EQUIPEMENT : Les robots à l’orée du champ de bataille
Avec le projet Vulcain, l’armée de Terre vise la « robotisation » d’ici à 2040.
Journée de la robotique, lundi 10 juin à Satory, avec la présentation de robots terrestres dans le cadre du projet Vulcain. Xavier DE COOMAN/ armée de Terre/Défense
Robopex se faufile entre les arbres. Dans les bois qui entourent le camp de Satory, près de Versailles, l’opérateur guide la mule développée par l’entreprise Gaci. Le robot est téléopéré à partir d’une commande qui ressemble à une tablette. Un jour, il se déplacera sans doute seul. Dans cette version, la plus simple qui soit, Robopex est équipé d’une plateforme. Il pourrait transporter du matériel militaire trop lourd pour les hommes, voire un blessé, et décharger l’unité qu’il accompagne. Pour franchir un ravin et éviter que l’engin ne se renverse, le militaire se saisit par précaution d’une corde de rappel qui le stabilise. Le robot a encore besoin de la main de l’homme. Au Battle-Lab Terre, à Satory, l’armée teste à longueur de journée ces outils technologiques qui serviront les opérations de demain. Robopex n’est qu’un exemple.
Au compte-gouttes, l’armée s’équipe. L’année dernière, elle a réceptionné ses premiers Nerva, élaborés par Nexter : des microrobots de reconnaissance terrestre. Entreprise phare du secteur, Shark Robotics propose de son côté des robots mules comme le Barakuda, capable d’emporter un bouclier, ou l’Atrax, un robot démineur conçu avec les forces spéciales.
Certains modèles ont été présentés début juin au chef d’état-major de l’armée de Terre, le général Burkhard. Ce jour-là, le futur chef d’état-major des armées a lancé le projet Vulcain de robotisation de l’armée de Terre à horizon 2040. « Une erreur serait de sous-estimer la rupture historique que va provoquer la robotisation », a-t-il insisté en déconseillant « de se réveiller trop tard ». « Il s’agit de penser l’intégration des robots et de l’intelligence artificielle sur l’espace de bataille », a-t-il ajouté.
La robotisation des armées s’annonce comme l’une des ruptures technologiques majeures des décennies à venir. Aux États-Unis, l’entreprise Boston Dynamics développe un robot humanoïde aux performances époustouflantes. L’armée américaine a construit un navire de surface autonome, le Sea Hunter. Elle poursuit aussi des recherches sur des essaims de drones autonomes capables d’attaques « par saturation ». La menace est prise au sérieux au point d’être classée comme potentielle arme de destruction massive.
La Russie et la Chine ont elles aussi lancé des projets de robotisation avec un objectif : retirer les hommes des zones de conflits immédiats. En Russie, le Marker est déjà capable de viser et tirer sur la cible désignée par le chef d’unité. Moscou a aussi déployé des systèmes Uran-9 en Syrie.
Les robots ont déjà rejoint le champ de bataille. Dans un rapport publié en mars sur le conflit en Libye, l’ONU s’est inquiétée de l’attaque d’un convoi logistique par un drone autonome Kargu-2, développé par la Turquie, équipé de « munitions rôdeuses ». « Le système létal autonome était programmé pour attaquer ses cibles », sans confirmation de l’opérateur, lit-on dans le rapport. Même s’il manque de précisions, le fait est sans précédent.
Dans cette course, l’Europe est à la traîne, même si l’Allemagne ou l’Estonie construisent une industrie robotique. « Il est temps d’accélérer en France », conseille Thierry Berthier, chercheur en cyberdéfense à Saint-Cyr et spécialiste de la robotique militaire. « Nous sommes dans la même situation qu’en 1950, lorsque la France a décidé de se lancer dans la dissuasion », dit-il dans une comparaison du momentum technologique.
« On est aux portes d’un changement », confirme le lieutenant-colonel David, responsable de la robotique au sein de l’état-major de l’armée de terre. Avec Vulcain, « nous fixons le cap », poursuit-il. Dès cet été, une section robotique sera ouverte au Centre d’entraînement aux actions en zone urbaine, situé à Sissonne. Treize personnes travailleront avec tous les robots existants développés par les industriels de défense - drones ou véhicules terrestres - pour élaborer les usages et la doctrine robotique de l’armée. « À compter de 2025, il s’agira d’avoir une idée claire des plateformes dont nous aurons besoin », poursuit l’officier. L’armée compte ainsi orienter et homogénéiser les programmes des industriels.
La question de l’autonomie
Les défis technologiques et conceptuels sont nombreux : comment maintenir la liaison avec les robots quand l’adversaire aura des capacités de brouillage, comment gérer la mobilité des robots, comment laisser une place au contrôle humain… La robotisation imposera aussi de nouvelles contraintes logistiques et en consommation d’énergie. « Chaque palier dans l’autonomie est difficile à franchir », prévient Thierry Berthier. Le dernier niveau d’autonomie, un robot sur lequel l’homme n’a plus la main, n’a qu’un intérêt limité pour une armée, dit-il. Au niveau précédent, les systèmes sont capables d’identifier leur cible et d’engager le tir. L’homme peut reprendre la main… s’il a le temps de le décider. Les systèmes autonomes antimissiles n’offrent ainsi qu’une liberté théorique d’intervention à l’opérateur.
Avec la robotisation, un nouveau champ des possibles s’ouvre pour les armées : pour le transport logistique, les évacuations sanitaires, les missions de surveillance et de reconnaissance, les moyens de défense. Pour l’armée de terre, il s’agit par exemple de se doter de drones capables de mener des missions de surveillance automatique. La marine et l’armée de l’air sont aussi concernées par la robotisation.
« Nous estimons qu’en 2040 il n’y aura pas d’intelligence artificielle forte sur le champ de bataille. C’est encore hors de portée », prévient cependant le lieutenant-colonel David. « Le champ de bataille restera un lieu d’imprévisibilité. Seul l’homme saura réagir à une surprise tactique », dit-il. Les robots ne seraient pas encore capables d’autonomie. Les experts de l’IA sont moins catégoriques.
La France refuse aujourd’hui catégoriquement les systèmes d’armes autonomes, les « robots tueurs ». Dans un rapport rendu au printemps, le Comité d’éthique des armées s’est dit favorable au développement de systèmes d’armes « intégrant de l’autonomie », c’est-à-dire demeurant sous un contrôle ultime de l’homme. Les experts sont circonspects : la posture risque de défavoriser la France par rapport à des adversaires, qui privilégieront la performance au contrôle. Les armées sont vigilantes. « La haute technologie ne doit pas tétaniser notre réflexion », a mis en garde le général Burkhard. L’armée ne doit pas craindre ses robots, mais sans doute ceux de ses adversaires.
Nicolas BAROTTE
Le Figaro - mardi 22 juin 2021
Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr
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