CORONAVIRUS. Alain BAUER : « Ignorer ou combattre l'épidémie, il faut choisir »

Posté le vendredi 27 mars 2020
CORONAVIRUS. Alain BAUER : « Ignorer ou combattre l'épidémie, il faut choisir »

Le Général Mac Arthur expliquait que « Les Batailles perdues se résument en deux mots : trop tard », L'humilité devant une crise exceptionnelle ne doit pas empêcher la lucidité. Si nous étions tous touchés de la même manière, il faudrait croire à la fatalité. Mais un pays a utilisé des méthodes préventives et proactives (Taiwan), et deux autres des techniques plus ou moins décisives (la Corée du Sud et la Chine), visiblement efficaces et dans des configurations sociales et politiques très différentes.

Pour autant, nous n'avons pas pris le temps de nous préparer. Or, depuis la Grippe Russe de 1889, la grippe espagnole de 1918, la grippe asiatique de 1956, celle de Hong Kong de 1968 ou la H1N1 de 2009, nous n'avons pas manqué d'alertes ni d'études scientifiques de grande qualité pour nous alarmer. Sans succès.

« Il faut plus miser sur la connerie que sur le complot »

Très souvent, ce qui semble nouveau apparaît surtout comme ce que nous avons oublié. Les amnésies administratives pèsent durablement sur la gestion des crises. Michel Rocard expliquait souvent « qu'en matière de grande catastrophe bureaucratique il fallait beaucoup plus miser sur la connerie que sur le complot. La première était à la portée de tous, donc largement répandue, le second nécessitait beaucoup d'intelligence et d'organisation et se révélait bien plus rare qu'on ne le pensait ».

Depuis 2001, un réseau international informel de gestion des crises s'est mis en place pour dialoguer et diffuser ce qu'on appelle les meilleures pratiques. Chacun de ses membres est un scientifique ou un opérationnel (actif ou retraité) qui s'est bien sûr trouvé confronté à des obstacles face à une hiérarchie souvent imprévoyante et taraudée par le souci de faire des économies. Contrairement à ce qu'on pense souvent, la rigueur n'est pas l'austérité, et l'investissement est souvent une dépense utile.

 

Des louanges pour Roselyne Bachelot et Xavier Bertrand

En matière de police, de défense, de justice, de santé, les choix politiques des dernières années ont été dictés par des comptables. Il faut évidemment bien gérer l'argent public. Est-il mal géré en Allemagne qui semble aligner bien plus de lits d'urgence équipés en quantité et en proportion que nous ? Ou à Taiwan, pays isolé et "encerclé" au dynamisme reconnu ?

Seuls, au ministère de la santé, Roselyne Bachelot, dont on s'est beaucoup moqué et qui mérite une réhabilitation publique ou Xavier Bertrand, ministres de la santé avant et durant la grande pandémie du début du millénaire, méritent ici des louanges pour avoir anticipé et créé des stocks indispensables. Qu'on a laissé péricliter depuis.


Agnès Buzyn et la « mascarade »

Maintenant il faut affronter la crise. La communauté scientifique est divisée. Comme chacun d'entre nous, et comme s'est souvent le cas face à une pandémie "incroyable", elle a pensé qu'elle était "impossible". L'Occident avait fait la même erreur en ne croyant pas à la nuisance d'Al Qaida ni à la possibilité des attentats du 11 septembre 2001.

Le triptyque « Négation, Minoration, Éjection » (en français courant : « ce n'est pas vrai », puis « ce n'est pas grave », et enfin « ce n'est pas de ma faute) a servi d'excuse. Inutile ici de revenir longuement sur la « mascarade » commentée par l'ancienne ministre de la Santé Agnès Buzyn qui, se rêvant de devenir une autre Simone Veil a pris le risque de se transformer en nouveau docteur Garretta ....


Se concentrer sur la bataille

Mais le passage du mode sceptique au mode panique de nombreux dirigeants dans le monde risque désormais de tout emporter alors que l'essentiel réside dans la bataille qu'il faut gagner.

Ce que nous savons, grâce à celles et ceux qui ont affronté cette crise depuis début Janvier 2020 semble simple :

  • Il faut dépister tout le monde, pour identifier les porteurs et réduire et contingenter la pandémie
  • Il faut isoler tout le monde, pour permettre les dépistages et pour rapidement rouvrir des espaces de circulation et de vie. Deux cycles semblent indispensables, soit quatre semaines
  • Il faut donner des masques à tout le monde. Pour rassurer. Pour permettre d'éviter la contagion par porteur asymptomatique. Pour garantir le bon fonctionnement des activités essentielles.
  • Il faut utiliser les nouvelles technologies pour permettre un redémarrage rapide des activités essentielles puis de toutes les autres. En suivant les foyers de contagion et en identifiant les voies de propagation.

Ecouter les Professeurs Didier Raoult (enfin !)...

