ECONOMIE : L'investissement dans la défense rapporte plus que ce qu'il coûte

Posté le mercredi 13 mai 2020
ECONOMIE : L'investissement dans la défense rapporte plus que ce qu'il coûte

Dans le but de permettre à la base industrielle et technologique de défense de contribuer à la sortie de crise et aux plans de relance français et européen, le groupe de réflexions Mars* souhaite partager, dans une série de tribunes, les réflexions qu’il mène notamment autour des sujets de la souveraineté et de l’autonomie, du sens donné à l’Europe de la défense et la place réservée à la défense dans un « plan Marshall » européen, des enjeux macroéconomiques et des enjeux industriels et d’innovation dans la défense. L'objectif du groupe de réflexions Mars est de trouver des solutions pour sécuriser les budgets de défense à court et à moyen terme.

Qui dit crise économique dit plan de relance. La ministre des armées souhaite utiliser à cet effet l'investissement de défense (Titre 5), qui représente 80% de l'investissement de l'État. En réponse, les industriels du secteur proposent de sécuriser, voire d'accélérer la livraison des programmes d'armement prévus dans la loi de programmation militaire en cours. Est-ce pertinent ?
L'industrie de défense est une industrie de souveraineté, au sens le plus fort du terme, à savoir que sans elle, il n'y a plus d'indépendance nationale, que la nation dépend de ses alliés pour sa défense. C'est le cœur des compétences régaliennes et la légitimité intrinsèque de l'État. Une protection n'est jamais gratuite. La sécurité a un coût. Autant que le circuit économique créé profite à la croissance de l'activité nationale.

Prospérité rime avec indépendance

C'est ainsi que Venise inventa l'arsenal. On peut être un État commerçant ouvert sur le monde et garder jalousement fermée son industrie d'armement. La Chine de Xi Jinping a manifestement retenu les leçons de Marco Polo. Et Venise nous a appris que la prospérité dure tant que l'indépendance est garantie par ses propres armes et ses alliances. Survient une menace irrépressible (Bonaparte) et s'en est fini de l'indépendance et de la prospérité.

L'arsenal vénitien est ainsi la mère de l'industrie d'armement, qui a gardé cette forme (et ce nom !) jusqu'à une date très récente. Pour des raisons d'efficacité économique et « d'ouverture aux marchés », la France a progressivement transformé ses arsenaux en sociétés anonymes. Le processus a pris 30 ans, depuis les poudres et explosifs au début des années 1970 jusqu'à la construction et la réparation navale au début du XXIe siècle. Il n'est d'ailleurs pas achevé : il en reste des traces sous la forme de prises de participation sous diverses formes et à différents niveaux, et surtout, il reste un « arsenal » : la direction des applications militaires du commissariat à l'énergie atomique (CEA/DAM).

Tout cela pour dire que la préoccupation économique en matière de défense, disons l'efficience, est une idée très récente. Elle s'oppose aux notions militaires de « réserve », de « redondance » et de capacité de "remontée de puissance", indispensables à l'efficacité opérationnelle et à ce que l'on appelle aujourd'hui la résilience, c'est-à-dire la faculté de reprendre l'ascendant après avoir encaissé un choc d'une violence inhabituelle, voire imprévisible.

Le dogme du principe d'efficience

Le principe d'efficience est devenu la composante majeure de l'idéologie managériale qui a connu son apogée en France avec la révision générale des politiques publiques (RGPP) conçue et mise en œuvre entre 2007 et 2012 avec la brutalité et l'absence de discernement que l'on sait en matière de défense. Outre une saignée sans précédent en temps de paix dans les effectifs (54 000 suppressions), il en a résulté une série de fiascos (logiciel LOUVOIS) et de désorganisations (bases de défense, administration de proximité, subordination des soutiens) qui ont durablement affaibli les armées, l'instrument ultime de la résilience de la nation, notamment le service de santé.

C'est la même logique managériale à l'œuvre dans les années suivantes qui a conduit à la liquidation des réserves de masques chirurgicaux et autres consommables permettant de faire face immédiatement à une épidémie sans arrêter brutalement l'activité économique. Autrement dit, le principe d'efficience est une belle théorie dont la mise en œuvre se révèle, dans la violence de ses conséquences, incapable de faire face à un évènement inattendu, même quand les experts en prédisent la survenue probable.

La crise du Covid-19 a révélé le caractère foncièrement anti-économique de cette idéologie et la coupable naïveté des adeptes de l'ouverture aux marchés. Accepter de confier la sécurité d'un pays aux forces brutes des marchés relève de la même croyance candide que le pacifisme désarmera tout agresseur. On a le droit d'y croire, c'est beau, mais pas de gouverner au nom de tels croyances. C'est une question de responsabilité. Cela vaut aussi pour une certaine frange de la gauche.

Dépense de défense, un effet multiplicateur de croissance

Une fois admis l'ineptie du principe d'efficience dans les questions régaliennes et stratégiques, faut-il pour autant considérer que l'industrie de défense soit par nature anti-économique. C'est l'idée qu'on avancé certains théoriciens marxistes (dénonçant l'implication de la finance et donc de la classe dirigeante dans cette industrie) et les premiers keynésiens, au titre d'un effet d'éviction sur l'investissement privé. Curieusement, la théorie néolibérale dominante depuis 30 ans tend à reconnaître les effets positifs sur la croissance de l'investissement de défense par la dépense publique.

Cela résulte moins d'études économétrique rigoureuses que des résultats empiriques des Reaganomics, qui ont permis aux États-Unis de surmonter la crise économique du début des années 1980 en s'appuyant sur une course aux armements qui a permis, accessoirement, de gagner la Guerre froide. C'est sans doute pourquoi le gouvernement Fillon, pour sortir au plus vite de la crise de 2008, ne voit pas de contradiction, en pleine RGPP, à relancer l'économie notamment par une augmentation (mesurée mais réelle) de l'investissement de défense, au prix d'une augmentation de 50% de la dette publique.

