DÉFENSE EUROPÉENNE : « Œuvres mortes, œuvres vives », Réflexions sur la défense de l’Europe

Posté le mardi 26 mars 2019
DÉFENSE EUROPÉENNE : « Œuvres mortes, œuvres vives », Réflexions sur la défense de l’Europe

Dès la fin de la seconde guerre mondiale, face à la menace soviétique, la question de la constitution d’une capacité de défense de l’Europe a été posée. Elle a reçu une réponse claire et forte : le Traité de Washington suivi de la mise en place progressive d’une organisation militaire intégrée (OTAN) afin de garantir, par l’imbrication des moyens humains et matériels et par la normalisation de leurs spécificités et de leurs modes d’action, réactivité et efficacité maximales. La puissance politique, industrielle et militaire américaine a tenu pendant longtemps un rôle prépondérant dans cette alliance et la constitution de ses outils. Outils qui perdurent bien après l’effondrement de l’Union soviétique. Simultanément, la reconstruction de l’Europe s’accompagnait d’une progressive interpénétration des activités économiques, industrielles, administratives entre Etats européens regroupés dans des configurations diverses au sein de communautés puis d’union (CECA, CEE, UE[1]) et d’un enfermement des Nations dans des traités censés contenir leurs potentielles agressivités interétatiques ou leurs penchants tyranniques à l’encontre de leurs citoyens (Conseil de l’Europe, Convention européenne des droits de l’homme).

Ainsi, l’Europe s’est épanouie depuis plus de 70 ans sous l’ombre tutélaire des Etats-Unis qui ont grandement pesé sur le destin des Européens et de leurs diverses institutions, et ont aussi, dans le domaine de la défense, amplement contribué à leur sécurité. Mais, l’émergence de la Chine, vue comme un concurrent global[2] par les Etats-Unis, les conduit, depuis plusieurs années, à réorienter leurs efforts vers l’Asie. Aux demandes fermes mais policées du président Obama ont succédé les invectives du président Trump, conformément à sa méthode « Think Big, and Kick Ass [3]», afin d’obtenir que les pays européens de l’OTAN participent plus à l’effort financier de défense jusqu’à y consacrer 2% de leurs PIB, voire plus[4] !

De leur côté, les pays européens, avec des volontés certes parfois vacillantes pour certains, se sont continuellement mobilisés pour développer un « pilier européen » de défense, dans l’OTAN, mais aussi dans le cadre autonome de l’Union européenne. Dans celle-ci, une structure ad hoc s’installe pas à pas au sein des institutions européennes avec la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) partie de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) à qui elle doit fournir une capacité opérationnelle s’appuyant sur des moyens civils et militaires et la voie vers une « définition progressive d'une politique de défense commune de l'Union[5] ». Mais ces investissements bien tangibles ne peuvent masquer la faiblesse de l’analyse stratégique[6], la distorsion des appréciations politiques et l’espoir de voir perdurer la protection américaine. 

En somme, les œuvres mortes se déploient avec une ampleur grandissante, mais les œuvres vives font-elles l’objet de l’attention qu’elles réclament pour remplir leur fonction vitale ? 

Créer des superstructures administratives, budgétaires, industrielles, technologiques, tactiques est certes d’importance mais le ressort de la guerre, donc de la défense est en amont, dans la réponse politique a trois questions : qui ? quoi ? contre qui ? qui précèdent et mettent sous condition la dernière : comment ?

Au vu des réactions dispersées, voire conflictuelles en interne, des pays de l’Union européenne face aux crises des deux dernières décennies, force est de constater que c’est d’abord l’inconsistance des œuvres vives qui obère les capacités de défense proprement européennes.  


Une défense européenne ou une défense de l’Europe (UE) pour défendre QUI ?

La logique historique dirait qu’il s’agit de défendre le peuple européen, un très vieux peuple d’origine indo-européenne ayant construit son modèle de civilisation sur les héritages grec, romain et judéo-chrétien. Un peuple de même culture donc, mais qui s’est longtemps déchiré au gré des ambitions d’innombrables chefs politiques jusqu’au summum de la Seconde Guerre mondiale. La réconciliation franco-allemande, œuvre du président De Gaulle et du chancelier Adenauer, tous deux opposants à leurs gouvernements respectifs pendant la guerre, était la démonstration de la responsabilité du politique dans ces catastrophes. Donc un sursaut du politique pour surmonter ses démons. Mais après eux, l’esprit du temps préféra incriminer le nationalisme, sous-entendu la passion populiste, tenir les peuples pour responsables des déchirements européens et, plus largement, exiger la repentance pour tous les passés européens. L’arasement des nations, de la culture, de l’histoire européennes, l’ouverture au multiculturalisme et au relativisme sont alors pensés comme tuteurs indispensables du futur européen. C’est sur ce fond inédit de divisions culturelles et sociétales que se développent à nouveau des tensions politiques intra européennes.  

