DISSUSASION NUCLEAIRE : La dissuasion nucléaire française et l’Europe ou l’antinomie de Russel

Posté le mardi 25 février 2020
DISSUSASION NUCLEAIRE : La dissuasion nucléaire française et l’Europe ou l’antinomie de Russel

Pendant toute la durée de la Guerre froide, le « fait nucléaire » a été l’une des données structurantes des relations internationales en dominant l’ensemble des fonctions militaires. Les armes nucléaires apparaissaient alors non seulement comme des instruments militaires indispensables au maintien de l’équilibre de la terreur, mais aussi comme des signes suprêmes de la puissance politique.

Aujourd’hui, en l’absence de menace d’invasion massive et face aux nouveaux défis de l’après Guerre froide, l’arme nucléaire a perdu sa fonction militaire immédiate et peut même paraitre inappropriée. Sa perte de signification militaire a entraîné pour ses détenteurs un affaiblissement de leur poids politique. De nos jours, une grande puissance se définit plus par ses performances économiques que par son statut nucléaire. Bref, progressivement, depuis la fin des années 1990, les armes nucléaires sont devenues moins « légitimes ».

Est-ce précisément pour redonner une forme de légitimité nouvelle à l’armement nucléaire français que le président de la République, monsieur Emmanuel Macron, a abordé le sujet, le vendredi 7 février 2020, devant les officiers stagiaires de l’Ecole de guerre, sous un angle européen ?

Après avoir rappelé que "notre force de dissuasion nucléaire demeure, en ultime recours, la clé de voûte de notre sécurité et la garantie de nos intérêts vitaux", et qu’il n’est question ni de désarmer la France, ni de diluer nos forces de dissuasion dans l’OTAN, le président a dit aspirer à un débat des Européens sur le rôle de la dissuasion nucléaire française dans la sécurité collective de l'Europe.

Selon le chef des armées françaises, "nos forces nucléaires renforcent la sécurité de l'Europe par leur existence même et, à cet égard, ont une dimension authentiquement européenne". Aussi, appelle-t-il à un « dialogue stratégique » avec nos partenaires européens sur le rôle de la dissuasion nucléaire française pour la sécurité de l’Europe.

Quoi qu’en pensent les observateurs spécialisés dans ce domaine, ce type d’ouverture émanant du sommet de l’exécutif français n’est pas nouveau. Le 7 septembre 1995, monsieur Alain Juppé, alors Premier ministre, abordait déjà ce sujet en s’adressant aux auditeurs de l’institut des hautes études de la Défense nationale à l’Ecole militaire.
S’exprimant au nom du président de la République du moment, monsieur Jacques Chirac, il soulignait la nécessité, dans le nouveau contexte d’après Guerre froide, d’ouvrir, avec nos principaux alliés européens, aux premiers rangs desquels la Grande Bretagne et l’Allemagne, et alors que la chute du mur et la désagrégation de l’URSS étaient relativement récentes, un dialogue sur les «  grandes questions de doctrine nucléaire ». Pendant la Guerre froide, s’était installée la notion de « dissuasion élargie » c'est-à-dire reposant sur la promesse faite par Washington de protéger ses alliés, en commençant évidemment par l’Allemagne. En 1995, cette même notion aurait pu s’appliquer à cette même Allemagne, mais, cette fois, de la part de la France. Cependant, monsieur Juppé craignant que cela prête au soupçon de paternalisme préfère alors lui substituer le terme de « dissuasion concertée ». 

Plus avant encore dans le temps, dès le début de l’année 1992, juste après la signature du traité de Maastricht, François Mitterrand avait déjà posé la question d’une doctrine européenne de dissuasion et, quelques semaines plus tard, monsieur Jacques Mellick, secrétaire d’Etat à la Défense, utilisait lui aussi, mais pour la première fois, l’expression « dissuasion concertée ». Comme ces avances ont été perçues à l’époque comme se plaçant dans une logique de concurrence vis-à-vis de l’OTAN, elles n’ont reçu aucun écho de la part des partenaires européens.

Vingt-huit ans plus tard, monsieur Emmanuel Macron ne propose guère autre chose. Cependant, il prononce une phrase lourde de sens : « Soyons clairs : les intérêts vitaux de la France ont désormais une dimension européenne ». Or, la notion d’intérêts vitaux repose sur une absence volontaire de définition. Elle relève d'une appréciation souveraine du chef de l'État et de lui seul. Elle demeure volontairement floue pour ne pas indiquer à l’adversaire potentiel jusqu’où il pourrait aller sans pour autant encourir le feu nucléaire. C’est le  « principe d’incertitude ». Les intérêts vitaux se fondent sur les éléments constitutifs de l'Etat-Nation et leur liste n’est pas limitative et peut être évolutive. Au gré des différents Livres blancs sur la Défense ou lois de programmation militaire, elle recouvre « les éléments constitutifs de notre identité et de notre existence en tant qu'État-nation, notamment le territoire, la population, ainsi que le libre exercice de notre souveraineté.» ou encore « ses institutions républicaines » « l'intégrité de notre territoire, la sauvegarde de notre population, la capacité de notre nation à vivre.»

 

Même si le flou, volontaire, répétons le, subsiste, il apparait cependant clairement dans cette énumération, que les intérêts vitaux sont uniquement nationaux et de façon qui peut apparaître très égoïste, non partageables avec quiconque.

