Contre vents et marées, Naval Group et Fincantieri scellent leur union

Posté le mercredi 19 juin 2019
Contre vents et marées, Naval Group et Fincantieri scellent leur union

Pour reprendre leurs propres expressions, il fallait un « breton têtu » comme Hervé Guillou pour convaincre une « tête dure de calabrais » comme Giuseppe Bono. Et toute la force de persuasion des deux hommes pour faire valider leur projet d’alliance au niveau gouvernemental, alors même que les relations politiques entre la France et l’Italie s’étaient considérablement dégradées.

Vendredi 14 juin, dans l’arsenal de La Spezia, les patrons de Naval Group et Fincantieri ont signé l’accord entérinant le projet Poseidon d’alliance entre les industries navales militaires française et italienne dans le domaine des bâtiments de surface. Il se concrétise notamment par le lancement d’une société commune, des programmes communs de R&T, des synergies dans les achats et le développement d’offres commerciales conjointes sur les marchés nationaux et à l’export.

La France et l’Italie renouent, du moins sur le plan industriel

La cérémonie s’est déroulée à bord de la frégate Federico Martinengo, lieu symbolique puisqu’il s’agit de l’un des bâtiments réalisés dans le cadre du programme franco-italien FREMM. Des noces célébrées presque dans l’intimité, essentiellement autour des cadres des deux entreprises et d’une quinzaine à peine de journalistes des deux pays. Aucun ministre français ou italien n’avait fait le déplacement, chose inhabituelle pour un accord d’une telle importance. Une absence à mettre sans doute sur le compte de relations encore tendues entre Paris et Rome. Mais Hervé Guillou l’assure, ce projet, « malgré les tensions entre nos deux pays », bénéficie « du soutien plein et entier des Etats, ce qui n’est pas possible autrement pour le secteur de la défense ». D’après le président de Naval Group, en cette période difficile entre la France et l’Italie, cette alliance serait même en mesure de « redonner du charme à la relation franco-italienne, cela fait partie de la réconciliation ». Giuseppe Bono abonde : « c’est un évènement extrêmement important au moment où l’Europe traverse des turbulences politiques, car cela montre que la coopération permet d’unir et d’entrevoir un avenir de cohésion et de développement ».

Les industriels ont su saisir leur chance au moment opportun

L’affaire n’était pourtant pas gagnée. Convaincu de la nécessité de consolider une industrie navale européenne trop dispersée et se livrant une guerre fratricide alors qu’émergent des concurrents internationaux de plus en plus puissants, Hervé Guillou, qui a contribué dans une autre vie au rapprochement des activités spatiales françaises et allemandes, s’est attelé dès son arrivée à Naval Group à trouver un partenaire européen. Cela faisait d’ailleurs partie de sa feuille de route lorsqu’il a pris la barre de la société, à l’été 2014. Si aucune ouverture ne s’est dessinée avec l’Allemagne, les étoiles se sont progressivement alignées avec l’Italie. Giuseppe Bono étant sur la même ligne, les discussions ont débuté. Mais côté politique, on rechignait encore, notamment à Paris, à donner sa bénédiction à un tel mariage, sans parler des oppositions internes qu’il a fallu surmonter. C’est la revente des Chantiers de l’Atlantique qui offrit une opportunité déterminante. Alors que Fincantieri se retrouvait contre toute attente seul en course en décembre 2016 pour racheter les parts coréennes du constructeur nazairien, la France refusa le cours normal de la cession et posa ses conditions à la reprise, provoquant l’ire des Italiens. A l’été 2017, alors que le torchon brûlait entre Paris et Rome sur cette question, Hervé Guillou manœuvra très habilement en présentant le projet Poseidon comme une porte de sortie pour le gouvernement français, qui pressé de sortir du bourbier STX, saisit la balle au bond. C’est ainsi que Bruno Lemaire proposa, plutôt qu’un simple rachat de Saint-Nazaire, un grand projet d’alliance franco-italienne dans le domaine naval civil et militaire. Un accord dans cette perspective fut signé en septembre 2017 au sommet franco-italien de Lyon. Mais les élections générales en Italie, quelques mois plus tard, virent un changement politique majeur de l’autre côté des Alpes avec l’arrivée au pouvoir des populistes. Et une nouvelle dégradation des relations franco-italiennes, cette fois sur fond de tensions autour de la crise migratoire. Malgré tout, Hervé Guillou et Giuseppe Bono ont continué de travailler avec les ministères concernés pour faire avancer le dossier, et parvinrent à arracher en octobre 2018 une annonce officielle en vue de la concrétisation prochaine de leur alliance. C’était au dernier salon Euronaval, avec la bénédiction de quatre ministres français et italiens. Les négociations ont ensuite abouti début décembre au projet final, présenté aux instances représentatives du personnel puis au conseil d’administration de chacune des entreprises entre janvier et avril. Chez Naval Group, même Thales, pourtant inquiet d’un rapprochement avec les Italiens susceptible de profiter à son concurrent Leonardo (dont on évoquait un temps le mariage avec Fincantieri), n’osa pas s’opposer. Quant aux passes d’armes entre les gouvernements français et italien depuis un peu plus d’un an, elles ont sans doute complexifié les discussions, mais n’ont pas miné le projet. « Les logiques industrielles survivent largement aux périodes électorales », sourit Hervé Guillou.

