DECRYPTAGE de Michel FOUCHER : La géographie politique entre puissance et influence

Posté le mardi 08 juin 2021
DECRYPTAGE de Michel FOUCHER : La géographie politique entre puissance et influence

Géographe et diplomate, Michel Foucher est une personnalité atypique que les lecteurs de Communication & Influence avaient pu découvrir en avril 2014 suite à la publication de son Atlas de l'influence française au XXIème siècle. Dans son dernier ouvrage Arpenter le monde - Mémoires d'un géographe politique (Robert Laffont, 2021), il nous rapporte et analyse un demi-siècle d'expériences à travers 125 pays. Pour Michel Foucher, on peut anticiper les crises si l'on sait décrypter l'imaginaire des peuples. Aussi, il ne peut y avoir de politique de puissance sans une compréhension fine des mécanismes de l'influence. Professeur à l'Ecole normale supérieure, directeur de formation à l'Institut des hautes études de défense nationale, ancien conseiller du ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine, Michel Foucher a aussi été ambassadeur de France. Dans l'entretien qu'il a accordé à Bruno Racouchot, directeur de Comes Communication, Michel Foucher estime que "les erreurs dans les représentations de l’autre induisent de mauvaises politiques". Autant dire que les stratégies d'influence sont capitales en matière de géopolitique...

 

La géographie est une discipline qui colle au terrain, au concret, donc à la puissance. Quels liens l'unissent (ou pas) à l'influence ? En d'autres termes, comment s'articule le triptyque géographie-puissance-influence ?

L’articulation entre les trois éléments du triptyque me semble se situer sur trois registres différents. Le premier est celui des atouts comparatifs dont dispose un État : taille de la population et histoire de la formation d’un pays donné, ressources naturelles et productions, superficie et situation géographique relative (Égypte et canal de Suez, Iran et détroit d’Ormuz). C’est souvent ce à quoi se réduit, dans les manuels et les médias, la présentation de la "géographie" d’un État ou d’une partie du monde.
C’est un peu court car cet inventaire laisse de côté la mise en œuvre du deuxième registre, celui des stratégies de présence au monde, d’influence donc : voir la Suisse qui a fait de la neutralité, de son système démocratique, de ses compagnies industrielles et financières les bases d’une puissance démultipliée par rapport à sa taille. Idem pour Israël qui allie puissance militaro-technologique et capacité de fixer l’agenda diplomatique international. Voir encore Singapour, nœud des contacts entre le monde et l’Asie du sud-est, ou encore la Norvège, où se fabriquent les normes éthiques de l’investissement.
Enfin, un troisième registre considère les représentations et les ambitions des élites dirigeantes: à Moscou dominer le monde russe et diviser l’Europe de l’Union tout en résistant à la Chine en Eurasie ; à Pékin diviser le monde en deux grandes zones d’influence avec Washington, ce que le Président Xi Jinping avait proposé à Barack Obama lors de leur première rencontre à Sunnylands (Californie, juin 2013), idée déjà testée par Xi Jinping auprès de John Kerry (avril 2013) : « Le vaste océan Pacifique est assez grand pour embrasser à la fois la Chine et les États-Unis ». La Chine veut développer la politique de sa géographie, dans le monde sinisé et ses approches maritimes. Washington refuse, à tort selon moi, le concept paritaire de « nouveau type de relations entre grandes puissances ». Les erreurs dans les représentations de l’autre induisent de mauvaises politiques : la conviction du déclin américain inéluctable à Pékin et à Moscou ou l’obsession chinoise à Washington et dans l’opinion publique ne sont pas bonnes conseillères. Bref, il convient de penser juste et une analyse géographique rigoureuse, incluant la longue durée et les cartes mentales des élites dirigeantes, est d’un grand secours.
La période actuelle voit également s’affirmer le jeu en fin de compte très classique des puissances régionales : Turquie, tous azimuts ; Iran dans l’Orient arabe, les Émirats Arabes Unis au nord de l’Océan indien et dans la corne de l’Afrique. S’il n’y a plus de consensus sur un ordre mondial, les acteurs occupent les terrains de l’échelle régionale. Certains pays restent en retrait : l’Inde et l’Indonésie, l’Afrique du sud et l’Égypte, le Brésil et le Mexique, pour ne citer que ces six grands pays présentés comme "émergents" au plan économique mais trop consumés par leurs défis internes pour peser, au plan géopolitique, sur leur environnement régional. Tout cela contribue à l’absence de réforme du Conseil de sécurité des Nations Unies.