Les stratégies pro-européennes n’ont pas su comprendre, assimiler et s’appuyer sur la culture commune pour développer une conscience européenne partagée, capable de porter l’immense projet anthropologique d’une « union européenne ».

L’unité de l’Europe par le politique utilisant la force militaire a plusieurs fois échoué et n’est plus acceptable, l’unité par l’économie et l’administration est en train d’échouer et de diviser l’Europe. La seule issue désormais est dans le dialogue entre Européens, par la voix de leurs dirigeants politiques, pour faire surgir une conscience commune et non dans la recherche de la division pour mieux régner. Si des Européens sont atteints de « lèpre », il faut se pencher sur leur sort et non les exclure. Cet autisme des pro-européens est suicidaire pour tous. Un cycle s’ouvre qui peut voir mourir l’idée d’Europe étouffée par ses propres thuriféraires. En 2013, le Pew Research Center intitulait son étude sur l’état de l’opinion dans l’UE : « Le nouvel homme malade de l’Europe : l’Union Européenne »[7]. Elle consacrait en outre un chapitre entier à la France intitulé : « La France en chute libre », alors que les dirigeants français se montraient les plus actifs dans la démarche européenne[8]. Il y a ici plus qu’un paradoxe, il y a un impératif vital à accepter la critique, sinon à faire son autocritique, à renouer le dialogue politique entre tous les politiques européens et non à amplifier les divisions.


Une défense européenne ou une défense de l’Europe (UE) pour défendre QUOI ?

Si développer une empathie pour les Européens, comme citoyens et comme peuple est trop difficile au regard des vaines tactiques électorales qui s’expriment par le rejet de l’adversaire politique et les cajoleries communautaires, au moins pourrions-nous mieux définir ce que nous voudrions défendre. Il faut sortir de la réponse passe partout des « valeurs » qui ne sont, en réalité, que des moyens. L’objectif d’une défense européenne doit être de préserver l’espace de paix et de prospérité pérennes qu’ont voulu les pères fondateurs. Espace qui devrait avoir pour vocation de diffuser le savoir-être et le savoir-faire européens pour aider à la paix et à la prospérité pérennes mondiales.

C’est ce qu’ont fait un temps les institutions internationales à la construction desquelles l’Europe s’est totalement investie. Mais, à cette stratégie en tache d’huile de l’espérance qui part de l’Europe et va vers l’extérieur, se voit opposée la stratégie en tache d’huile de la désespérance qui part de l’extérieur et vient imbiber l’Europe. Une stratégie que les institutions internationales font désormais leur pour assurer le développement mondial : « le développement durable s’appuie désormais sur les migrations »[9]. Curieuse stratégie pour aider au développement des pays faibles que de les vider de leurs forces vives. Est-ce pour cacher les échecs d’autres méthodes ? Les incuries des gouvernements de ces pays ?

L’Européen se voit contraint de sauver le monde, non pas en s’investissant dans l’aide au développement des autres continents, en proposant, sans contrainte, son modèle, mais en s’effaçant devant les demandeurs d’aide, au risque certain de sombrer ensembles. Dans cet environnement stratégique délétère, la France sait-elle encore ce qu’elle défend ? Elle guerroie dans le monde mais déploie aussi ses soldats en armes dans les rues de ses villes et ses policiers et services de secours n’entrent pas sans difficulté sur de vastes espaces du territoire national, désormais appelés « Quartiers de reconquête républicaine ». Pour la France, le QUOI parait bien difficile à qualifier aujourd’hui.


Une défense européenne ou une défense de l’Europe (UE) pour se défendre CONTRE QUI ?

Pour une partie de plus en plus nombreuse du peuple européen, une réponse émerge. Il faut se défendre d’abord contre l’abandon de la culture et de la cohésion politique européennes qui ont assuré, avec la dissuasion nucléaire ne l’oublions pas, plusieurs décennies de paix et de prospérité à l’Europe. Cela parait moins évident pour les dirigeants dont la boussole tient dans un mot « progressisme ». Il faut prendre conscience de ce déchirant malaise qui taraude les esprits, les affaiblit et prépare la voie aux pires remèdes. L’urgence stratégique est dans l’apaisement de ce mal-être intérieur méprisé qui rend l’Europe fragile et donc vulnérable.