Un projet industriel avant d’être politique

Pour le président de Naval Group et ses proches, la dimension industrielle est d’ailleurs la clé. Selon eux, le succès de l’opération et la réussite de l’alliance tiennent au fait qu’ils ne découlent pas, comme ce fut le cas sur de précédents projets ayant tourné vinaigre, à une décision politique faisant fi des réalités du terrain. Dans le cas de Poseidon, tout est parti de la base : « Le point de départ est une vision industrielle partagée et la volonté commune de deux industriels leaders dans leur secteur de continuer à promouvoir une offre européenne dans le monde entier, pour le bénéfice de leurs pays et des marines nationales que nous servons, mais aussi pour résister dans un marché où des concurrents géants, notamment asiatiques et russes, sont en train de se développer ». Il ne s’agit donc pas ici d’un mariage forcé politiquement ou contraint par une situation économique dégradée. Ce sont bien les « enfants » qui ont décidé de s’unir et sont parvenus à convaincre des « parents » au départ méfiants, voire récalcitrants, à accepter de bénir les noces.

La prise de participation croisée renvoyée à des temps plus favorables

« Le projet va aussi loin que nous le souhaitions sur le plan opérationnel. Seule une modalité a été gelée : l’échange d’actions. Ces discussions ont été reportées pour des raisons liées aux actionnaires et sans doute parce que le contexte politique n’y est pas très favorable actuellement. Nous verrons comment y parvenir lorsque nous aurons une période plus propice  », confie le patron de Naval Group. Giuseppe Bono, pour sa part, note que ce mariage se fait au meilleur moment et dans des conditions optimales : « Nous allons créer une vraie société commune, importante pour nos deux pays car elle va permettre de créer de la valeur supplémentaire en développant des programmes binationaux et en misant sur l’export, dont nous attendons beaucoup. Nous allons aussi accroître ensemble notre R&D et piloter nos achats pour une plus grande efficacité et au final des résultats économiques que nous pourrons réinvestir. Tout cela s’opère sans restructuration et sans diminution de personnel car nous le faisons à un moment où nos deux entreprises sont dans une situation favorable ».

Création de valeur et équilibre entre partenaires

Le projet a été bâti sur deux principes fondamentaux : la création de valeur pour les deux entreprises ainsi que l’équilibre entre partenaires, qu’il s’agisse de chiffre d’affaires et de charge de travail. « Dans nos statuts est inscrit le principe de partage équitable en qualité et en quantité, jusqu’à la supply chain ». Mais un partage « intelligent » basé notamment sur les meilleures compétences des uns et des autres. En aucun cas, il s’agit de reproduire des usines à gaz tel le programme Horizon où tout était en 50/50, ce qui avait généré une cascade de sociétés communes franco-italiennes, des partages pas toujours pertinents, une dissolution des responsabilités et, en définitive, un projet bien difficile à piloter, même s’il s’est traduit en bout de course par une réussite technique.

