RELATIONS INTERNATIONALES. Relations russo-europénnes : le grand embarras

Posté le jeudi 11 février 2021
RELATIONS INTERNATIONALES. Relations russo-europénnes : le grand embarras

« La visite à Moscou du Haut représentant de L’Union européenne, Josep Borrell, annoncée avec enthousiasme comme une « démarche très ferme » de l’Europe à propos de l’arrestation du leader de l’opposition Alexeï Navalny semble avoir tourné tout à fait différemment ». Et le correspondant à Moscou d’EU reporter, Alex Ivanov (1), précise encore que « le Parlement européen s’attendait presque à ce que Borrell présente un ultimatum à Moscou pour demander la libération immédiate de Navalny et une enquête sur son empoisonnement supposé ». Il n’en a absolument rien été.

A ce point qu’une pétition circule, à l’initiative des eurodéputés baltes, pour exiger la démission de Josep Borrell (2). Que s’est-il passé ? 

Josep Borrell a bien rencontré le ministre russe des Affaires étrangères Serguei Lavrov, comme prévu. Il venait donc à Moscou pour discuter des relations UE/Russie – première visite d’un haut diplomate depuis 2017 - avec un chapitre particulier pour l’affaire Navalny, sachant qu’aucune mesure n’avait encore été prise (sanctions éventuelles) du côté UE. « Ma visite à Moscou est pour partie une préparation de la discussion à venir (au sein de l’UE), parce qu’il est très important de déterminer ce que nous prévoyons de faire avec ce partenariat », disait-il donc. « Aujourd’hui, M. Lavrov et moi avons identifiés quelques domaines où nous pouvons interagir », domaines de la santé, du Covid, de la recherche, de la culture, du climat. Ajoutant : « L'Union européenne considère que les questions liées à l'État de droit, aux droits de l'homme, à la société civile et à la liberté politique sont essentielles à un avenir commun ». Le sujet des sanctions tenant à l’arrestation d’Alexeï Navalny le 17 janvier dernier devrait selon lui être abordé lors d’une réunion des ministres des Affaires étrangères de l’UE, puis en mars prochain lors du Conseil européen. Mais ? Josep Borrell a appris au cours de sa réunion avec Serguei Lavrov vendredi après-midi, sans en avoir été au préalable informé, l’expulsion de trois diplomates européens, un Allemand, un Polonais et un Suédois, accusés d’avoir participé à une (des) manifestation(s) non autorisée(s) en faveur d’Alexeï Navalny. Diplomates qui sont déclarés non grata.

Si surprenant ? Nous avions relevé ici en octobre dernier (3) les mots très rudes de Sergueï Lavrov à l’égard de l’Union européenne. Il précisait, en marge du club Valdaï, à des journalistes : « Il n’y a pas si longtemps, il y a quelques semaines, la présidente de la Commission européenne, Ursula von de Leyen, a pris la parole pour déclarer qu’il faut renoncer à l’illusion que la Russie, sous sa direction actuelle, serait en mesure de rétablir un statut de partenaire géopolitique de l’UE. C’est, de la bouche du plus haut fonctionnaire de la Commission européenne, une déclaration très sérieuse ». Le ministre russe des Affaires étrangères, en poste depuis 2004, s’était ouvert à Josep Borell de ce différend de fond. « Je le lui ai dit franchement et j’en ai parlé publiquement : lorsque l’UE est assez arrogante, avec le sentiment de supériorité inconditionnelle qui lui est propre pour déclarer que la Russie doit savoir qu’il n’y aura pas de collaboration avec elle comme d’habitude, alors la Russie veut comprendre s’il est possible, dans ces conditions, de faire des affaires avec elle ». Puis, avec rudesse, répondant à une question : « C’est un sentiment qui mûrit chez nous : il faut arrêter de considérer nos collègues occidentaux, y compris l’UE, comme une source d’appréciation de notre comportement (…). Je pense qu’il faut arrêter de les considérer ».

Et même, avait-il ajouté, si « les responsables de la politique étrangère en Occident ne comprennent pas la nécessité du respect mutuel dans le dialogue (…) il est probable que pendant un certain temps, nous devrons cesser de leur parler ». Un propos passé inaperçu dans la presse française. Mais pas en Russie.

