CORONAVIRUS : Doute sur la mondialisation

Posté le samedi 07 mars 2020
CORONAVIRUS : Doute sur la mondialisation

« La mondialisation a la grippe » écrit Eugène Bastié aux abonnés du Figaro en remarquant le désordre provoqué par « la crise du coronavirus » – laquelle touche aujourd’hui plus de 80 pays en provoquant partout des ruptures à une vitesse inouïe, y compris dans la vie quotidienne, dont on nous promet un bouleversement accru, stupéfiant. Ajoutant : « Il y a bien longtemps que l’idée d’une mondialisation heureuse a révélé son caractère illusoire » (1). Vraiment ? L’ouvrage d’Alain Minc (La mondialisation heureuse) date de 1997. Soumis à controverse, Minc réitérait toutefois son credo dans une tribune du Monde le 17 août 2001 : « Mondialisation heureuse, je persiste et signe », violente charge contre les « antimondialistes », qui se contentaient « de dire non au système, tout en encaissant ses bienfaits » bien que n’offrant « aucune contre-théorie » (2). Depuis, le débat n’a pas cessé – sans que les contestataires aient « pris médiatiquement le dessus », comme le dénonçait Alain Minc, au contraire.

On peut être pour ou contre ce que les Américains appellent la « globalisation », lire ses théoriciens et ses idéologues, ses détracteurs, ses historiens, faire un tour avec Braudel sur les marchés urbains au XVe siècle, se plonger avec lui dans « l’imparfaite économie d’échange » aux siècles d’Ancien Régime, de 1 400 à 1 800, admirer « le jeu déjà compliqué et sophistiqué des actions que l’on vend et revend sans les posséder, selon les procédés très modernes des ventes à terme ou à prime » à la bourse d’Amsterdam au XVIIe siècle. On peut même méditer sur « la façon fulgurante dont le tabac, en particulier, a gagné le monde, en a fait le tour » - un dopant précurseur (3), reste l’insatisfaction de ne pas réellement comprendre la genèse et la nature de notre expérience contemporaine.

Certes, on en connaît, en spectateur, les étapes, très vite après la chute de l’URSS (1991). Le passage, par exemple de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), organisé en décembre 1993 par les Accords de Marrakech. OMC qui dispose, au contraire du GATT, d’un pouvoir de contrôle et de sanction, via un mécanisme d’examen des politiques commerciales et un organe de règlement des différends – dont le fonctionnement est opaque. Chacun sait aussi comment l’organisation, confiée en 2005 à Pascal Lamy a connu un vif succès avant de toucher à une limite en 2013 – avec le départ de son directeur général. De même que mentionner le développement du numérique et d’internet – outils indispensables à la rapidité des échanges dans le domaine financier (trading), autres marqueurs de la globalisation, est une banalité. On sait encore comment, pour l’Union européenne, la disparition des frontières a été érigée en axiome incontournable.

Mais au-delà comment réfléchir ? Parce que, pour paraphraser le philosophe Marcel Gauchet, nous touchons avec cette organisation du monde à des choses très profondes qui conditionnent le vécu de chacun, la vie même, en avançant dans le noir.

Pour comprendre, nous dit l’économiste Jean-Luc Gréau (4), ancien conseiller du MEDEF, dans son dernier ouvrage (Le secret néolibéral), il faut effectivement nous pencher sur les « quarante ans déjà (qui) ont passé depuis que le monde s’est engagé dans une nouvelle expérience libérale ». En ayant en tête quelle est la finalité avouée de l’aventure. « Cela va presque sans dire, la globalisation entend incarner la victoire d’un intérêt général des populations du monde sur les intérêts égoïstes des nations, et à ce titre, prétend protéger ces populations du risque de la guerre ». On reconnaît l’antienne, d’autant plus entendue que « plus discrètement, sous-jacente à son expression économique et politique, s’inscrit la nouvelle puissance de l’individu, à rebours de la puissance étatique qui se situe, par nature, hors du marché, et se borne au périmètre de frontières tracées à son initiative ». L’aventure, qui tient ses racines « au naufrage de l’expérience socialiste en Russie et en Chine et à l’enlisement de l’expérience keynésienne en Occident », a ainsi acquis d’emblée une « présomption de légitimité ». D’où le succès du slogan : « l’Etat n’est pas la solution, il est le problème », très en vogue aux Etats-Unis, ou de l’acronyme TINA (There is no alternative, il n’y a pas d’autre choix) cher à Margaret Thatcher.