R&T, achats et offres conjointes binationales et à l’export

Cette première étape de Poseidon repose sur trois grands piliers. Le premier est le développement de projets communs en matière de recherche et technologie (R&T) avec pour objectif d’éviter les doublons et de mutualiser des moyens pour accroître la différenciation face à la concurrence par le progrès technologique et l’innovation. Un second est lié à la question des achats, afin partout où cela est possible de permettre à Naval Group et Fincantieri de rationaliser leurs acquisitions d’équipements. Les deux groupes veulent ainsi faire jouer les économies d’échelle comme les effets de série et accroître la robustesse de leur supply chain, y compris en combinant les achats pour la construction civile et militaire. Enfin, un troisième axe porte sur des projets de conception et de construction de navires de surface binationaux et l’élaboration d’offres communes sur le marché export. Avec comme objectif de profiter des implantations internationales de Naval Group et Fincantieri pour bénéficier d’un maillage quasi-global, doublé grâce aux chantiers internationaux des italiens de capacités de construction dans un certain nombre de pays.

Une JV basée à Gênes avec une filiale à Ollioules

L’ensemble sera placé sous l’ombrelle d’un accord intergouvernemental en cours de rédaction (il traitera notamment des questions de souveraineté ou encore des règles à l’export) et va se matérialiser par la création d’une société commune. Une joint-venture (JV) détenue à 50% par chacun des partenaires, qui ne se sont pas encore mis d’accord sur le nom que portera cette nouvelle société. Prévue pour voir le jour d’ici la fin de l’été, elle aura son siège social à Gênes, en Italie, et une filiale à 100% implantée à Ollioules, près de Toulon. Là où Naval Group a inauguré en février 2017 un site ultramoderne dédié aux systèmes de combat et au développement des technologies de demain, comme les futures architectures numériques embarquées. Un site qui dispose notamment, souligne Hervé Guillou, « de l’usine logiciel en temps réel la plus grande d’Europe, et de très loin ». Dans le cadre de Poseidon, Naval Group et Fincantieri vont développer à Ollioules un centre d’ingénierie navale commun, un pôle crucial puisque c’est lui qui permettra à leur JV, qui disposera de ses propres ressources dans différents domaines, comme le commercial et le marketing, de se positionner comme autorité de conception de futurs projets franco-italiens et internationaux, tant en matière de plateformes que de systèmes de combat. Afin de respecter les équilibres, la JV aura un Conseil d’administration composé de six membres nommés pour moitié par chaque entreprise. Pour le premier mandat de trois ans, Fincantieri nommera le président (non exécutif) et le directeur des opérations, en l’occurrence Giuseppe Bono et Enrico Bonetti, alors que Naval Group choisit le directeur général exécutif (Claude Centofanti) et le Directeur financier (Emmanuel Diot). Hervé Guillou siègera évidemment au Conseil d’administration, le patron de Naval Group et son homologue italien étant appelés à prendre ensemble les grandes décisions.


« Les modes de fonctionnement sont très clairs et devront être respectés »

A commencer par les questions commerciales liées aux futures offres communes, notamment à l’export. Ce sera l’un des aspects les plus délicats du projet. Naval Group et Fincantieri, jusqu’ici concurrents sur le marché international, et qui le restent sur les dossiers déjà en cours, vont devoir s’entendre pour présenter des propositions conjointes. « Quand nous choisirons de confier tel ou tel projet à la JV, il n’y aura pas de concurrence de la part des maisons-mères. Les modes de fonctionnement sont très clairs et devront être respectés ». Mais en attendant d’avoir à l’avenir une gamme commune de navires, il faudra choisir dans les portefeuilles existants. FREMM française ou italienne ? FDI ou PPA ? Gowind ou Multirole Corvette ? PHA (ex-BPC) ou LHD ? : « Nous avons des lignes produits qui vont cohabiter pendant de longues années mais le fait d’avoir plusieurs modèles sur les mêmes segments n’est pas forcément un handicap. Cela nous donne en effet une largeur de champ plus importante avec des produits plus nombreux et variés, donc plus de chances de répondre au plus près aux besoins des clients. Selon les cas, nous proposerons un bâtiment français ou italien, ou un mix des deux, comme nous l’avions fait pour le programme des frégates canadiennes avec une coque italienne et un système de combat français ».