La gestion de crise est une activité synthétique. Elle allie les compétences en vue d'une solution pratique, rapide et la plus efficace possible. Après un mois de tâtonnement, tout début février, le gouvernement chinois a mis en œuvre la politique de quarantaine centralisée et de traitement de tous les cas confirmés et suspects, ceux qui présentent de la fièvre ou des symptômes respiratoires, ainsi que les contacts étroits des cas confirmés dans les hôpitaux ou les établissements désignés. Parallèlement, la surveillance de la température et les politiques de maintien à domicile ont été mises en place pour tous les résidents.

Tout ce qui n'a pas été fait, le confinement partiel notamment, n'a pas arrêté la propagation, juste a servir à la retarder et peut être un peu l'étaler. En évitant les mesures strictes et coordonnées (confinement ciblé et test) la phase de « propagation communautaire » se transforme en « propagation familiale » où les membres d'une famille s'abritent et s'infectent souvent les uns les autres dans des espaces restreints, ce qui augmente le nombre de cas.

Cette phase de propagation génère de nombreux porteurs asymptomatiques qui circulent ensuite en grand nombre pour faire les courses, respectent imparfaitement la distance sociale permettant au virus de continuer de se propager.

Les modèles nouveaux, qui peuvent aussi préserver le fonctionnement et le lien social visent donc, à l'issue du processus de ralentissement pandémique indispensable (du fait de notre impréparation et de notre arrogance face à ce qui se passait en Asie) à modifier et moduler le dispositif.

Il s'agit enfin d'écouter ce que dit le Professeur Didier Raoult à Marseille. Ainsi le processus du "test de fièvre" - prise généralisée de la température partout où ils se trouvent en ville, envoi immédiat de celles et ceux ayant un niveau plus élevé vers des "tentes de fièvre", où ils subissent un test de globules blancs et un test grippal classique. En cas d'inquiétude, passage par un scanner portable et en cas de résultat alarmant, isolation dans un espace dédié (dont des réquisitions d'hôtel).


... et Jean-François Delfraissy

Mais il faut aussi se donner les moyens d'y arriver, comme l'indique le professeur Jean-François Delfraissy :
« Parmi les stratégies envisageables, il y a celle qu'a appliquée la Corée du Sud. Elle associe une très large quantité de tests et un suivi des personnes testées positives en ayant recours à une application numérique permettant de tracer les individus, ce qui représente une atteinte aux libertés. Si nous disposons de médicaments à l'efficacité démontrée, il serait possible d'appliquer en France une politique testant et traitant immédiatement toutes les personnes chez lesquelles l'infection est découverte. Mais il reste beaucoup d'inconnues scientifiques et de questions sociétales posées. Pourquoi ne pas avoir mis en œuvre sans attendre cette stratégie ? Parce que nous en sommes incapables et que ce n'est pas l'enjeu dans la phase de montée de l'épidémie. Nous ne possédons pas les capacités de tester à la même échelle que la Corée du Sud. En France, environ 8 000 tests sont réalisés chaque jour. Les laboratoires privés vont s'y ajouter mais nous avons un énorme problème avec les réactifs utilisés dans les tests. Ces réactifs de base proviennent de Chine et des Etats-Unis. La machine de production s'est arrêtée en Chine et les Etats-Unis les gardent pour eux ».


Choisir entre grimper l'Everest, le Mont Blanc ou le massif central

Il y a 150 ans, à Vienne, le jeune docteur Semmelweis expliquait aux sommités médicales de l'époque qu'il fallait se laver les mains. Ils se moquèrent de lui, l'expulsèrent, l'ignorèrent. Il fallut attendre Pasteur pour enfin que les choses changent. Un peu.

On peut se demander sérieusement si le Professeur Raoult n'a pas repris le flambeau face à une communauté scientifique tétanisée par le risque des poursuites. Mais en droit pénal, ne pas faire se poursuit aussi bien que mal faire. Et le temps n'est pas notre allié.

Boris Johnson a lui tenté l'option Néron ou une nouvelle version britannique de la roulette russe (avec beaucoup plus de cartouches dans le barillet). Avant de se rendre compte que le problème n'était pas le pourcentage de personnes qui seraient gravement malade ou mourraient (les fameux 2%), mais la quantité. Il vient d'en changer. Très tardivement. Les Etats avancent en ordre dispersé et avec un rythme très rapide.

Si le rythme de l'infection n'est pas cassé (et il nous reste quelques jours seulement pour y arriver), le nombre de personnes touchées atteindra les trois quarts de la population française, européenne, occidentale, mondiale. Soit pour la France seule environ 50 millions de personnes. Moitié de plus de 60 ans, moitié moins. Nous avons le choix d'accepter 10 000, 100 000 ou un million de morts. Il faut choisir entre grimper l'Everest, le Mont Blanc ou le massif central. C'est notre choix.

Le virus ne se propage pas. Ce sont les individus qui le diffusent. Nous avons donc une responsabilité : ignorer l'épidémie en choisissant l'option Néron, qui s'en lavait les mains. Ou la combattre, en lavant les nôtres et en nous organisant pour passer au confinement ciblé, au test généralisé et à la protection pour tous.

 

Propos d’Alain BAUER
recueillis par Denis LAFAY (La Tribune) 
25/03/2020

Alain Bauer est Professeur de criminologie au Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM), New York et Shanghai, EESD


Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr

 

Source : www.asafrance.fr