De l’indépendantisme corse au patriotisme français

Posté le jeudi 22 août 2019
De l’indépendantisme corse au patriotisme français

L’ÉCLOSION  DE  L' 'AIGLE AIGLE  DANS  LA  TOURMENTE
(1769-1793)

4ème partie

De l’indépendantisme corse au patriotisme français

 

A l'arrivée de Napoléon en France, la Corse n'est pas encore une province à part entière du pays. Elle lui a été rattachée après la victoire de l'armée française sur Paoli en 1769 au terme de son équipée indépendantiste de 1755 à 1769.

Ouvrons une parenthèse succincte sur cet épisode historique local, essentiel dans le destin de Napoléon. La naissance de Pascal Paoli  en 1725 précède de peu le soulèvement populaire de la Corse en 1729 contre l’appartenance multi séculaire à la République de Gênes. A 14 ans, il suit en exil à Naples son père Hyacinthe après la première tentative d'émancipation de la Corse. Il est formé au métier militaire, d'abord dans le régiment de son père, colonel du Royal Corsica, puis au Royal Farnèse. Esprit supérieur ouvert aux idées nouvelles, il aspire à jouer le premier rôle dans son île natale en pleine effervescence politique. Il envisage un moment de commencer par servir dans l'armée du roi de France, mais Choiseul ne donne pas suite, le privant, qui sait, du renouvellement de l’épopée de Sampiéro Corso, sous Henri II et Catherine de Médicis.

L’ambition corse de Paoli coïncide parfaitement avec les intérêts de l'Angleterre, très influente à Naples, et qui cherche à se constituer dans le golfe de Gênes un tremplin stratégique contre la France. C’est ainsi que Paoli reçoit tout naturellement le puissant soutien d'Albion qui fait de lui son homme lige par l’intermédiaire du Franc-maçon Botswel, sorte d’officier traitant. Proclamé en 1755 « général de la nation » par une assemblée populaire corse, minoritaire précisons-le, Paoli parvient à se constituer un pré-carré central autour de Corte dont il fait sa capitale, au terme d’une guerre civile corse. Il élimine par le fer et le feu les derniers fidèles de Gênes, tandis qu'un parti français montant attend son heure.  Gouvernant son fief en despote éclairé, il passe les premières années de son règne à tenter vainement de l'élargir, imposant à ses administrés sa poigne de fer. L'appui de l'Angleterre ne lui suffit pas à s'emparer des grandes cités portuaires de l'île, Bastia, Ajaccio, Calvi, Saint-Florent et Bonifacio, restées aux mains de la République de Gênes. Encerclé, privé de tout débouché maritime, il doit fonder le port de l’Île Rousse pour se donner de l’air. Ce déficit de légitimité nationale explique que son gouvernement, ayant pourtant à son actif de belles réalisations économiques et culturelles, ne bénéficiera d'aucune reconnaissance officielle internationale, autre que celle de l'Angleterre.

L'intervention militaire de la France en 1768, à la demande de Gênes en décadence, met brutalement fin au rêve indépendantiste de Paoli. Après quelques succès ponctuels, ses courageuses milices paysannes sont défaites le 8 mai 1769 au pitoyable combat de Ponte Novo par une armée française professionnelle dans laquelle servent déjà 900 volontaires corses que le général français de Vaux a eu la délicatesse de ne pas faire combattre en première ligne. Ce jour là, des mercenaires germaniques, recrutés en renforcement des milices, en lesquelles, de son propre aveu, leur général n’avait qu’une confiance limitée, appliquent des ordres confus et font un massacre de « nationaux » en retraite sur le pont même. Précisons que le général Paoli n’avait pas daigné commander en personne cette bataille pourtant décisive, se bornant à l’observer de loin. En cette circonstance, il aurait pu faire de Ponte Novo son pont d’Arcole, mais tout séparait déjà Paoli de Napoléon.  

