DECRYPTAGE. Recycler ses ex-ennemis pour optimiser sa puissance et son influence : un cas pratique décrypté par Eric Branca

Posté le samedi 22 janvier 2022
DECRYPTAGE. Recycler ses ex-ennemis pour optimiser sa puissance et son influence : un cas pratique décrypté par Eric Branca

1945. Sur les ruines d'une Europe martyrisée, services occidentaux et soviétiques se livrent une guerre de vitesse pour récupérer les ex-élites techniques du III° Reich, les "blanchir" et utiliser leurs compétences dans une Guerre froide alors naissante. Les industries spatiales américaine comme soviétique en seront la preuve bien concrète, les programmes Spoutnik ou Apollo étant pilotés par d'ex-ingénieurs de la SS ! C'est cette course à la puissance et à l'influence - et l'organisation des réseaux qui s'y rapportent - que décrit minutieusement l'historien et journaliste Eric Branca dans son dernier opus Le roman des damnés – Ces nazis au service des vainqueurs après 1945 (Perrin, 2021).

Dans l'entretien qu'il a accordé à Bruno Racouchot, directeur de Comes Communication, Eric Branca poursuit l'analyse méticuleuse qu'il avait livrée avec L'ami américain, Washington contre de Gaulle (2017, qui ressort en poche, chez Tempus/Perrin, le 24 avril).
Pragmatisme et efficacité obligent, la quête effrénée vers la puissance et les exigences des affrontements géopolitiques présupposent de puissants leviers d'influence, d'ordre technique certes, mais aussi communicationnel, juridique et surtout politique.

 

B.R.
La récupération de certaines élites ennemies
par le pouvoir vainqueur à l'issue d'une guerre est aussi vieille que le monde. Dans votre Roman des damnés ( Perrin, 2021), le process prend une ampleur particulière, les enjeux géostratégiques étant désormais à l'échelle mondiale.
Considérez-vous qu'une
telle démarche constitue un facteur-clé des opérations d'influence qu'entend mener un pays ? Et que, si elle peut paraître contraire à la "morale", elle se révèle être somme toute normale considérée sous l'angle de la puissance et de la "raison d'État" ?


E.B.

Entièrement d’accord : le recyclage des vaincus est un phénomène aussi ancien que l’émergence des États, donc des rapports de force géopolitiques. Dans l’Antiquité, le cas le plus frappant est celui d'esclaves grecs importés en Italie à partir du III° siècle av. JC (le plus souvent des précepteurs), lesquels contribuèrent rapidement à l’hellénisation du monde romain. D’où le célèbre vers d’Horace « Graecia capta ferum victorem cepit et artes / Intulit agresti Latio. » (« La Grèce conquise a conquis son rude vainqueur et a apporté les arts au Latium rustique »).

Mais attention à ne pas se méprendre sur le mot artes qu’on traduit trop souvent par "arts" au sens étroit, mais qui signifie aussi et surtout connaissance au sens large, comme d’ailleurs le vocable grec téchnè. Bref, on est déjà là dans un phénomène classique de captation du savoir pour renforcer son pouvoir, même si, en l’espèce, l’opération débouche in fine sur la soumission culturelle du vainqueur à l’élite grecque vaincue militairement.

Plus près de nous, les Allemands, et spécialement les Prussiens, ont joué, dans l’empire russe, à partir du XVIIIe siècle, le rôle tenu à Rome par les Grecs de l’Antiquité. Et, là encore, pas seulement dans le domaine intellectuel : les ingénieurs de toutes disciplines (prospection et exploitation minière, sidérurgie, agronomie) mais aussi une main d’œuvre artisanale qualifiée, ont été attirés en masse par les Tsars pour encadrer la révolution industrielle naissante. A la veille de la Seconde Guerre mondiale, il y avait encore 1,5 million d’Allemands en URSS. Et pourtant, la Russie s’est construite politiquement et culturellement, dès la fin du XIIIe siècle, sur le coup d’arrêt donné à la poussée germanique par Alexandre Nievski, le prince de Novgorod, vainqueur
des chevalier Teutoniques !


Deuxième remarque : nul n’aurait songé à "moraliser" cette dialectique vainqueurs/vaincus si les Américains eux-mêmes n’avaient assigné des critères moraux à leur action dans le monde. De Benjamin Franklin proclamant dès 1780 que « la cause de l’Amérique est celle de l’humanité tout entière » à Wilson entrant en guerre, en 1917, non pas au nom des intérêts légitimes des États-Unis mis à mal par la guerre sous-marine mais pour servir « la cause du bien » - entre temps, les Indiens avaient payé pour voir - cette logique est devenue à double tranchant. Le dispensateur de leçons de morale s’est mis en position d’en recevoir. Avant de s’incarner dans la guerre économique, l’unilatéralisme juridique américain s’est imposé à Nuremberg en 1945-1946 dans l’ordre pénal. Non seulement la justice des vainqueurs s’est exonérée de ses propres crimes (à commencer par ceux des Soviétiques) mais elle s’est arrogé le droit de dire qui était récupérable et qui ne l’était pas, parmi les criminels du camp d’en face ! L’ennui, c’est que, la plupart du temps, les principaux donneurs d’ordre ont été épargnés... Et les exécutants exécutés ! Par exemple Sauckel, le négrier de l’Europe, que personne, assurément, ne regrettera, mais qui recevait ses ordres directement de Speer. Lequel n’a écopé que de 20 ans de prison avant de devenir un mémorialiste à succès. Ou encore le général SS Otto Olhendorf, pendu pour avoir participé, en Russie, à la "Shoah par balles", tandis que Walter Schellenberg, qui en avait été l’architecte, sous les ordres directs de Heydrich et de Himmler, a seulement été convoqué comme "témoin" à Nuremberg !