Depuis ce précédent, considéré comme réussi, de nombreuses études ont permis de mieux comprendre les mécanismes microéconomiques et macroéconomiques à l'œuvre. Un certain consensus des économistes spécialisés s'est même dégagé sur la valeur du multiplicateur de croissance de l'investissement de défense : en moyenne 1,27 à court terme et 1,68 à long terme, avec des disparités en fonction du degré d'ouverture à l'étranger. Peut-on en dire autant de toutes les dépenses publiques ? Cela signifie que l'on est dorénavant capable de prévoir qu'un investissement supplémentaire d'un euro dans tel secteur aura tel rendement à telle échéance.

Mais les études vont encore plus loin dans l'analyse et s'intéressent au retour fiscal et social de l'investissement de défense. On sait désormais que ce retour est en moyenne de 50% au bout de deux ans et de 100% après un certain nombre d'années, en fonction des secteurs. Cela signifie que la défense ne peut plus être considérée comme un centre de coût, auquel on ne consent que par nécessité. On sait désormais que c'est un centre de profit, dont le rendement dépend de paramètres liés à l'autonomie stratégique.

Relance par la défense : rendement optimal

Moins un secteur industriel est dépendant d'un approvisionnement (ou d'une main d'œuvre) extérieur, plus ce rendement est élevé. A l'inverse, plus il y a de « fuites » à l'extérieur du circuit économique national, moins l'investissement est rentable économiquement. Reste à identifier ces fuites afin de les résorber grâce à une politique industrielle (et une planification) avisée. On sait que la relance par la "monnaie hélicoptère" et les baisses d'impôts n'ont pas un bon rendement, précisément à cause de ces « fuites » : vers les importations de biens de consommation d'un côté, vers l'épargne de l'autre. On sait que renflouer Air France (ou Renault) est nécessaire pour l'emploi, mais qu'en termes économiques, le retour sur investissement est faible, car cela revient, dans le cas d'Air France, à financer, outre Airbus, Boeing, les loueurs et les assureurs, tout en maintenant le pouvoir d'achat d'une catégorie sociale aisée dont le taux d'épargne est important.

Dans le cas de la relance par la défense, le rendement est optimal, même s'il est encore possible de réduite les fuites. La "supply chain" des systémiers-intégrateurs et des grands équipementiers français du secteur de l'armement est essentiellement française. L'emploi se situe à 80% en province, y compris des emplois de haut niveau. Cette industrie à très haut niveau technologique fait appel à des savoir-faire quasi-artisanaux ; d'ailleurs, on ne parle pas d'ouvriers mais de compagnons, pas d'usines, mais d'ateliers. L'investissement dans l'innovation se répercute dans l'industrie civile, ne serait-ce que parce que la majorité de ces sociétés ont une activité duale. La balance commerciale de l'armement français est structurellement excédentaire, ce qui contribue au rendement économique d'un euro investi dans cette industrie, exportatrice par nécessité, du fait de l'insuffisante épaisseur du marché national pour absorber les coûts fixes.

Un investissement qui rapporte

En période de crise, l'effet contra-cyclique de l'investissement de défense permet d'absorber le choc de demande subi par l'activité civile. C'est particulièrement évident aujourd'hui dans le cas de l'aéronautique. Enfin, on sait aujourd'hui que cet investissement rapporte à terme plus que ce qu'il a coûté, y compris en tenant compte du coût du capital (particulièrement faible ces dernières années). Pourquoi s'en priver ?

Oui, pourquoi se priver de tels avantages, au moment où le déficit public et l'endettement ne sont plus bridés par le Pacte de stabilité ? Au demeurant, la défense, pour ce qui concerne du moins les fabrications d'intérêt stratégique, est le seul secteur industriel (le seul !) à bénéficier du privilège exorbitant de n'être soumis ni aux règles de l'OMC, ni au droit commun du marché unique européen. Les biens et service de défense disposent d'une partie spécifique du code de la commande publique. Pourquoi s'en priver, alors qu'on pourrait relancer rapidement l'activité industrielle à droit constant, sans enfreindre aucune règle ?

Aller vers une autonomie stratégique

Pour finir, évoquons rapidement ce qui fâche. Si l'on veut que le rendement économique d'un euro investi dans la défense soit encore meilleur, il faut résorber les fuites résiduelles. Cela suppose d'abord de chercher à substituer des fournisseurs nationaux aux sous-traitants étrangers, tant pour des raisons d'autonomie stratégique ("désItarisation") que dorénavant pour des raisons de patriotisme économique. Cela est aussi valable pour les chantiers ayant pris l'habitude de faire appel, pour diverses raisons dont certaines sont difficilement critiquables (absence de personnel formé), aux travailleurs détachés, alors même que l'on sait à quel point les chantiers navals structurent l'activité dans les zones littorales.

Enfin, il sera injustifiable de continuer à saigner la trésorerie des sociétés pour rémunérer des actionnaires qui se sont révélés défaillants dans leur rôle d'apporteurs de capitaux en période de crise. Le modèle anglo-saxon (cf. Rolls Royce) d'un "flottant" à 100% ne saurait convenir ; l'industrie de défense a besoin d'être détenue par des actionnaires fiables et responsables, y compris par gros temps.

 

Le groupe de réflexions Mars*  
(27/04/2020)

 

* Le groupe Mars, constitué d'une trentaine de personnalités françaises issues d'horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universitaire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiques relatifs à l'industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France.

 

Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr

 

Source : www.asafrance.fr