Sur le plan militaire, Ponte Novo ne fut qu’un combat d’avant-garde, et non une bataille majeure. Mais ce revers suffit à l’effondrement du régime paoliste  en quelques heures, comme un château de cartes, révélant la fragilité de son assise populaire. Les partisans de Paoli l'abandonnent brusquement en masses. Par une étrange mansuétude, l'armée française ménage ses biens et renonce à le capturer dans sa retraite, permettant ainsi son exfiltration par la marine britannique à Porto-Vecchio, avec quelques 300 fidèles qui lui restent. Le roi d'Angleterre offre à son féal déchu un généreux asile pour le conserver au chaud en son royaume.
Il se trouve que la famille Bonaparte a compté parmi les plus ardents soutiens de Paoli. Le père Charles-Marie a siégé comme membre influent de son assemblée gouvernementale à Corte. Son fils aîné Joseph y est né et Napoléon y a été conçu. Mais, au lendemain de Ponte Novo, sa réaliste intuition lui commande de se rallier sans réserve au vainqueur. L'intimité des  Bonaparte avec Paoli a fait courir la rumeur que Napoléon en avait été le fruit. Voulant plus tard en avoir le cœur net, Napoléon a carrément posé la question à sa mère. Sa dénégation indignée fut formelle, s'exclamant, argument probant à l'appui, « chez les femmes, le célibataire Paoli passe pour ne rien pouvoir faire ». Letizia est enceinte de six mois de Napoléon lorsque les Bonaparte doivent fuir en catastrophe l'armée française après le désastre de Ponte Novo. Elle se serait alors écriée, tenant son ventre où le futur empereur s'agitait déjà : « Il sera le vengeur de la Corse ! ». Malgré le ralliement paternel à la France, la première enfance de Napoléon baigne ainsi dans le souvenir patriotique de Paoli, romantiquement auréolé du titre de « père de la nation corse ».

C'est en « émigré » hostile qu'il débarque en France, puissance opprimant à ses yeux la Corse, sa patrie. Ses difficultés relationnelles avec son premier entourage français s'expliquent surtout par cet antagonisme politique. Le décalage culturel n'intervient qu'en second lieu. Voici un florilège de son hostilité à la France entre 1779 et 1789 :
- Désavouant son père : « Jamais je ne pardonnerai à mon père qui a été son adjudant, d'avoir concouru à la réunion de la Corse à la France. Il aurait dû suivre sa fortune et succomber avec lui ».
- Nostalgique : « J'ai puisé la vie en Corse et, avec elle, un violent amour pour mon infortunée patrie et pour son indépendance ».
- Accusateur : « Français, non contents de nous avoir ravi tout ce que nous chérissions, vous avez encore corrompu nos mœurs. Le tableau actuel de ma patrie et l'impuissance de le changer est donc une nouvelle raison de fuir cette terre où je suis par devoir, obligé de louer des hommes que, par vertu, je dois haïr ».
- Menaçant : « Les Corses ont pu, en suivant toutes les lois de la justice, secouer le joug génois et peuvent en faire autant de celui des Français ». Et encore : « (…) Si je n'avais qu'un homme à détruire pour délivrer mes compatriotes, je partirais au même moment et j'enfoncerais dans le sein des tyrans le glaive vengeur de la patrie et des lois violées ».
- Vengeur, dans une confidence faite à son ami Bourrienne : « Je ferai à tes Français tout le mal que je pourrai ».

Le 14 juin 1789, à la veille de l'événement qui va bouleverser la France, il adresse à Paoli exilé à Londres une offre de services enflammée : « Je naquis quand la Patrie périssait. Trente mille Français vomis sur nos côtes, noyant le trône de la liberté dans des flots de sang, tel fut le spectacle qui vint frapper mes premiers regards (…) Les larmes du désespoir environnèrent mon berceau dès ma naissance. Vous quittâtes notre île et, avec vous, disparut l'espérance du bonheur. L'esclavage fut le prix de notre soumission (…) Permettez-moi, général, de vous offrir les hommages de ma famille et, pourquoi ne le dirai-je pas, de mes compatriotes. Ils soupirent au souvenir d'un temps où ils espérèrent la liberté (…) ». Cette supplique exaltée ne reçoit aucune réponse. Le jeune Napoléon ne se doute pas encore que l'intraitable Paoli conserve une dent féroce contre son père qui lui a fait défaut vingt ans auparavant.

Mais peu après, la Révolution fait voler en éclats les fières convictions juvéniles de Napoléon. Un certain 14 juillet 1789, il rencontre son destin.

Michel FRANCESCHI
Officier général (2s)
Membre du comité de rédaction de l’ASAF

 
Diffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr

 

 

Source : www.asafrance.fr