Des offres communes pour trois premiers prospects à l’export

Les deux groupes pourront aussi, comme l’évoque Hervé Guillou, combiner leur expertise pour proposer des offres globales comprenant des navires mais aussi différents services, jusqu’aux infrastructures. On pense notamment à la conception et la construction d’un chantier ou d’une base navale, domaine dans lequel les Français ont acquis un savoir-faire spécifique avec les programmes de sous-marins brésiliens et australiens. Toujours est-il que les premiers prospects ont d’ores et déjà été identifiés, Naval Group et Fincantieri allant proposer une offre à trois pays pour des bâtiments de surface de 3 000 à 5 000 tonnes.

U
n premier contrat attendu avec la refonte des Horizon

Mais le premier programme de la JV sera franco-italien. Il s’agit de la refonte à mi-vie des quatre frégates de défense aérienne du type Horizon qui ont été réalisées dans les années 2000 en coopération par les deux pays. Dès juillet, une offre sera remise pour les études liées à ce projet, portant notamment sur l’intégration d’une capacité de défense antimissile balistique, la modernisation du système de combat et des radars. Un projet qui pourrait avoir valeur de test sur la question de la gestion des grands équipementiers nationaux, même si ceux-ci ont été associés aux discussions autour du projet Poseidon. La refonte des Horizon est en particulier au cœur d’une bataille entre Thales et Leonardo.

L’occasion de s’affranchir des électroniciens ?

De ce point de vue, on peut d’ailleurs logiquement se demander si Naval Group et Fincantieri ne vont pas utiliser leur alliance pour essayer d’atténuer le poids des électroniciens sur leurs activités. Alors que Giuseppe Bono a rappelé vendredi que Naval Group était « très fort » dans le domaine des systèmes de combat, Hervé Guillou ajoutant qu’il était convaincu qu’une « coopération très étroite » se développerait à l’avenir dans ce domaine, le directeur général de Fincantieri assure que « nous allons faire jouer la compétition, l’important étant de proposer au client les meilleurs produits aux meilleurs prix ». Même son de cloche chez Naval Group, notamment pour Horizon : « Tout dépendra de ce que souhaitent les clients. Sur ce projet, nous allons justement jouer notre rôle de systémier intégrateur pour déterminer la meilleure façon de remplir le besoin opérationnel, avec au final un compromis qui comprendra aussi les dimensions de coûts et de délais. Il y aura des questions politiques et économique mais l’objectif est d’avoir une approche rationnelle et pragmatique », explique un haut cadre de l’industriel français. Alors que la fusion entre Fincantieri et Leonardo ne semble plus à l’ordre du jour, Naval Group pourrait bien profiter de son alliance avec les Italiens pour s’émanciper un peu plus de son actionnaire industriel de référence (Thales possède 35% de l’entreprise, le reste du capital étant détenu par l’Etat), avec lequel les relations ont semblé devenir de plus en plus difficiles ces dernières années.

Projet de corvette européenne

En plus de la refonte à mi-vie des Horizon, la JV de Fincantieri et Naval Group doit déposer dès cet été, à Bruxelles, le dossier European Patrol Corvette (EPC). Il s’agit de leur fameux projet de nouvelle frégate légère d’au moins 3 000 tonnes que les industriels veulent placer dans un cadre européen afin que ce bâtiment puisse bénéficier de financements communautaires prévus pour les programmes capacitaires de la Coopération structurée permanente (CSP/PESCO). Le projet pourra s’élargir à d’autres pays de l’UE mais, déjà, Fincantieri et Naval Group proposent ce bateau aux marines française et italienne, qui ont exprimé début juin un premier besoin d’état-major, afin de remplacer à partir de 2028 les patrouilleurs du type Commandante et les frégates de surveillance du type Floréal.

Travailler l’avance technologique

La JV, qui débutera ses activités avec, en plus de l’EPC, quatre sujets d’étude binationaux en matière de R&T, doit par ailleurs avoir un rôle majeur dans la différenciation technologique des futurs produits franco-italiens. Il s’agira par exemple de mettre les moyens d’études en commun pour travailler sur des sujets tels la gestion de l’énergie à bord, la furtivité et l’invulnérabilité, ou encore les navires virtuels et bassins de carène numériques. L’un des enjeux sera aussi de rapprocher les outils et méthodes vers les mêmes standards. A cet effet, les outils de modélisation fonctionnelle et physique doivent permettre de piloter l’activité dans le cadre d’une entreprise étendue.

