BARKHANE : Au Sahel, l’opération Barkhane fait sa mue pour échapper au piège de l’enlisement

Posté le jeudi 23 décembre 2021
BARKHANE : Au Sahel, l’opération Barkhane fait sa mue pour échapper au piège de l’enlisement

La première phase de la « transformation » de l’opération française s’est achevée avec la fermeture d’une troisième base militaire, à Tombouctou.

Le dernier convoi de Tombouctou est arrivé samedi à Gao, en même temps qu’un autre venu de Menaka. Dans ce camp, « cœur battant » de l’opération Barkhane au Sahel, les va-et-vient sont incessants. Dans le « hub logistique » situé à sa périphérie, vaste terrain vague couvert de sable rouge de 40 000 m2, les conteneurs s’empilent avant d’être triés. Vendredi, on y trouvait, dans l’attente d’un départ vers la France, des machines à laver, des vélos de sport, des tentes pliées… tout ce qui permet d’installer une emprise dans la durée. Celle de Tombouctou, au nord du Mali, a fermé mardi 14 décembre. Elle a été « transférée » aux forces armées maliennes (FAMa) dans le cadre de la « transformation » du dispositif français. « Ce n’est pas un vide qui se crée au Nord. C’est une relève de position », assure le colonel Thibaut Lemerle, le « RepComanFor » de Gao. Il commande cette base de 2 500 soldats et y représente le général Michon, le commandant de Barkhane installé au Tchad, à N’Djamena.

« L’autonomisation de nos partenaires est l’un de nos objectifs », poursuit le colonel Lemerle. Presque neuf ans après le début de l’intervention contre les groupes djihadistes du Sahel, il est temps pour Barkhane de changer d’approche, quitte à tout bousculer, pour forcer les États de la région à prendre leurs responsabilités. Au Sahel, le Rassemblement pour la victoire de l’islam et des musulmans (RVIM), affilié à al-Qaida, dispute influence et territoire à l’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS), filiale de Daech.

De pire en pire 

Le trajet entre Tombouctou et Gao s’est déroulé comme à l’accoutumée, sous la menace des engins explosifs improvisés (IED) dissimulés sur la route. Un VBCI, véhicule blindé assurant la sécurité du convoi, a été touché par l’un d’eux. L’explosion n’a pas fait de blessés, la carcasse ayant absorbé le choc. « La menace des IED est constante », observe, à Gao, le colonel Marc (*), chef du GTD Log, le groupement tactique désert logistique, qui supervise toutes les opérations logistiques. Face à un ennemi invisible et dans un environnement qui met les hommes et les machines à l’épreuve, sa mission est délicate. Là où les dunes alternent avec la pierre, où les distances sont gigantesques, chaque manœuvre peut se transformer en cauchemar.

Venus de Kidal en octobre ou de Tessalit en novembre, tous les convois ont été ciblés. « C’est pourquoi ils sont lents », poursuit l’officier. C’est même de pire en pire. En 2013, il ne fallait qu’une journée pour rallier Tessalit à Gao. Aujourd’hui, quatre ou cinq jours peuvent être nécessaires. Alors, un pont aérien a aussi été mis en place entre l’emprise du Nord et le centre névralgique de Barkhane. Il a notamment permis d’évacuer les véhicules blindés légers (VBL) utiles aux missions de reconnaissance mais vulnérables aux IED.

Au bout du compte, l’opération de désengagement qui vient de s’achever n’a pas été entravée. « Nos procédés permettent de trouver les IED », souligne le colonel Marc, presque étonné du manque d’audace des adversaires de la France. « On aurait pu s’attendre à une menace plus exacerbée », dit-il. Sans doute les groupes djihadistes ne sont-ils pas mécontents de voir leur principal adversaire se retirer. Au Mali, l’armée française concentrera désormais ses forces à Gossi, Gao et Menaka, au nord de la région des « trois frontières ».

Après l’appel en février à un « sursaut politique » au Sahel, puis en juin les annonces du président de la République, Emmanuel Macron, décrétant une transformation de Barkhane et sa fin en tant qu’opération militaire, les soldats français veulent toujours croire en leur mission. Mais les doutes et les interrogations percent derrière les formules répétées à l’envi. D’ici l’été 2022, Barkhane - ou l’opération qui lui succédera sous un nouveau nom - réduira la voilure pour passer de 5 000 à 3 000 soldats. Mais pour quoi faire ? Personne ne nie les divergences croissantes avec le pouvoir malien et l’acrimonie de Bamako. En septembre, le premier ministre, Choguel Maïga, a accusé la France d’« abandonner » le Mali. « Prétendre que la France quitte le Sahel n’est pas exact », a rappelé la ministre des Armées, Florence Parly, dimanche dans le JDD, en évoquant aussi une « souplesse » potentielle du désengagement.