Votre dernier livre a pour soustitre : Mémoires d'un géographe politique. Est-ce à dire que les deux sont consubstantiels ? Ou est-ce un cheminement propre qui vous a conduit à un engagement politique et diplomatique ? Le géographe et le diplomate ont-ils d'ailleurs la même perception de l'influence ?

Oui, le lien est étroit comme l’énonça déjà Strabon le plus clairement du monde dans sa Géographie (20 av. JC – 23 ap. JC), géographe grec installé à Rome et grand voyageur dans l’empire romain : "Essentiellement, la géographie, avons‐nous dit, s’adresse au monde du gouvernement et répond à ses besoins". Jean Gottmann le formule autrement (La politique des États et leur géographie, Armand Colin, 1952) qui considère l’espace géographique comme essentiel en ceci qu’il coïncide avec l’espace politique. Mais ce lien consubstantiel a été refoulé par le monde académique français, par conservatisme et sous la pression des historiens. Et Jean Gottmann fut contraint de quitter une France inhospitalière et s’exiler à Oxford. La pensée de ce lien est un tabou et n’est donc pas favorable à la carrière universitaire.

 Mon cheminement personnel, notamment à partir des premières enquêtes dans le Nord-Est brésilien en 1968, dans un pays sous régime militaire et dans une région symbole du sous-développement, m’a en effet permis de redécouvrir ce lien, sur la foi du terrain et non par le biais de lectures théoriques. La méthode géographique s’est révélée ensuite efficace pour décrypter et scénariser les crises à forte teneur territoriale et donc symbolique – elles le sont quasiment toutes – et a donc intéressé les décideurs les plus ouverts, que ce soit au Quai d’Orsay, au Ministère de la défense ou à la Commission européenne. C’est la publication de Fragments d’Europe, Atlas de l’Europe médiane (Fayard, 1993) et de ses 260 cartes et images satellitaires qui a retenu l’attention des diplomates et des stratèges et permis d’enclencher une coopération, qui a revêtu plusieurs formes successives – expertises et enquêtes, puis conseil du ministre des Affaires étrangères et chef de mission diplomatique.

Cette coopération continue à ce jour, notamment dans la perspective de la présidence française du Conseil de l’Union européenne (1er semestre 2022). Nous préparons avec le Centre d’analyse, de prévision et de stratégie du Quai un séminaire sur l’interaction entre diplomatie et géographie.
Dans une démarche d’influence, le géographe en situation diplomatique sera sensible aux perceptions de ses interlocuteurs, à l’image qu’ils cultivent de notre pays qui présente des profils différents : on ne voit pas la même France de la même façon dans chacun des trois pays du Maghreb. La perception est toujours singulière, en raison d’une histoire particulière toujours surplombante comme on le voit entre Français et Algériens, et complexe, en fonction des intérêts réciproques. La connaissance de cette diversité des perceptions peut favoriser des dialogues constructifs. Mais la production française d’idées sur la marche du monde est un trait récurrent de notre image extérieure, héritage des Lumières et du gaullisme non aligné. L’enjeu est d’être capable de les partager avec d’autres et de les mettre en œuvre. Toutefois, le défaut persistant de notre pays littéraire est de croire que l’énonciation solitaire d’objectifs conceptuels – souveraineté européenne, autonomie stratégique, multipolarité – suffit pour leur donner corps.
Dans une réunion, le diplomate français parle souvent le premier et tend à masquer des objectifs concrets derrière des considérations générales indiscutables (droits de l’homme, multilatéralisme), à l’inverse du diplomate américain qui traite d’entrée d’une liste de points précis, qui en annoncent d’autres, non prévus, en cas d’accord sur les premiers (la méthode du "lien", "linkage"). Il nous revient de travailler dur avec d’autres pour que l’influence que nous souhaitons devienne référence.

 

Propos de Michel FOUCHER
Géographe et ancien ambassadeur
recueillis par
Bruno RACOUCHOT
Directeur de COMES Communication

 

Pour en savoir plus :
-  Ecouter le podcast de l'entretien accordé par Michel Foucher à RFI au sujet de son dernier livre : https:// www.rfi.fr/fr/podcasts/livre-international/20210521-arpenter-lemonde-mémoires-d-un-géographe-politique-par-michel-foucher -
- Voir aussi l'entretien accordé par Michel Foucher en avril 2014 à notre Lettre, sur le thème de l'influence de la France sur la scène internationale, http://www.comes-communication.com/ files/newsletter/Communication&Influence_avril_2014_Michel_ Foucher_Bruno_Racouchot_influence_France_International.pdf

 Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr
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Source : www.asafrance.fr