1.5 à 1.7 milliards de prises de commandes d’ici la fin 2022

La JV montra en puissance progressivement, avec pour objectif d’atteindre 1.5 à 1.7 milliard d’euros de prises de commandes d’ici la fin 2022. « On ne va pas se spécialiser en général dans un domaine ou un autre. Notre but, en nous alliant, est de gagner des contrats supplémentaires en arrêtant de nous livrer à une concurrence mortifère qui bénéficie souvent à d’autres. L’idée est de décrocher d’ici 4 ou 5 ans un à deux bâtiments de plus chaque année par rapport à ce que nous aurions totalisé en restant seuls ». Selon le patron de Naval Group, les contrats accessibles représentent seulement 25 à 28% du marché naval mondial. « Cela du fait que l’on ne peut pas vendre dans de nombreux pays, comme la Chine, la Russie ou encore les Etats-Unis depuis l’Europe. Aujourd’hui, sur le segment des frégates et des corvettes où Fincantieri et Naval Group sont les plus forts, nous remportons une part significative des compétitions ouvertes. Et sur celles qui sont vraiment ouvertes, nous avons chacun environ 20% de parts de marché. Au travers de notre alliance, nous voulons augmenter cette part, ou du moins la préserver dans un marché mondial en croissance mais où nous sommes confrontés à un nombre de concurrents de plus en plus important ». Quant à savoir si la société commune mordra significativement sur le chiffre d’affaires des maisons-mères, cela ne semble pas devoir être le cas avant longtemps. Ainsi, pour Naval Group, les 1.5 à 1.7 milliards de prises de commandes de la société commune sur les quatre prochaines années sont à mettre en rapport avec les 15 milliards de contrats que l’entreprise française compte signer pour son propre compte sur la même période. L’impact de la JV sera d’ailleurs mécaniquement moins important pour Naval Group que pour son partenaire, puisque les sous-marins sont exclus de l’accord. Fincantieri ne travaille pas dans ce domaine mais, contrairement à Naval Group, n’est pas exclusivement présent dans le militaire, les chantiers italiens et leurs filiales internationales réalisant la grande majorité de leur activité dans la construction civile.

Des poids lourds de la navale en forte croissance

Côté résultats, les deux poids lourds européens de la navale connaissent actuellement une belle croissance. Naval Group est passé de 3 à 3.6 milliards d’euros de chiffre d’affaires et veut franchir la barre des 4 milliards d’ici 2022/23. Les revenus de Fincantieri se sont de leur côté élevés à 5.5 milliards d’euros en 2018, en hausse de 9% par rapport à 2017. Sur ce total, environ 30% provient du secteur militaire. Le reste est généré par la construction navale civile, activité principale du groupe italien, qu’il veut consolider avec la reprise des chantiers de Saint-Nazaire. C’est l’ultime pierre du projet d’alliance navale franco-italienne initiée en 2017. Une reprise menée indépendamment de Poseidon car, contrairement à la JV militaire qui n’a pas besoin de feu vert européen puisque les Etats sont souverains sur les questions de défense, doit obtenir l’accord des autorités de la concurrence. Or, celles-ci tardent à donner leur réponse et aucune date n’est aujourd’hui avancée pour cela. Une situation qui agace prodigieusement Giuseppe Bono, le directeur général de Fincantieri s’étant d’ailleurs fendu vendredi dernier en conférence de presse d’une critique cinglante à l’encontre de Bruxelles.

Avec Saint-Nazaire, un ensemble qui pèsera plus de 10 milliards

Pour mémoire, la recomposition du capital des Chantiers de l’Atlantique suite à la vente des parts de STX Offshore & Shipbuilding doit voir Fincantieri en devenir le principal actionnaire, à hauteur de 50%. S’y ajoutera 1% prêté par l’Etat français qui détient désormais 84.3% de l’entreprise et doit voir sa participation redescendre à 34.34% une fois cédés les parts prévues aux Italiens. En attendant, Naval Group a pris cet été 11.7% des chantiers nazairiens, appelés à réaliser toutes les plateformes militaires de plus de 8 000 tonnes construites en France, notamment les futurs bâtiments logistiques et porte-avions. Les salariés (2.4%) et groupement d’entreprises locales COFIPME (1.6%) se partagent le reste du capital.

