Minutes de silence. LIBRE OPINION du général (2s) Bernard MESSANA

Posté le samedi 13 octobre 2018
Minutes de silence. LIBRE OPINION du général (2s) Bernard MESSANA

Le 2 Décembre 1957 se tenait à la Sorbonne la soutenance d’une thèse dont l’auteur, Maurice Audin, était absent. L’historien Michel Winock, étudiant à cette époque, assistait à la séance. Il évoque aujourd’hui dans les colonnes d’un grand quotidien régional (1) l’émotion qui avait envahie l’assistance quand le Président de séance, conformément à la règle, avait posé la question : « M. Audin est-il là ? ». Emotion encore lors des conclusions du jury de thèse demandant de ne pas applaudir, et de faire une minute de silence. 

« Cette soutenance de thèse in absentia, c’était (…) la plus digne des protestations que l’Université pouvait élever contre les crimes du pouvoir militaire et les silences du pouvoir politique, dont un des siens, un jeune savant de 25 ans, venait de tomber victime » écrit M. Winock.

 

Cette évocation sensible et sincère illustre toutefois de façon exemplaire l’impossible réconciliation des mémoires à laquelle a souhaité œuvrer la déclaration du président de la République du 13 Septembre sur l’ « affaire Audin ».

 Cette déclaration a reconnu pour la première fois la responsabilité de l’Etat dans la mort de Maurice Audin. Elle reconnaît aussi qu’il  été torturé, estimant « possible » son décès sous la torture. Mais pour les médias qui s’emparent de l’événement, la cause est entendue. Audin, arrêté le 11 Juin 1957, disparu le 21, est bien mort sous la torture ou assassiné à l’issue. D’ailleurs des témoins ou des exécutants l’avaient déjà affirmé. Certains voient donc dans cette déclaration une sorte de demande de pardon de l’Etat. D’autres parlent de réhabilitation, transformant Audin en victime héroïque.

 

Rien pourtant dans la déclaration présidentielle n’autorise ces interprétations. Elle précise en effet clairement qu’Audin, membre d’un Parti communiste algérien interdit qui soutenait la cause indépendantiste, faisait partie de « ceux qui les aident dans la clandestinité ». Toutefois, l’absence d’évocation du contexte relativise le constat. Elle peut en effet laisser penser que le PCA, tout en ayant choisi la cause du FLN, ne lui accordait qu’une sorte de soutien doctrinal coupable certes, mais comparable à celui que le PCF avait pratiquée pendant notre guerre d’Indochine. Il n’en était pas ainsi à Alger. En 1957, tout membre du PCA  passait pour un terroriste en puissance. Car personne n’avait encore oublié l’aspirant Maillot, membre du PCA, déserteur avec un stock d’armes, et abattu en Juin 1956.
Personne n’avait non plus oublié Iveton, membre du PCA, déposant une bombe dans les vestiaires de sa société, - elle n’explosera pas-, et guillotiné en Février 1957. Dans ce contexte, Audin, membre du PCA, est pour les militaires qui l’arrêtent, une source probable de renseignements.


La déclaration présidentielle reconnaît également, de façon claire, l’usage de la torture par les forces militaires engagées. En effet, impuissant à contrer la vague d’attentats terroristes frappant Alger, le Ministre résident avait, dès Janvier 1957, confié aux militaires les missions de rétablissement de l’ordre. C’est donc à partir des fichiers de police que les militaires identifieront les suspects, et les arrêteront pour les interroger. Le général Massu, commandant les Forces engagées, assumera totalement la pratique, si nécessaire, d’interrogatoires poussés qu’il qualifiera de « Question par force » ; « une arme considérée comme légitime dans cette guerre là, en dépit de son illégalité », précise la déclaration présidentielle. Face au terrorisme, qui est « cette guerre là », qui ne respecte aucune légalité, le commandement militaire assumait donc l’illégalité de certaines de ses procédures, les considérant comme un mal nécessaire. Elles lui permettront de gagner la « bataille d’Alger ».