Quant à la finalité réelle ? « Il nous faut une explication qui dépasse la physionomie technique ou la justification morale » du nouveau libéralisme, « et ce, dès son départ ». « J’avancerai la thèse, contre-intuitive », écrit donc Jean-Luc Gréau, « que la nouvelle expérience libérale, ou néolibéralisme, a restauré formellement les principes du libéralisme économique pour les mettre au service d’une accumulation du capital, sans fin car sans autre but que lui-même, analogue à celui qui a régi l’expérience socialiste » - une thèse que l’économiste défendait déjà dans la revue Le Débat en novembre décembre 2016, nous l’avions relevé ici. Comprenons-nous : « l’accumulation dont il s’agit désormais n’est plus l’accumulation de biens physiques, comme les machines, les usines et les matières premières, mais l’accumulation de capital comptable dans les bilans des grands agents financiers sous la forme de plus-values ». Ajoutant, pour être très clair et décrire ce dont chacun de nous a été le témoin : « Dans l’ordre historique de leur entrée en scène : les plus-values issues de transactions portant sur les devises et sur les matières premières, les plus values sur les actions cotées à la Bourse et les prêts cotés sur les marchés du crédit »…

Ensuite vient la description de l’établissement de cette mondialisation, au travers de quatre chapitres denses, courts et clairs. Nous y avons trouvé de quoi éclairer des intuitions – ou corriger des erreurs. Exemple ? En 2008, nous avons cru ici que les entreprises résisteraient à l’avidité des « chats gras » (expression américaine évocatrice). Mais non. Leurs dirigeants achetés et actionnaires, il n’en a rien été : « L’impératif d’accroissement de la valeur des actions commande l’impératif d’accroissement des profits, dans le but avoué de rehausser cette valeur coûte que coûte ». Avec, « au passage, une contradiction majeure entre l’expansion, l’innovation et la productivité, qui requièrent un investissement continu, et l’accumulation boursière qui donne la priorité au traitement de l’actionnaire ». Ce qui a été rendu possible grâce à « une transformation du droit, des usages et des rapports de force ». Ou encore ? Sur le rôle des banques centrales et leur évolution depuis la fin des années 1970. Comment, quand elles « se plaçaient en surplomb des activités bancaires », elles sont devenues acteur, avec pour fonction « d’assurer la prospérité des marchés financiers parallèlement à celle des marchés économiques ».

La mécanique de la prise de pouvoir par une « bureaucratie financière » éclaire la compréhension de « l’ébranlement social et politique » dont nous sommes les témoins désorientés, nul n’en disconviendra – vivant dans des démocraties célébrées mais devenues « formelles » après « les vingt années qui séparent le premier choc pétrolier, en décembre 1973, de la conclusion des accords de l’OMC en décembre 1993 ». Jusqu’au malaise laissé par la crise de 2008 qui n’est en effet pas dissipé, les « maîtres de l’expérience » n’ayant pas cherché à « faire de pause » mais à « accélérer le rythme ». Et, nous le voyons des deux côtés de l’Atlantique, montée de l’abstention incluse, « le malaise des esprits s’est traduit dans les urnes de telle manière que le pouvoir des élites s’est trouvé questionné ». Questionné jusque dans sa légitimité, chacun à sa manière, qu’on pense à la contestation permanente de la présidence de Donald Trump ou à celle ici des gilets jaunes, qui ne se taisent pas. Ou au malaise de tous les dirigeants devant une contestation qu’ils refoulent comme « populiste », notion commode mais sans définition. L’Occident jouerait-il contre lui-même ? Et comment ? Est-il possible de changer de cap ?

En 150 pages, la réflexion de Jean-Luc Gréau vient à point, qu’on le suive ou non sur les pistes qu’il propose. La « crise du coronavirus » menace d’être un accident mondial très grave, avec l’activité économique qui se fige. En réplique, le plan financier vacille, une peur ancestrale traverse les sociétés et les hommes – en Occident et partout ailleurs. Dans la presse économique, tous les soutiens de la mondialisation en conviennent. Qu’au moins, me dit un lecteur, si nous devons être confinés, nous réfléchissions, hors emportements idéologiques, aux raisons de la « grippe de la mondialisation », dont l’incubation a été longue sans que nous posions un diagnostic.

La guérison ne se fera pas en un jour. Mais elle devra venir, sans l’ombre d’un doute.

Hélène Nouaille
La lettre de Léosthène,
le 7 mars 2020,
http://www.leosthene.com

 

Notes :

 

(1) Le Figaro, le 28 février 2020, Eugène Bastié, La mondialisation a la grippe

https://www.lefigaro.fr/vox/societe/la-semaine-du-figarovox-la-mondialisation-a-la-grippe-20200228

(2) Le Monde, le 17 août 2001, Alain Minc, Mondialisation heureuse, je persiste et signe

https://www.lemonde.fr/archives/article/2001/08/17/mondialisation-heureuse-je-persiste-et-signe_4192929_1819218.html

(3) Fernand Braudel, La dynamique du capitalisme, Arthaud, 1985

(4) Le secret néolibéral, Jean-Luc Gréau, Gallimard, février 2020, 15 euros

 

Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr

Source : www.asafrance.fr