Le déplacement de Josep Borrell à Moscou n’avait pas suscité l’enthousiasme partout. Plusieurs des pays habituellement inquiets de leur voisin russe – la Pologne, la Lituanie, l’Estonie, avaient enjoint le diplomate d’y renoncer. Ailleurs, à Paris par exemple, on considérait que le moment n’était pas très bien choisi. Les relations avec la Russie, on le sait, font question dans l’Union. Au retour du diplomate, l’embarras de chacun est flagrant. Josep Borrell a bien, dans un communiqué, justifié son déplacement : « Les canaux diplomatiques doivent rester ouverts, non seulement pour désamorcer les crises ou les incidents, mais pour organiser des échanges directs, délivrer des messages fermes et francs, d’autant plus lorsque les relations sont loin d’être satisfaisantes. Je rendrai compte à mes collègues de l’UE des résultats de ma visite au Conseil des affaires étrangères du 22 février, où nous aurons une discussion spécifique sur les relations UE-Russie ». Mais s’il « y a bien eu, vendredi, des réactions de Paris, de Berlin et de Stockholm au renvoi des trois diplomates », constate Anne Rovan pour le Figaro (4) « le silence des Européens au cours du week-end démontre à nouveau à quel point les capitales divergent sur la manière d’appréhender la question russe, notamment sur la difficile question des sanctions ». 

Et, comme il se doit au-delà des principes, il y a les affaires en cours. Pour l’Allemagne, l’achèvement du gazoduc Nord Stream II, dont les Etats-Unis ne veulent pas entendre parler – défendant le débouché de leur gaz de schiste sur le marché européen tout en arguant de la défense de l’Ukraine, que le gazoduc évite, et de la dépendance européenne à la Russie. Tout en faisant peser sur les entreprises concernées la menace de l’extraterritorialité de leur droit. En Europe, le projet ne fait pas l’unanimité. La Pologne s’y oppose, par exemple, la France hésite. Après l’affaire Navalny, le secrétaire d’État français aux Affaires européennes Clément Beaune avait suggéré à l’Allemagne de geler les travaux. Le ministre des Affaires étrangères Yves Le Drian déclarait à la fois le 3 février être « inquiet pour la souveraineté énergétique de l’Europe » (5) mais que toute décision d’abandon était « de la responsabilité des Allemands » - refusant de « s’immiscer dans les choix énergétique allemands ». De ce sujet aussi, Sergueï Lavrov s’était agacé en octobre dernier (3). Même si le gazoduc Nord Stream II était remis en cause, il serait, avait-il dit, difficile aux Européens de « détruire l'ensemble du système d'interactions du transport de gaz maintenu via de nombreuses autres agences et entreprises ».

Et puis bien sûr, il y a le vaccin russe, développé par l’institut Gamaleïa, le Spoutnik V (dire V et non cinq). « Est-ce bien le moment de se fâcher avec Moscou alors que les études menées par la revue The Lancet concluent à un taux d’efficacité de plus de 91 % pour Spoutnik V, le vaccin russe ? Peut-être pas », écrit Anne Rovan pour le Figaro (4). « Berlin et Vienne ont d’ailleurs annoncé ces derniers jours être prêts à prendre en charge la production de ce vaccin dans leurs pays, une fois obtenu le feu vert de l’Agence européenne du médicament. La Hongrie a sauté le pas avant même l’autorisation. Et la République tchèque y songe ». L’Allemagne, la Suède et la Pologne ont bien expulsé à leur tour trois diplomates russes. Donnant donnant. Mais aller plus loin ? En Allemagne, nous dit Pierre Avril toujours dans le Figaro (6), « le président allemand en personne, Frank-Walter Steinmeier, a défendu les « liens énergétiques » unissant la Russie à l’Europe. Le chef d’Etat les a comparés au « seul pont » unissant les deux partenaires au moment où le sort de Navalny oppose Moscou à Berlin. « Démolir les ponts n’est pas un signe de force a-t-il déclaré au quotidien Rheinische Post. Après quelques jours de flottement, Angela Merkel peut se prévaloir du soutien de l’Elysée, afin d’achever ce projet, auquel participe notamment la compagnie tricolore Engie ».

Précisons, écrit encore Pierre Avril : « En réalité, Berlin s’efforce de prendre de vitesse le Congrès américain, qui a voté des sanctions contre Nord Stream. Le Land de Mecklembourg-Poméranie, point d’arrivée européen du gazoduc, a mis en place une fondation financée par le géant public russe Gazprom, destinée à court-circuiter les sanctions du Capitole. Ce week-end, la société russe Fortuna chargée de dérouler le tuyau, a annoncé la reprise des travaux de construction : il ne reste que quelques dizaines de kilomètres à équiper côté allemand ».

Le nouveau président américain, qui a fait des gestes vis-à-vis de Berlin (il ne retire plus de personnel militaire du pays, comme l’avait annoncé Trump), a repris contre Moscou le discours même qui prévalait sous Obama. Et les mêmes méthodes ? Maria Zakharova, porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, a déclaré tout net que les diplomates américains « devront s’expliquer » sur la publication, par leur ambassade, des horaires et itinéraires des manifestations « non-autorisées » en faveur d’Alexeï Navalny. Lequel, s’il a gagné son titre de grand opposant en Occident et dans sa presse, aimerait certainement peser d’un poids équivalent auprès des Russes. Parce qu’il ne pesait que 2% dans les sondages (Centre analytique Levada) dans une éventuelle présidentielle en 2017. Quels intérêts l’UE défend-elle exactement dans cette histoire ?