Surfant sur l’explosion du secteur de la croisière, auquel s’ajoutent des commandes militaires et le marché émergent des énergies marines, les Chantiers de l’Atlantique ont depuis 2012 doublé leur chiffre d’affaires, qui atteint désormais 1.5 milliard d’euros et doit tendre dans les toutes prochaines années vers les 2 milliards.

Ce qui signifie que l’alliance navale franco-italienne s’appuiera sur des entreprises cumulant plus de 10 milliards d’euros de chiffre d’affaires.  Un ensemble appelé à constituer,  selon Giuseppe Bono, « un groupe italo-français qui n’aura pas d’égal dans le monde ».

Consolidation européenne sur la base franco-italienne

La consolidation de la navale européenne, qui a si longtemps fait figure de serpent de mer, semble donc en train de voir le jour. Mais il s’agit encore d’un premier pas. « La construction d’une BITD (base industrielle et technologique de défense, ndlr) c’est beaucoup de temps. Airbus a 50 ans mais avant d’arriver là où le groupe est parvenu, on a passé 30 ans à fonctionner sous forme de GIE. Et la consolidation s’est faite, sur la base de projets communs », dit Hervé Guillou. Pour ce dernier, il faut donc y aller pas à pas, mais progresser suffisamment vite pour ne pas se faire doubler par un monde en pleine évolution. Pour le président de Naval Group, la nouvelle alliance franco-italienne est un début, et même une base, sur laquelle pourront venir s’agréger à l’avenir, si les conditions le permettent, d’autres acteurs européens. Avec dans l’idée à Paris comme à Trieste qu’il vaut mieux être moteur du mouvement et conduire la locomotive que de rattraper les wagons en cours de route. Mais pour cela, il faut évidemment que Poseidon soit un succès.


Convaincre par des résultats concrets

Reste donc maintenant, après les congratulations et embrassades, à voir comment ce mariage sera mis en œuvre et pourra monter en puissance. Les patrons des deux groupes le savent, il y a encore de nombreux sceptiques et des opposants à ce projet. Pour convaincre, il faudra des résultats concrets, alors que chaque projet à l’export fera à n’en pas douter l’objet d’âpres discussions pour savoir qui des maisons-mères ou de la JV sera en première ligne. « Il faudra négocier, mais cela fait partie du jeu et c’est dans notre intérêt à tous de jouer collectif », assure Hervé Guillou.


Le tandem Bono-Guillou au-delà de 2020 ?

Personnage clé du rapprochement, le patron de Naval Group fait aujourd’hui figure de garant du projet, tout comme Giuseppe Bono. Car ces grands mécanos industriels naissent certes de la conjonction de facteurs favorables, le fameux alignement des étoiles politiques et industrielles, mais sont aussi des histoires d’hommes. Et ces deux-là semblent s’être bien trouvés. Le tandem formé par le calabrais et le breton constitue bel et bien le ciment de cette entreprise. Mais pour que les fondations soient solides, il faut laisser un temps le coffrage pour que le béton prenne. Or, si Giuseppe Bono vient d’être à 74 ans reconduit à la barre de Fincantieri pour trois années supplémentaires, le mandat de cinq ans d’Hervé Guillou s’achève en mars 2020. Né en mars 1955, il sera alors atteint par la limite d’âge (65 ans) fixée par les statuts de Naval Group. Mais ces statuts peuvent toujours être modifiés pour lui permettre de rempiler et veiller à ce que cette première alliance européenne dans le naval militaire soit bien mise sur les rails. C’est après tout l’une des grandes missions qui lui avaient été confiées en 2014.

Vincent GROIZELEAU
Mer et Marine

 

 

Source photo : Giuseppe Bono et Hervé Guillou le 14 juin à bord de la FREMM italienne Federico Martinengo © MER ET MARINE - VINCENT GROIZELEAU

Source : www.asafrance.fr