DÉFENSE ET SÉCURITÉ : Mettre fin au confusionnisme !

Posté le mercredi 30 mars 2016
DÉFENSE ET SÉCURITÉ : Mettre fin au confusionnisme !

Nous vivons l’ère de toutes les confusions, de tous les glissements de nos références, trop vite labellisées « idées reçues » dès qu’elles dérangent, ou jugées « dépassées » dès qu’elles ne s’inscrivent pas dans la doxa des idées à la mode. C’est dans ce contexte des plus incertains qu’il faut revenir sur le fameux continuum « défense-sécurité », censé être, depuis le Livre Blanc de 2008, la clé universelle permettant d’exposer, analyser et bien sûr résoudre toute la problématique des menaces contemporaines. Ce continuum miracle se traduit par la confusion des genres et s’avère aujourd’hui être générateur de beaucoup de mesures inadaptées, aux conséquences pouvant être très graves à terme.

 

C’est, en effet, dans cette confusion des esprits que nous militarisons de plus en plus les forces de police, en les dotant désormais d’armes de guerre, et qu’après avoir, pendant un temps, transformé le guerrier en soldat de la paix, nous l’employons aujourd’hui dans des fonctions de vigile, supplétif à bas coût et corvéable à merci des missions de sécurité, tout en lui demandant cependant et en parallèle d’être au-delà de nos frontières  un guerrier  au faîte de ses capacités et savoir-faire offensifs comme défensifs. Compte tenu des exigences opérationnelles modernes, le « qui peut le plus, peut le moins »  devient  un axiome des plus dangereux qu’il convient de réfuter.

Notons en outre que c’est dans ce même cadre de confusion que « nous sommes en guerre », sur simple déclamation présidentielle, et sans aucune mesure constitutionnelle et juridique qui mette la nation dans cet état de guerre dont, en réalité, les modalités sont  très particulières et dérogatoires, en particulier pour l’emploi des forces. Déclarer la guerre, c’est aussi nommer l’ennemi, tout l’ennemi, qu’il soit extérieur ou intérieur au territoire national. Est-ce vraiment le cas avec toutes les circonvolutions et acrobaties de langage, qui, des « jeunes » des banlieues à la « jungle » de Calais en passant par le refus des « amalgames », permettent d’évoquer ces graves sujets de préoccupation en les minimisant dans un étau de « politiquement correct », dont une des finalités essentielles est de détourner l’identification des responsabilités face à l’inacceptable ?

Cette manipulation des mots pour dénier la réalité est devenue tragique, car, in fine, c’est la démocratie qui en paiera l’addition : militariser les forces de police, banaliser à outrance l’emploi des forces armées, confondre de plus en plus missions relevant de l’ordre public et missions des forces armées, c’est à terme assurer la disparition de l’Etat de droit et signer l’échec d’un système devenu incapable d’assurer la protection individuelle et collective des citoyens.

Il nous faut donc revenir d’urgence aux principes fondamentaux pour aborder la réalité des faits avec une vision claire et sans concession des moyens d’y faire face.

Et, en matière de défense, la première des réalités est qu’un soldat, et en particulier un soldat de métier, n’est pas un policier, ou gardien de la paix, fusse de bas niveau, et ne doit pas le devenir, car le soldat est fait en premier lieu pour assurer collectivement la défense de son pays et de ses concitoyens face à un ennemi identifié qu’il devra, par la force des armes, vaincre, c’est-à-dire, en le défaisant conduire à cesser d’être une menace active contre la collectivité qu’il défend. Bien qu’il ait à agir en priorité contre un adversaire à l’extérieur des frontières, en « défense de l’avant », le soldat contemporain ne peut bien évidemment pas considérer que la protection du territoire et de la collectivité nationale, dès lors qu’elle est menacée de l’intérieur, n’est pas de son ressort. Reste à définir comment.

Cette interrogation majeure, renouvelée suite aux attaques terroristes récentes, a reçu une bien piètre réponse dans le rapport que le SGDSN, censé établir les grands principes d’un emploi des forces armées sur le territoire national, a remis récemment au gouvernement. En effet, s’il définit une posture permanente de protection terrestre, à l’instar des postures permanentes de sauvegarde maritime et de sûreté aérienne, il ne remet aucunement en cause les modalités d’intervention des forces armées telles qu’elles sont utilisées dans l’opération Sentinelle. N’actant aucune évolution du cadre juridique de cet engagement, il maintient le dispositif terrestre dans le cadre légal de la seule légitime défense, qui est celui des forces de police et in fine du temps de paix. Ainsi les forces armées demeurent une force de complément et de soutien aux forces de sécurité, à la disposition de l’autorité civile, le ministre de l’Intérieur et, par délégation, les préfets, par le biais des procédures de réquisition ou de demande de concours.

