ENA et Ecole de guerre : Interview du contre-amiral Loïc FINAZ réalisée par le magazine Le Point

Posté le mardi 30 avril 2019
ENA et Ecole de guerre : Interview du contre-amiral Loïc FINAZ réalisée par le magazine Le Point

« La très belle responsabilité d’être chef »

 

 

Le président de la République, Emmanuel Macron, veut rebâtir une «élite de décideurs». L’ENA, dans sa forme actuelle, vit ses derniers jours. Faut-il la réformer sur le modèle de l’Ecole de guerre ? Son directeur, le contre-amiral Loïc Finaz, s’explique. Responsabilité. Le contre-amiral Loïc Finaz dirige l’Ecole de guerre depuis 2017.

 

 Le Point : L’Ecole de guerre peut-elle servir de modèle à une réforme de l’ENA ?

Contre-amiral Loïc Finaz: Oui, peut-être, mais méfions-nous des projections trop rapides. L’ENA est, pour une partie non négligeable de ses élèves, une école qui parachève leur formation initiale. De son côté, l’Ecole de guerre est, pour les officiers des trois armées et de la gendarmerie, une étape à mi-carrière qui s’inscrit dans un système complet. Le cursus de ces officiers, de leur recrutement initial à l’exercice de leurs plus hautes responsabilités, est conçu pour sans cesse les former et les sélectionner. Si l’Ecole de guerre tient une place centrale et charnière dans ce processus, elle n’en est qu’un élément, élément qui profite bien évidemment de la qualité du recrutement quinze ans plus tôt et de l’excellence des formations initiales ensuite.

C’est donc l’esprit et la complétude de ces cursus, leur construction pyramidale et non cylindrique, la sélection permanente en découlant qui sont intéressants. Mais, au-delà de certains des enseignements assurément militaires, la formation à l’Ecole de guerre, dans sa structuration comme dans ses contenus, pourrait en effet être réplicable à d’autres univers aux exigences et nécessités parallèles.

Quelle est la définition du «bon décideur», selon l’Ecole de guerre ?

On peut être un « bon décideur» de tas de manières. Cela dépend des circonstances, des missions et plus encore des hommes et des femmes qui vous sont confiés. Mais, très certainement, être un décideur ne s’apprend pas seulement à l’école. Seule la vie, la vraie vie – ses enjeux, ses contraintes, ses succès mais aussi ses échecs –, vous l’apprendra et vous préparera à prendre des décisions. Commander à 25 ans un peloton ou un escadron, un premier bâtiment de combat, piloter un Rafale puis diriger des équipiers en vol vous impose de devenir un homme ou une femme de décision. Cet apprentissage de la vie, de ses réalités humaines à ses composantes technologiques ou géopolitiques, vous prépare à décider. Et c’est une leçon valable durant toute votre vie. Même lorsque, ensuite, bien souvent après l’Ecole de guerre, vos « combats » se déroulent dans d’autres univers, plus administratifs ou politiques.

 L’Ecole de guerre vient d’être réformée. Comment a évolué le concours d’entrée?

Toute école doit s’adapter aux besoins des institutions qu’elle sert et aux évolutions de l’environnement dans lequel ces structures évoluent. Cette réforme de l’Ecole de guerre n’est pas la première et elle ne sera pas la dernière. Pour le concours, les grands principes n’ont en revanche pas changé. A 20 ans, une majorité de nos officiers sont sélectionnés pour être certes des combattants, mais aussi des ingénieurs. Tout particulièrement dans la Marine et l’armée de l’Air. Nos bâtiments de combat sont des monstres de technologie qu’il faut comprendre pour les utiliser et les diriger. L’univers de l’aéronautique procède des mêmes exigences, et il en va ainsi pour nombre des matériels de l’armée de Terre. Quinze ans plus tard, pour l’Ecole de guerre, les armées vont rechercher des officiers qui maîtrisent leur expression écrite et leur expression orale, qui ont démontré qu’ils étaient d’excellents professionnels connaissant parfaitement l’esprit, les techniques et les rouages de leurs armées, et qui sont enfin capables d’avoir et de développer une vision stratégique.

Comment avez-vous fait évoluer vos formations?

L’enseignement à l’Ecole de guerre ne s’attache pas seulement à former des officiers d’état-major. Il les prépare à être les chefs militaires de demain. Il faut une année pour qu’ils apprennent à se connaître et à travailler sur eux-mêmes afin de devenir les chefs complets et équilibrés dont nous avons besoin. Il faut aussi une année pour qu’ils apprennent à penser autrement. Ils sont les patrons de demain, ils auront à résoudre des problèmes que nous ne connaissons pas aujourd’hui et pour lesquels ils auront à trouver des solutions nouvelles. C’est enfin une année pour apprendre à convaincre, car c’est ce qu’ils devront faire ensuite quotidiennement.
Parallèlement, c’est également une année pour comprendre le monde – le monde tel qu’il est et non pas tel que nous souhaiterions qu’il soit –, mais aussi une année pour maîtriser le fait militaire et apprendre à conduire les opérations.