 

On peut toutefois être surpris, à nouveau, par l’absence de référence au contexte pourtant essentiel. Il se déroule alors en Algérie, et particulièrement à Alger, des évènements d’une gravité qui masque totalement l’arrestation d’Audin.
L’annonce du massacre de Melouza (300 tués) par le FLN le 28 Mai est encore dans tous les esprits quand le 3 juin, à Alger, des explosifs introduits dans trois lourds lampadaires de fonte près d’arrêts de bus les transforment en bombes à fragmentation (5 morts, 92 blessés).  Et le 6 Juin, une bombe placée sous l’estrade de la piste de danse du Casino de la Corniche alourdit le bilan (7 morts, 85 blessés, 14 amputations).

Le 11 Juin, l’arrestation d’Audin passe totalement inaperçue. En effet, ce même jour, alors que se déroulent les obsèques des victimes du Casino, des milliers d’Algérois ivres de fureur déferlent dans Alger. Rue d’Isly, rue Bab Azoun, près de la cathédrale, la foule gronde sous les murs de la Casbah dont les issues sont gardées, la guerre civile est possible. Beaucoup la souhaitent. Le calme et la fermeté des forces militaires ne la permettront pas.

 

Ignorant là encore ce contexte dramatique, la déclaration présidentielle se borne à reconnaître la responsabilité des « gouvernements successifs », coupables de n’avoir pas su « assurer la sauvegarde des droits humains et, en premier lieu l’intégrité physique de celles et ceux qui sont détenus sous leur souveraineté ».
Elle assortit même cette reconnaissance d’une formule qui peut surprendre : «  En échouant à prévenir et à punir le recours à la torture …».  « Prévenir » ? Seul M. Teitgen, secrétaire général de la Police, l’avait publiquement tenté, et avait présenté sa démission. La commission mendésiste constituée en Métropole qui avait, elle, sollicité de pouvoir mener une enquête sur la torture en Algérie s’était vue refuser l’autorisation gouvernementale nécessaire. Quant à « punir », l’histoire ne retiendra que la punition du général Paris de Bollardière, mis aux arrêts de forteresse par M. Bourgès-Maunoury, Ministre de la Défense, pour s’être élevé contre le recours à la torture ! Les politiques n’ont pas « échoué », ils savaient et ont couvert les faits.

 

Dans ses conclusions, la déclaration présidentielle invite donc à regarder l’histoire avec « courage et lucidité ». C’est très exactement  ce que font depuis toujours ceux qui ont vécu ces évènements, Pieds Noirs convaincus d’avoir bâti cette Algérie que Fehrat Abbas cherchait en vain dans les cimetières, « porteurs de valises » convaincus d’avoir « sauvé l’honneur de la France, soldats défendant « l’Algérie française », Algériens traitant nos harkis de « collabos », harkis abandonnés, massacrés, oubliés, tous auront bientôt disparus sans s’être réconciliés. Car la réconciliation ne peut être ce reniement auquel certains propos nous invitent.

 

Alors pourquoi réveiller les vieux démons ? Sachant que les seuls qui puissent s’en réjouir vraiment sont les moribonds du FLN algérien qui y trouvent un dérivatif commode au désastre dans lequel ils ont plongé leur pays. Sachant aussi que certains jeunes de nos cités de non-droit trouveront sans doute dans ces aveux repentants une justification à leur révolte. 

 

Le président de la République, en visite à Alger en Décembre 2017, avait rétorqué à un jeune algérien qui l’interpelait sur la guerre d’Algérie : « Mais vous n’avez jamais connu la colonisation ! Qu’est-ce que vous venez m’embrouiller avec ça ? »

 

C’est la question que, par respect pour la fonction présidentielle, personne ne posera au Président.   

 Mais beaucoup y penseront en silence, pendant plus d’une minute. Et ce sera là la plus digne des protestations que ceux qui ont vécu et fait cette histoire tragique pourront élever contre son récit tronqué à des fins insondables.

 Bernard MESSANA
Officier général (2s)

 

 

 

 

(1) Sud-Ouest du 22/9/2018

             

 

Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr

Source : www.asafrance.fr