L’Europe, et la France, sont des colosses aux pieds d’argiles car prospères économiquement mais empêtrés dans mille liens contradictoires qu’ont tissés une idéologie progressiste sans conscience[10].

Lucien Poirier définissait la stratégie comme la dialectique des moyens, des volontés (et donc des enjeux) et des libertés d’action. Les moyens existent, y compris pour la défense. Mais volonté et liberté d’action se sont érodées au fil du temps et la vision stratégique européenne nécrosée ne sait plus voir ses ennemis.

Car, outre elle-même, l’ennemi de l’Europe est celui qui peut avoir avantage à sa domination, et donc les enjeux qui animent la volonté. Ce raisonnement stratégique fondamental doit nous inciter à poser deux questions bien actuelles.

En quoi, une puissance euro-asiatique mitoyenne, avec des ressources énergétiques parmi les premières au monde[11], et tirant ses revenus de leur vente à l’Europe et au monde peut-elle avoir un intérêt à chercher à s’emparer des biens d’un client, en prenant également le risque de se voir fermer les autres marchés mondiaux ?

En revanche, en quoi une idéologie politico-religieuse, démunie de tout, peut-elle avoir intérêt à s’emparer d’un continent d’où elle tirera des ressources et des moyens technologiques, qui lui apporteront considérations et leviers pour s’imposer plus surement et plus solidement dans toutes les parties du monde qu’elle appelle « sa maison », dans lesquelles elle guerroie aujourd’hui, par la politique ou par la force, pour s’imposer ?


Une défense européenne ou une défense de l’Europe (UE) pour se défendre COMMENT ?

Peut-on répondre raisonnablement à cette question tant que les problématiques précédentes ne sont pas clairement posées et tant que la pensée stratégique continue à s’articuler autour d’une vision de type guerre froide, alors que nous sommes dans un contexte similaire aux « années trente », avec la montée d’une idéologie islamiste fondée sur le pouvoir des croyants, « élus de Dieu » et l’éradication des mécréants ? Evidemment : Non !

Malheureusement, dans l’esprit du temps, pour qui la médiatisation tient lieu de réflexion stratégique, le COMMENT est privilégié car c’est lui qui permet d’afficher les plus belles « œuvres mortes », les plus beaux gréements, les plus belles « institutions européennes de défense », les plus médiatiques « unités multinationales ». Peu importe que sous la ligne de flottaison, les « œuvres vives » se corrodent, laissant l’Europe comme un bateau ivre, proie auto-désignée pour la prédation multiculturelle, et la conquête idéologique politico-religieuse. Qui regarde sous la ligne de flottaison ?

Jean-Claude ALLARD
Officier général (2s)

 

[1] Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier, Communauté Economique Européenne, Union Européenne.

[2]As China continues its economic and military ascendance, asserting power through an all-of-nation long-term strategy, it will continue to pursue a military modernization program that seeks Indo-Pacific regional hegemony in the near-term and displacement of the United States to achieve global pre-eminence in the future.”

2018, National Defense Strategy of The United States of America, https://dod.defense.gov/Portals/1/Documents/pubs/2018-National-Defense-Strategy-Summary.pdf

[3] Donald Trump, Think Big and Kick Ass: In Business and in Life, Harper Collins, 2007, 384 p.

[4] http://www.opex360.com/2018/05/18/m-trump-pays-de-lotan-devraient-porter-leurs-depenses-militaires-a-4-de-pib/#

[5]Traité sur l'Union européenne, article 42.  https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A12008M042

[6] Faiblesse de l’analyse stratégique dont une cause est le partage de responsabilité au sein des mécanismes décisionnels de l’UE comme le montre la décision de la Commission dans l’affaire du rapprochement Siemens-Alstom.

[7] http://www.pewglobal.org/2013/05/13/the-new-sick-man-of-europe-the-european-union/

[8] https://www.touteleurope.eu/actualite/europe-quel-bilan-pour-francois-hollande.html

[9] « Le développement durable s’appuie désormais sur les migrations » : http://www.un.org/fr/sections/issues-depth/migration/

[10] Voir, entre autres centaines d’études, le dernier numéro du point présentant le livre de Fourquet

[11] https://www.connaissancedesenergies.org/fiche-pedagogique/reserves-de-gaz-dans-le-monde

 

Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr

Source : www.asafrance.fr