Spectatrices de ces joutes, les populations locales, quant à elles, continuent d’être victimes des affrontements d’une violence croissante. « La peur et le désarroi sont en train de laisser la place à un mouvement de colère grandissant », a prévenu la semaine dernière la Coalition citoyenne pour le Sahel, qui rassemble des ONG locales. La France n’est pas ­épargnée.

Tenue pour responsable, Bar­khane s’est embourbée, incapable d’assurer la sécurité sur un terrain aussi vaste que l’Europe ou de se substituer à des États défaillants. Après l’annonce du retrait partiel de la force, « il y a eu une phase de surprise et une phase d’interrogation », explique le général Étienne du Peyroux, représentant de Barkhane à Bamako. « Aujourd’hui, ils ont compris ce que nous faisons. Mais des interrogations subsistent sur le plus long terme… », dit-il. La junte est sous pression internationale pour organiser des élections l’année prochaine mais ne donne aucun signe de bonne volonté. « Le fait que l’on soit dans une phase de transition ne facilite pas la réflexion pour nous. Cette transition déterminera pourtant la suite, prévient le général. Mais en attendant, cela n’empêche pas de se transformer militairement. »

La réduction annoncée des effectifs de Barkhane signifie sans doute la fin des longues opérations menées dans le désert pour débusquer les groupes djihadistes. Mais il était devenu rare de les affronter : les terroristes préfèrent se fondre dans la population plutôt que de conduire un combat perdu d’avance contre les Français. Autour de Gao, les patrouilles ne se sont cependant pas interrompues, ne serait-ce que pour assurer la sécurité du camp. Début décembre, un tir de Chicom, ou mortier artisanal, a touché sans faire de dégâts le camp de la Minusma près de celui de Barkhane.

Ce jeudi matin, le lieutenant Geoffroy, chef de section du groupement tactique désert Korrigan, embarque avec 35 hommes dans trois Griffon, les nouveaux véhicules de combat de l’armée de Terre, et un VAB génie, spécialisé dans l’ouverture d’itinéraire. Une trentaine de Griffon sont arrivés à Barkhane en juillet dernier. L’armée de Terre aurait voulu y faire la démonstration de leur efficacité. La mission mène le groupe à travers les oueds et les villages avoisinants. Première étape : le plateau de Batal. Mais le VAB génie crève quelques kilomètres après le départ… « Sa spécialité, c’est la détection des IED. Il vérifie que les points par lesquels nous sommes obligés de passer ne sont pas “pollués”, dit le lieutenant Geoffroy. Sans lui, nous avons beaucoup moins d’autonomie. Si nous découvrons quelques-chose, il faudra faire appel à la force de réaction rapide. » Toujours en alerte, celle-ci peut décoller de Gao à tout moment. Heureusement, le pneu est regonflé et la route reprend.

La menace « se dilue »  

« Si on décèle une activité humaine, nous allons au contact », poursuit le jeune officier. Les véhicules blindés s’arrêtent quelques minutes plus tard. Les caméras infrarouges ont détecté un pick-up non loin et six hommes armés à bord. Ils appartiennent à un « groupe armé signataire ». « Ils sont autorisés à détenir des armes pour certaines activités comme la surveillance d’un check point », explique le lieutenant. Ces groupes, qui ont accepté les accords de paix d’Alger en 2015, jouent un rôle majeur dans le nord du Mali. Ils se posent en interlocuteurs du gouvernement de Bamako et étendent leur influence dans les régions délaissées par le gouvernement. Un processus d’autonomisation du Nord menace le Mali. L’état-major français s’inquiète de la collusion possible entre groupes signataires et djihadistes.