Comment tenez-vous ces officiers dans des salles de classe, alors qu’ils ont passé des années sur le terrain?

D’abord en ne les considérant pas comme des « élèves ». Ils ont entre 35 et 40 ans, ont été déjà très sélectionnés quinze ans auparavant, puis sursélectionnés par le concours de l’Ecole de guerre (que 20 % seulement des officiers réussissent). Ils sont en outre d’une génération qui pour la majorité d’entre eux a connu la guerre, des crêtes afghanes aux sables du Mali, des profondeurs de la Méditerranée aux rivages du golfe Persique, et dans le ciel de tout le Moyen-Orient ou d’ailleurs…

Ensuite en faisant reposer cette scolarité sur trois principes simples : personnalisation, responsabilisation et ouverture.
Personnalisation pour que, en fonction de ce qu’a été son début de carrière et de ce que seront ses dominantes de seconde partie de carrière, chacun puisse suivre un enseignement adapté à ses besoins.
Responsabilisation en leur confiant le cœur de leur enseignement, au travers par exemple de comités dont ils sont les pilotes.
Ouverture enfin pour qu’ils connaissent mieux cette société civile – et en particulier le monde de l’entreprise – dont les déserts, les profondeurs marines et la haute ou la basse altitude les ont éloignés pendant leurs années de vie opérationnelle.

Vous accueillez aussi des civils. Pourquoi?

C’est l’une des incarnations, pas la seule mais probablement la plus emblématique, de cette ouverture que nous recherchons. Il est bon que des représentants aussi talentueux que variés de la société civile découvrent le monde de la défense, ses problématiques et plus encore ses hommes et ses femmes. Il est surtout vital qu’ils nous apportent cette société civile que nous servons sans toujours la connaître suffisamment. Ces auditeurs civils, députés, représentants de l’industrie de défense, ingénieurs, avocats, écrivains, cinéastes ou journalistes à qui tout l’enseignement de l’Ecole de guerre est ouvert sont ainsi pour nous un enrichissement exceptionnel. Il est nécessaire que les chefs militaires de demain connaissent le monde et en aient les clés de compréhension.

Quel équilibre cherchez-vous entre compétences intellectuelles et compétences humaines?

Celui que le système français des grandes écoles, dont nous sommes tributaires, ne nous donne pas toujours malgré ses nombreuses qualités. Celui que la vie nous impose pour être performants, en particulier lorsque pèse sur nos épaules la très belle responsabilité d’être chef. Et plus encore pour des militaires dont l’ultime responsabilité sera de conduire au combat des hommes et des femmes pour porter la mort et éventuellement la recevoir. A 20 ans, nous avons été sélectionnés sur nos capacités intellectuelles. La vie, tout particulièrement en opérations, a ensuite forgé et développé nos compétences humaines. Il est bon à mi-carrière de consacrer une année à réfléchir à cela.  

A 20ans, ce serait trop tôt, se regarder le nombril ne permet pas d’appareiller.
A 50ans, ce serait peut-être trop tard…

L’exigence de se connaître et de travailler sur soi-même, celle d’apprendre à penser autrement et d’apprendre à convaincre répondent à ces défis. Les officiers doivent donc aussi, par exemple, apprendre à négocier… Oui. C’est un art qu’ils ont peu pratiqué avant l’Ecole de guerre. Leurs problématiques relevaient d’une autre alchimie, mais il leur faudra d’autres martingales pour leurs tribulations dans l’administration française. Nous avons donc un module de négociation. Il est confié au laboratoire de négociation de l’Essec, l’Irené, et à ses remarquables penseurs et praticiens de la négociation.

C’est notre politique. L’Ecole de guerre n’a pas de corps professoral mais va, pour chaque enseignement, chercher ceux qui dans la société civile ou militaire sont, le jour J, les plus à même de le délivrer. Nous avons également un module de créativité, un module sur l’innovation et un autre sur la conduite de projet. Nous avons aussi une exceptionnelle équipe de debating, discipline en langue anglaise aussi développée que renommée dans le monde anglo-saxon. Certains prétendent même que nous organisons des battles de rap qui imposent à nos officiers un entraînement les obligeant à réfléchir très vite, improviser et sortir de leur zone de confort.

 

Propos du contre-amiral Loïc FINAZ recueillis par Sébastien LEFOL et Guerric PONCET

 

Commandant et poète Le contre-amiral Loïc Finaz est depuis 2017 le directeur de l’Ecole de guerre. Diplômé de l’Ecole navale et du Naval War College, il a notamment commandé l’aviso « Jean-Moulin » et la frégate anti-sous-marine « LatoucheTréville ».
Poète et écrivain, il a publié
« Échouage » et « Des villes d’escale » aux Editions de la Table ronde et « Que seule demeure la poésie du lenisseï » aux Éditions des Équateurs.

 

 Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr

Source : www.asafrance.fr