 

Un second volet de votre livre concerne les leviers d'influence que constituent les anciens dignitaires et hommes-clés du IIIe Reich dans la guerre économique que les États-Unis livrent dès 1945 à l'échelle mondiale pour asseoir leur puissance, en premier lieu pour assujettir une Europe naissante dont ils se méfient. Avec le parcours des hommes- clés que vous décrivez, on rejoint la thématique que vous aviez développée dans L'Ami américain (2017, qui ressort en poche, chez Tempus/Perrin, le 24 avril). Le retournement des élites reste donc bel et bien une constante dans la guerre économique que nous livrent les États-Unis ?

Le plus frappant dans cette affaire qui nous occupe, c’est que la plupart des décideurs du IIIe Reich recyclés par les États-Unis n’ont pas eu besoin d’être « retournés » ; ils ont offert leurs services spontanément. Pour être promu par les Américains premier chef des services secrets ouest-allemands, le général Gehlen leur a simplement communiqué la documentation exceptionnelle qu’il avait accumulée sur l’URSS à la tête des services de renseignement du Front de l’Est ; et pour devenir le premier chef d’état-major de la Bundeswehr, puis patron opérationnel de l’Otan, son collègue Heusinger, ex-chef de la planification opérationnelle de la Wehrmacht, les a initiés aux arcanes de la stratégie soviétique, que le Pentagone ignorait complètement... Les États-Unis pouvaient-ils espérer meilleures recrues alors que la Guerre froide commençait ?

De même, il a suffi que von Braun leur dévoile son projet de missile intercontinental destiné à détruire New York pour devenir leur atout numéro un, face aux soviétiques, dans la course à l’espace. Il faut dire que la fusée A 10, successeur du V2, déjà révolutionnaire, était quelque chose de stupéfiant, presque une ébauche de la future navette spatiale car le missile et sa charge devaient être amenés sur sa cible par un premier étage pilotable conçu pour rentrer à sa base après l’avoir "poussé" jusqu’au-dessus de l’impact. Ici, cependant, une nuance : même si von Braun n’ignorait rien des pertes enregistrées parmi les déportés qui travaillaient pour lui, on ne peut le comparer à un Schellenberg, à un Gehlen ou à un Heusinger qui, en même temps que l’invasion de la Russie, avaient planifié l’élimination méthodique de tout ce qui pouvait retarder l’avancée de la Wehrmacht.

Mais pour répondre à la deuxième partie de votre question, je me dois d’ajouter deux personnages qui font parfaitement la liaison entre la politique américaine d’après-guerre et la situation de l’Europe actuelle, incapable de s’émanciper de l’hégémonie du dollar : les chanceliers Erhard (1963-1966) et Kiesinger (1966-69).
Le premier (Erhart) a été instrumentalisé par Washington pour pousser vers la sortie Adenauer, coupable de s’être allié avec de Gaulle pour refuser l’entrée de la Grande Bretagne dans le Marché commun et soupçonné de vouloir substituer un "parapluie nucléaire" français au "parapluie" américain ; le deuxième a été utilisé pour s’opposer à la politique étrangère de ce même de Gaulle qui, tandis qu’il s’affranchissait de l’Otan, poussait ses partenaires à renouer avec l’étalon-or pour ne plus dépendre de la monnaie américaine. Or Erhard avait été, pendant la guerre, l’adjoint du SS Ohlendorf, déjà cité, lequel, après avoir officié en URSS à la tête d’un Einzatzgruppe, était devenu entre 1942 et 1945, l’un des principaux directeurs du ministère de l’économie du Reich.
Kiesinger, quant à lui, avait été le patron de la radiodiffusion allemande dans les pays occupés ; on le surnommait "le Goebbels de l’étranger". Avec de tels pedigrees, difficile de résister aux desiderata de leurs protecteurs ! Devenus chanceliers, Erhard puis Kiesinger se sont conduits, de fait, en bras séculiers de Washington pour faire échec aux tentatives de la France gaullienne de créer une Europe vraiment... "européenne".

 

Propos d’Éric BRANCA
Recueillis par Bruno RACOUCHOT
Communication & Influence
www.comes-communication.com
Janvier 2022

 

Pourquoi Comes ?
En latin, comes signifie compagnon de voyage, associé, pédagogue, personne de l’escorte. Société créée en 1999, installée à Paris, Toronto et São Paulo, Comes publie chaque mois Communication & Influence.
Plate-forme de réflexion, ce vecteur électronique s’efforce d’ouvrir des perspectives innovantes, à la confluence des problématiques de communication classique et de la mise en œuvre des stratégies d’influence. Un tel outil s’adresse prioritairement aux managers en charge de la stratégie générale de l’entreprise, ainsi qu’aux communicants soucieux d’ouvrir de nouvelles pistes d’action.
Être crédible exige de dire clairement où l’on va, de le faire savoir et de donner des repères.
Les intérêts qui conditionnent les rivalités économiques d’aujourd’hui ne reposent pas seulement sur des paramètres d’ordre commercial ou financier. Ils doivent également intégrer des variables culturelles, sociétales, bref des idées et des représentations du monde. C’est à ce carrefour entre élaboration des stratégies d’influence et prise en compte des enjeux de la compétition économique que se déploie la démarche stratégique proposée par Comes.

 

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Source : www.asafrance.fr