Il va cependant de soi que les intérêts vitaux de notre pays ne se limitent pas strictement au territoire national. Aujourd’hui, de nouvelles menaces potentiellement capables d’atteindre «  les éléments constitutifs de notre identité et de notre existence » peuvent émaner du domaine spatial ou encore du cyberespace par exemple. Ces « territoires » ne connaissent pas de frontières et à leur possible hostilité pourrait alors s’appliquer une dissuasion nucléaire « tous azimuts » pour reprendre une expression caractérisant, depuis son origine, la dissuasion nucléaire française.

A ce stade de notre réflexion, il nous faut impérativement plonger dans le chaudron de la rhétorique nucléaire. En effet, la notion de dissuasion désigne un mode de persuasion. Elle consiste à persuader un ennemi potentiel de ne pas attaquer. Comme tout mode de persuasion, elle nécessite un dialogue, une communication recouvrant une argumentation crédible. Les mots prononcés, les raisonnements présentés ont une importance considérable. On est là dans le domaine de la sémantique, pour ne pas dire de la casuistique.

Dans ce cadre intellectuel très subtile, comment serait-il alors possible de réunir des partenaires européens autour de la dissuasion française en évoquant des intérêts vitaux communs sans les définir ? A l’inverse, une définition précise serait une atteinte à la notion même de dissuasion telle que la France l’a toujours envisagée et atténuerait beaucoup sa crédibilité en donnant, par avance, aux adversaires potentiels de l’Europe les limites à ne pas dépasser. On est là en plein dans une illustration du paradoxe ou antinomie de Russel (cf. renvoi 1).

Quand monsieur Macron déclare que l’OTAN est en état de mort cérébrale, c’est pour tenter de donner un souffle de vie à une Europe de la Défense qu’il sait n’être jamais née. En outre, la Grande Bretagne qui a quitté l’Union européenne resserre déjà ses liens avec les Etats-Unis. Quant à l’Allemagne, il suffit d’entendre la déclaration faite, le 3 février 2020, par monsieur Johann Wadephul, vice-président de l’Union démocrate chrétienne et très proche de la chancelière, Angela Merckel, pour comprendre ce que notre allié entend par concertation. Pour ce député, l’Allemagne devrait « envisager une coopération avec la France en ce qui concerne les armes nucléaires » et « être prête à participer à la force de dissuasion nucléaire avec ses propres capacités et moyens », mais, en contrepartie, la France perdrait le contrôle de sa force de frappe car, a poursuivi M. Wadephul, cette dernière devrait « être placée sous un commandement commun de l’Union européenne ou de l’Otan ». Tout est dit.

Dans ces conditions, comme par le passé et pour longtemps encore, l’Europe se satisfera de la protection offerte par l’OTAN dans le cadre d’une « dissuasion nucléaire élargie ». D’après la Fondation pour la recherche stratégique, environ 140 armes américaines (des bombes à gravité B61) sont stationnées en Europe : en Allemagne, aux Pays-Bas, en Belgique, en Italie et…en Turquie. Cette panoplie suffit à parer à de nombreuses éventualités.

En vérité, tout se passe comme si monsieur Macron, conscient d’avoir échoué dans ses tentatives d’exercer le leadership en Europe, cherchait désespérément à séduire une « fiancée » en vue d’un mariage dont elle ne veut pas en lui proposant une dot dont elle ne veut pas plus. Il y a là, à n’en pas douter, une bonne part de communication pour ne pas dire de gesticulation.

Enfin, faisons preuve d’un peu de réalisme. Malgré de nombreux appels de la part de la France pour que ses « alliés » européens s’engagent davantage à ses côtés dans le Sahel, ceux-ci font la sourde oreille prétextant qu’il s’agit là, pour notre pays, du résultat de notre passé colonial et que c’est à nous de régler le problème alors que, nous le savons bien, la menace que nous combattons concerne l’Europe tout entière. Pourquoi, dans ces conditions, l’armement nucléaire dont la France s’est doté et qui a coûté, au fil du temps, et coûte encore, des milliards de francs puis d’euros à des Français qui ont consenti pour cela d’importants sacrifices, serait-il mis à la disposition de ceux qui aujourd’hui même laisse la France payer seul le prix du sang pour notre sécurité collective.

Ce sont 25 milliards d’euros que la France consacrera encore, sur la période 2019-2023, à la modernisation de sa dissuasion. Sur la même période, il est à craindre que, de toutes les armées européennes, seuls des soldats français mourront encore dans les sables du Sahel.

 

Général (2S) Gilbert ROBINET

 

[1]L’antinomie de Bertrand Russell (mathématicien gallois-1872-1970) est un paradoxe de la théorie des ensembles publié en 1903. Pour l’illustrer de façon didactique, on utilise le paradoxe du barbier énoncé ainsi :

Le conseil municipal d'un village vote un arrêté municipal qui enjoint à son barbier (masculin) de raser tous les habitants masculins du village qui ne se rasent pas eux-mêmes et seulement ceux-ci.

Le barbier, qui est bien un habitant du village, n'a pas pu respecter cette règle car :

-s'il se rase lui-même, il enfreint la règle, car le barbier ne peut raser que les hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes ;

-s'il ne se rase pas lui-même - qu'il se fasse raser ou qu'il conserve la barbe - il est en tort également, car il a la charge de raser les hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes.



Diffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr

 

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Source : www.asafrance.fr