Aux alentours de Gao, la force Barkhane est accueillie avec indifférence. « Il est où, le chef ? », lance le lieutenant Geoffroy dans le village d’Alkamsara, aux abords de la RN 16, en passant devant les maisons en terre, les chèvres et les vaches faméliques, et les femmes qui s’activent sous les acacias. En doudoune rouge sur le pas de sa porte, le chef, qui ne parle pas français, ne le recevra pas. À Sidibé non plus : le chef est absent. La patrouille ne se décourage pas. Les militaires parcourent ces villages à la vue de tous pour mieux faire accepter leur présence. D’ailleurs, le lieutenant veille à enlever son casque et à tenir son arme dans son dos pour s’entretenir avec les villageois sans les effrayer. « C’est important d’installer un climat de confiance », dit-il. À Gorom Gorom, le long du fleuve Niger, il est reçu par le directeur de l’école, M. Koné. « Au Mali, ça va de mal en pis », soupire celui-ci. « C’est un constat d’échec d’un système », ajoute-t-il sans accabler Barkhane. Auprès du lieutenant, il se plaint du manque de moyens pour son école.

Pourtant, à Gorom Gorom, la situation est stable et sécurisée, comparée à d’autres régions du Mali. Les enfants, en sweat à capuche Spiderman ou tee-shirt les Minions, sourient bien volontiers aux étrangers malgré la pauvreté visible à même le sable. « Si on m’avait dit il y a un an que je serais ici, je ne l’aurais jamais cru », glisse le première classe Karl, dont c’est la première mission. Avec conviction, il raconte s’être engagé « pour combattre les terroristes ». Servir la France, comme disent tous ses camarades. Pourtant, les terroristes demeurent hors de leur vue la plupart du temps. « C’est le paradoxe de cette guerre, répond la jeune recrue. On fait beaucoup de renseignement et de réassurance auprès de la population. » Le futur de Barkhane « sera moins cinétique », confirme un officier de Gao.

Huit ans après l’opération Serval, qui a permis d’arrêter l’avancée des groupes djihadistes vers Bamako, et deux ans après le « surge » de 2020, qui a concentré les efforts militaires contre l’EIGS dans la région des « trois frontières », au sud de Gao, Barkhane prépare une mue. L’opération a montré ses limites et elle doit « s’adapter » à la nouvelle donne. L’EIGS « a été décapité », souligne le colonel Thibaut Lemerle, le commandant de la base de Gao. « Ses capacités ont été diminuées et nous avons évité une territorialisation de l’EIGS au nord du Niger », insiste-t-il. Les terroristes ne sont plus en mesure de se regrouper pour attaquer des bases militaires. Quant au RVIM, actif dans le nord et le centre du pays, il a lui aussi été touché dans sa hiérarchie. Mais l’EIGS continue de s’en prendre aux populations et le RVIM maintient son emprise dans certaines régions. La menace « se dilue » : « Il faut arrêter sa descente vers le golfe de Guinée », prévient un officier. Mais Barkhane n’a pas de mandat pour intervenir au Bénin ou en Côte d’Ivoire. Dans ce contexte, les trois bases de Kidal, Tessalit et Tombouctou, où ne stationnaient plus que quelques centaines d’hommes, ne représentaient plus d’intérêt stratégique. Barkhane les quitte sans regret.

Dans son bureau de Gao, un Algeco décoré des multiples cadeaux offerts par les autorités de passage au fil des années - médailles ou armes de collection - qui racontent une histoire protocolaire de l’opération, le colonel Lemerle détaille les trois axes de la réorganisation de Barkhane : « partenariat militaire », pour former les Fama, « partenariat au combat », pour les accompagner au front, et « réassu­rance » pour les défendre par voie aérienne en cas d’attaque. Pour « faire monter en puissance » les Fama, les militaires français misent maintenant sur les dizaines de « guetteurs aériens » qu’ils ont formés ces dernières semaines. Ces soldats maliens ont été préparés à guider les avions de chasse français depuis le sol en communiquant des informations clés au pilote. L’ambition est minimale : savoir distinguer les positions amies et ennemies, indiquer une direction, une distance, pour faciliter un tir. « Lorsque la base de Kidal a été attaquée (après sa rétrocession à la Minusma, NDLR), nos avions été “retaskés” pour rejoindre la zone et réaliser un “show of force” », raconte le commandant Alexandre, second du détachement de chasse basé à Niamey. Déroutés de leur mission initiale, les Mirage 2000 ont survolé Kidal à basse altitude pour faire fuir les assaillants. « Mais les tirs étaient terminés quand nous sommes arrivés », dit-il. Malgré leur vitesse, il faut de longues minutes aux chasseurs pour traverser le Mali de part en part. La moitié des missions de chasse de Barkhane visent aujourd’hui ces objectifs de réassurance.