C’est ici qu’on pense à la Boétie. Et à son discours sur la servitude volontaire. L’Union européenne se conduit comme si elle avait délaissé sa liberté.

Hélène NOUAILLE
La lettre de Léosthène
Directeur de la publication : Yves Houspic (
//yhouspic@gmail.com">yhouspic@gmail.com)
Directrice de la rédaction : Hélène Nouaille (
//helene.nouaille@free.fr">helene.nouaille@free.fr)

Vidéo :

Controverse sur Nord Stream II (avec carte, septembre 2020, L’Express, 3’56)
https://www.youtube.com/watch?v=TnEwm3cdz5E

 Cartes :

 Le tracé de Nord Stream (source : le Monde)
https://img.lemde.fr/2019/01/03/0/0/1068/911/688/0/60/0/afa722f_3XVQykbKcQg0dISbRfdDCXfd.png

 Les exportations de gaz russe vers l’Europe (source : Gazprom)
https://www.zerohedge.com/sites/default/files/inline-images/0_D3XdNzot2L0n2CC2_0.jpg

 Les pays membres de l’UE et la part de gaz russe dans leur consommation énergétique (source : le Figaro)
https://i.f1g.fr/media/figaro/768x/2019/02/08/INF4ee5f234-2bca-11e9-9279-a223b4194805-805x754.jpg

Notes :

 (1) EU Reporter, le 7 février 2021, Alex Ivanov, correspondant à Moscou, Josep Borrell in Moscow
https://www.eureporter.co/world/russia/2021/02/07/josep-borrell-in-moscow/ 

 (2) Le Point, le 8 février 2021, Emmanuel Berretta, Après l’humiliation à Moscou, la tête de Borrell réclamée
https://www.lepoint.fr/europe/apres-l-humiliation-a-moscou-la-tete-de-borrell-reclamee-08-02-2021-2413008_2626.php# 

 (3) Voir Léosthène n° 1510/2020, le 28 octobre 2020, Club Valdaï : les Européens ont-ils des oreilles ?
Le monde actuel est « volatil » et « impulsif » dit rapport 2020 du club Valdaï. Pourquoi ? Parce que le pouvoir est en train d’y être redistribué. Lentement, certes. Et ici, c’est le ministre russe des Affaires étrangères Lavrov qui parle, cette redistribution « se heurte à la résistance d’un groupe d’Etats occidentaux qui n’y sont pas prêts, n’étant pas habitués à partager leur position privilégiée dans la hiérarchie internationale. Cette opposition est responsable de l’état de turbulence et d’incertitude décrit dans ce rapport ». Et puisqu’il en est ainsi, ajoute le diplomate, « c’est un sentiment qui mûrit chez nous : il faut arrêter de considérer nos collègues occidentaux, y compris l’UE, comme une source d’appréciation de notre comportement (…). Je pense qu’il faut arrêter de les considérer ». Le propos est rude. Et ne concerne pas les Etats-Unis…

 (4) Le Figaro, le 7 février 2021, Anne Rovan, Affaire Navalny: l’UE ambivalente après le camouflet infligé à Josep Borrell en Russie
https://www.lefigaro.fr/international/affaire-navalny-l-ue-ambivalente-apres-le-camouflet-inflige-a-josep-borrell-en-russie-20210207 

 (5) Ouest France, le 3 février 2021, Pour Le Drian, le gazoduc Nord Stream 2 met en cause la « sécurité énergétique de l’Europe »
https://www.ouest-france.fr/politique/jean-yves-le-drian/pour-le-drian-le-gazoduc-nord-stream-2-met-en-cause-la-securite-energetique-de-l-europe-7141449 

 (6) Le Figaro, le 7 février 2021, Pierre Avril, Le gazoduc Nord Stream II, victime collatérale de la crise diplomatique entre l’Allemagne et la Russie
https://www.lefigaro.fr/international/le-gazoduc-nord-stream-ii-victime-collaterale-de-la-crise-diplomatique-entre-l-allemagne-et-la-russie-20210207 

 (7) Sputnik, le 23 janvier 2021, Julia Belyakova, Zakharova: les diplomates US «devront s'expliquer» sur la publication d’itinéraires d’une action non-autorisée en Russie
https://fr.sputniknews.com/international/202101231045121193-zakharova-les-diplomates-us-devront-sexpliquer-sur-la-publication-ditineraires-dune-action/

 

Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr
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