données. Plus on en a, plus on peut faire de l’apprentissage. » Pour tester sa technologie, joint-venture entre Atos et Thales a profité d’un précieux « lac de données », une masse suffisante d’informations « réelles » qui permettent de tester en laboratoire leurs outils.

La qualité des informations est l’enjeu clé du big data. « Il ne faut pas être leurré », explique le général Tisseyre, le commandant du ComCyber, la force cyber française. Il ne faut pas non plus être « empoisonné ». « Ce n’est pas si facile à faire », dit-il. Mais la menace existe : « False data injection », perversion des données, virus informatiques intelligents qui visent des données spécifiques. En trompant une IA avec de fausses informations, un adversaire serait capable d’ébranler toute la chaîne de combat ou de décisions. « Un travail important est mené par la Direction générale à l’armement pour développer des IA de confiance et se prémunir de biais introduits dans le jeu des données », explique-t-on au ministère. La DGA a édité un guide méthodologique à l’usage des industriels partenaires. L’autre risque réside dans la dépendance technologique. « Nous travaillons à des IA frugales, qui se contentent de la quintessence des algorithmes », dit-on au ministère. Les armées s’entraînent aussi « en mode dégradé ».

Vers un « cloud de théâtre » 

Toutes les données ne se valent pas. « Il y a celles du ministère des Armées et celles recueillies sur les théâtres d’opérations », distingue le général Tisseyre. « Il est intéressant de rapatrier celles-ci et de les conserver pour les analyser après coup », détaille-t-il. Mais les militaires s’arrachent les cheveux avec les contraintes juridiques liées au traitement des données personnelles. « Nous nous mettons en position pour avoir un cadre légal qui permette de conserver les données plus d’une année », assure le général Tisseyre. Pour les services de renseignements, l’équation est encore plus compliquée. La Cour de justice de l’UE s’est opposée en octobre à la « collecte massive des données » à des fins de renseignement. Dans un arrêt du 21 avril, le Conseil d’État a accordé une dérogation à condition que « la menace (soit) régulièrement réévaluée ».

Le dernier défi pour les armées consiste à rapprocher le big data du terrain, où les infrastructures et les débits seront plus contraints qu’en métropole. La France réfléchit au passage à un « cloud de théâtre ». L’Otan vient de franchir ce pas décisif en confiant en janvier à Thales son projet de « cloud de théâtre militaire », c’est-à-dire des capacités de commandement en réseau capables de gérer le flux des données en opération. L’industriel promet le déploiement en 24 heures de ses systèmes informatiques. Le « cloud computing » permet de stocker et traiter les données à distance. La mutualisation des systèmes augmente les capacités tout en les rendant facilement adaptables. « En opérations, le système doit répondre à des défis supplémentaires : celles de l’environnement, ­comme les vibrations d’un avion de combat, celles des communications, qui peuvent être coupées ou brouillées, celles de sécurité enfin, explique Marc ­Darmon, directeur général adjoint “Systèmes d’information et de communication sécurisés”, il faut empêcher que des données puissent être captées par un ennemi qui récupérerait des matériels ». Dans les équipements, « les données seront comme encapsulées », dit-il. La ­bataille des données, jusque sur le front.


Nicolas Barotte
Le Figaro - lundi 10 mai 2021

Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr
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Source : asafrance.fr