Barrière de la langue 

Pour préparer les Fama, Barkhane leur a enseigné des techniques simples de protection contre les IED. Les Français ont aussi « beaucoup patrouillé » avec eux pour les entraîner. Autour des bases rétrocédées, la Minusma, la force militaire de l’ONU, prendra la suite de ce soutien. Elle dispose de 13 000 soldats issus de contingents internationaux. « À Tessalit, les Maliens ont commencé à patrouiller avec des militaires népalais », observe un soldat. La barrière de la langue ne sera pas la seule difficulté entre eux. Moins bien entraînée et bien moins combative, la Minusma est devenue une cible de choix pour les groupes armés. Le 6 décembre, un IED a frappé un de ses convois dans la région de Bandiagara, tuant sept militaires togolais. La charge de 40 kilos a réduit à rien le véhicule qui les transportait.

Pour achever la transformation de Barkhane en opération internationale, la France vante enfin la force Takuba, composée de forces spéciales européennes. Sur la base de Gao, le commandant du détachement estonien, avec sa barbe imposante, appartient au paysage quotidien. « C’est l’un des plus connus du camp », sourit un soldat. Dix pays participent à l’initiative, la France en espère une quinzaine l’année prochaine. La force est aussi installée à Menaka. Son poste de commandement devrait rejoindre Gao. Takuba « appuie au combat » les nouvelles unités légères de reconnaissance et d’intervention (Ulri) de l’armée malienne équipées de motos et de pick-ups. En clair, les Maliens doivent passer en première ligne et les Européens les accompagneront. Pour l’instant, une opacité totale entoure ses résultats réels.

« Un poste de commandement de coopération va aussi être installé à Niamey », complète au Niger le colonel Loïc, commandant de la base aérienne projetée (BAP). Quelques officiers de N’Djamena s’y installeront. Ils devront fluidifier les relations avec les partenaires régionaux, mais aussi coordonner le soutien apporté, si besoin, par les forces françaises prépositionnées en Côte d’Ivoire, au Sénégal et au Gabon. « Cela va permettre de monter des opérations conjointes. L’enjeu est de mettre à disposition des moyens et des capacités » au profit des partenaires, poursuit le colonel Loïc. « On ne leur dicte pas ce qu’il faut faire. Ils doivent être en mesure de prendre les clés du camion. C’est une maïeutique », dit-il. Un accouchement douloureux et incertain…

La France prépare aussi sa base arrière si le Mali s’effondre. Autour de la BAP de Niamey, des pelleteuses labourent le sol pour agrandir les pistes. D’ici 2023, des avions de transport MRTT sont censés pouvoir atterrir. Pour l’instant, ces A 330 sont trop imposants pour circuler. Les effectifs de la base vont aussi bondir à 900 personnes. Elle va accueillir un nouveau « groupement tactique » pour soutenir les opérations nigériennes. Et elle conserve ses moyens aériens : les six Mirage 2000 et les six drones Reaper qui décollent de là assurent la principale force de frappe de Barkhane.

La France n’a pas oublié la menace réelle que représentent les groupes terroristes. Mais cette guerre-là n’exposera plus les soldats aux IED ou aux foules hostiles. Elle sera menée par les forces spéciales françaises qui continueront de partir en opération régulièrement, comme elles le font déjà depuis plus d’une décennie, pour cibler les cadres des organisations adverses. À Gao, on aperçoit ainsi un hélicoptère des FS décoller discrètement au ras du sol…

L’usage des drones, que la France a refusé d’armer jusqu’en 2019, s’est aussi imposé : face à des adversaires qui dissimulent leurs actions, ils permettent de suivre leur piste, de les identifier et de les frapper au moment opportun. L’opération qui a permis d’éliminer en juillet Adnan Abou Walid al-Sahraoui, l’émir de l’EIGS, a nécessité quelque 200 heures de vol des drones. Équipés de bombes à guidage laser, les Reaper sont responsables de la plupart des pertes infligées aux groupes armés. « Ils sont devenus un élément majeur de toute action », souligne le lieutenant-colonel Bruno, chef du détachement drone, en présentant les écrans de contrôle de la « tranche arrière » de la cabine de pilotage. C’est là que sont analysées en temps réel les informations captées. Il montre une carte où une myriade de points raconte l’historique de tous les événements et affrontements au Sahel. « Les capteurs sont très précis mais il faut savoir où regarder », dit-il. « Le redéploiement de Barkhane ne va pas changer grand-chose à nos missions », continue-t-il. Elles sont faites de patience et de concentration.