L’évolution majeure réside dans le fait que les forces terrestres sont désormais tenues d’entretenir en permanence la capacité nécessaire pour la posture de protection terrestre et de s’organiser en conséquence en sus de l’organisation résultant des impératifs des missions opérationnelles extérieures. Il n’y a donc aucun changement de nature de l’emploi des forces armées dans la riposte aux attaques terroristes jugées pourtant « militarisées » par le ministre de la Défense et qui devraient donc en toute logique appeler un emploi « militarisé » des dites forces armées. En toute objectivité, et même si on admet que les armées sont, au vu de la situation, dans un rôle de forces d’appoint en complément de forces de sécurité insuffisantes et/ou inadaptées, il s’agit bien uniquement de fournir de la main d’œuvre à bas coût, en grande partie d’ailleurs pour la garde de sites religieux sensibles. Dans ce contexte, les incantations actuelles du commandement sur l’adoption de modes d’action plus « dynamiques » pour l’opération Sentinelle ne pourront guère se traduire par des évolutions significatives de l’emploi des forces armées sur le territoire national.

Ce constat nous ramène aux fondamentaux de l’emploi de la force armée, hors intervention à but humanitaire ou dans le cadre de la réaction à des catastrophes climatiques, technologiques ou autres :

- situation d’insécurité entrainant des mesures dérogatoires du droit du temps de paix,

- missions données aux forces impliquant la mise en œuvre de modes d’action et savoir-faire propres aux armées,

- subordination à l’autorité civile respectant le principe de responsabilité, et donc d’autonomie décisionnelle, du commandement militaire pour les modalités de l’action à conduire dans le cadre de l’effet final recherché par ladite autorité civile.

C’est sans doute sur ce dernier principe qu’achoppe toute velléité d’un emploi adapté des forces armées sur le territoire national. L’obsession du « contrôle démocratique » de l’emploi des militaires sur le territoire national conduit à leur interdire toute action spécifique, quel que puisse en être le gain en efficacité opérationnelle. L’insistance gouvernementale à inscrire l’état d’urgence dans la Constitution correspond à cet état d’esprit, car l’état d’urgence, à la différence de l’état de siège, ou, plus grave encore, de l’état de guerre, donne à l’autorité civile cette possibilité d’utiliser la force armée non pas au regard de ses capacités opérationnelles, mais en simple réservoir de personnels utilisables selon le seul bon vouloir de l’autorité civile.

Au final, et quels que soient les argumentaires pour lier l’engagement des forces armées dans un continuum « défense de l’avant » - « défense de l’arrière » ou considérer que la distinction entre sécurité et défense devient de moins en moins opérante, force est de constater l’inadaptation de l’emploi des forces armées pour la riposte aux attaques du niveau et de la nature de celles qui ont visé la France en 2015 et la Belgique très récemment, et qui sont stricto sensu, du seul ressort des forces de sécurité.

On en revient à un principe validé par l’Histoire : les armées doivent rester l’ « ultima ratio regis » , ce qui, dans les circonstances actuelles, ne devrait les conduire à intervenir, avec leurs savoir-faire spécifiques, qu’en tant que réserve d’intervention en riposte à une menace immédiate et identifiée qu’il s’agit de prévenir, ou pour mettre en place un dispositif de bouclage et de contrôle d’une zone suite à un attentat.

Au-delà, l’emploi des forces armées est bien à réserver à la maîtrise de situations insurrectionnelles ne pouvant être jugulées par les forces de sécurité ou pour des interventions ponctuelles et conjoncturelles, en soutien aux forces de sécurité dès lors que les capacités de ces dernières ne sont pas ou plus adaptées pour conserver le contrôle d’une situation qui implique un recours à un emploi décisif et à grande échelle de la force armée.

En fait, la confusion des genres, propre à notre société contemporaine, fait que la priorité est donnée à l’émotionnel sur le rationnel : elle conduit les responsables politiques à articuler leur discours sur de grandes envolées « guerrières », dans lesquelles le thème de la protection des citoyens est en partie traité par un déploiement « rassurant » de forces armées dont chacun sait qu’il ne protège absolument pas face à une menace de type terroriste, mais qui, pour les responsables politiques vaut quitus du devoir accompli vis-à-vis de l’opinion publique.

Le drame est que cette manipulation induit une inéluctable dilapidation du capital opérationnel amassé au fil des opérations par nos forces terrestres. Cet affaiblissement de nos savoir-faire et de nos capacités pour cause d’emploi totalement inadapté et chronophage au regard, en particulier, du temps qui devrait être consacré à la formation et à l’entrainement pour garantir le niveau capacitaire indispensable aux engagements opérationnels, ne nous apporte en fait aucun avantage significatif pour la maîtrise de la situation actuelle sur le territoire national, mais nous condamnera à terme à l’impuissance dans l’action extérieure. A y regarder de près, cela pourrait bien être la plus grande victoire des terroristes qui nous attaquent…

 

 

 

Général de corps d’armée (2s) Jean-Claude THOMANN 
Ancien commandant de la force d’action terrestre.

 

 

Source : Général de corps d’armée (2s) Jean-Claude THOMANN