Depuis longtemps, l’état-major a compris que la comptabilité des pertes adverses ne suffirait pas à remporter la victoire dans une région où la pauvreté et les tensions intercommunautaires font le lit du terrorisme. La solution passe par le développement et la reprise en main politique. Et aussi en évitant les pièges de la guerre informationnelle. À Gao, « l’affaire de Bounti » a laissé des traces. En janvier dernier, Barkhane a été accusée d’avoir causé des pertes civiles en frappant un mariage plutôt qu’un attroupement terroriste dans ce village à l’ouest de Gossi. Faute de preuves rendues publiques, les démentis véhéments de l’état-major n’ont pas permis de lever le doute. Depuis, l’obsession de recueillir des preuves sur le ciblage des frappes s’est accrue. « Il faut documenter chaque cible touchée, à Barkhane encore plus qu’ailleurs », affirme le colonel Alexandre, chef de corps du GTD aéro. Il commande les équipages de la vingtaine d’hélicoptères présents à Gao. Recueillir du renseignement au sol après un tir fait partie de leurs missions. « Il n’y a pas de place pour le doute : quand il y a doute, il n’y a pas de tir », promet-il. Les militaires veulent éviter que leurs adversaires n’accablent la France avec de fausses victimes. Alors il arrive de renoncer à certaines missions de feu si l’accès au terrain est impossible a posteriori.

Quelques mois après « Bounti », les manifestations antifrançaises de Tera, au Niger, ont sonné une autre alerte : la propagation d’un sentiment hostile à l’intervention Barkhane. Venu de Côte d’Ivoire, un long convoi de ravitaillement a été bloqué plusieurs jours. Trois manifestants sont morts sur fond de rumeurs invraisemblables, par exemple accusant la France de livrer des armes aux djihadistes. Samedi, le président du Niger, Mohammed Bazoum, a exigé une enquête de la part de la France, qui dément toute responsabilité. À Gao, on a alerté les logisticiens sur le risque de foules hostiles et la nécessité de renouer avec les doctrines de déconfliction. « On ne peut pas se permettre d’avoir un nouveau Tera », assure un gradé de Barkhane.

Usée par la guerre de l’image, contrainte par des impasses de développement, limitée dans ses moyens malgré sa supériorité technologique, mise au défi des contradictions politiques du Mali, l’opération militaire française au Sahel fait face à un avenir incertain. « Aucune hypothèse n’est à exclure », confie le député (Agir ensemble) Thomas Gassilloud. Y compris une fin précipitée. Fin connaisseur du Sahel, il revient de Bamako, où il a tenté de sonder les intentions du pouvoir malien. Il est revenu sans certitudes, sauf que la junte n’a pas de stratégie claire à formuler auprès de la France. « Le fossé entre la relation politique très dégradée entre Paris et Bamako et la bonne coopération de terrain entre opérationnels ne pourra être durable », prévient-il. La junte s’approche dangereusement des lignes rouges fixées par la communauté internationale : le calendrier initial des élections de transition, prévues en février, n’a aucune chance d’être tenu. Pire, les militaires de Bamako envisageraient de faire appel aux services des mercenaires de Wagner, un groupe utilisé par le Kremlin à des fins politiques. « Ce serait leur assurance-vie », constate un officier. Pour la France, ce serait « inacceptable ». « Il n’est pas efficace d’aider un État, ayant par ailleurs des autorités contestées, si on ne partage pas la même stratégie », résume Thomas Gassilloud.

À Gao, les militaires ne disent pas tous exactement la même chose. Certains soulignent que l’eau aura coulé sous les ponts avant que Wagner n’arrive à Gao, Gossi et Menaka. « Si on part en raison de la présence de quelques Russes à Bamako, on offre une victoire facile à Poutine », soupire un officier. Mais un haut gradé évoque les exactions commises, ailleurs, par les mercenaires comme un rappel à l’ordre et aux ­valeurs.

Sur la place d’armes de Gao, les drapeaux portent haut les couleurs de la France et du Mali. Une stèle, dont la blancheur éclate là où tous les autres bâtiments sont couverts de poussière rouge et sale, rend hommage aux 54 soldats « morts en opérations » au Sahel. Il ne reste qu’une seule ligne de libre sur le monument pour un dernier nom, comme un avertissement, le signe qu’un terme s’approche. Ou alors, il faudra « rallonger le mur », dit un officier. Il assure, sans que l’on sache comment on s’y prendrait, que « ce serait possible ».




Nicolas Barotte
Le Figaro
20 décembre 2021

 

(*) Pour des raisons de sécurité, les militaires sont désignés par leur grade et leur prénom.

 

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Source : www.asafrance.fr