ESPACE : Mort de Jacques Blamont, un astrophysicien, pionnier dans l’aventure spatiale française

Posté le vendredi 17 avril 2020
ESPACE : Mort de Jacques Blamont, un astrophysicien, pionnier dans l’aventure spatiale française

C’est avec beaucoup de tristesse que nous avons appris le décès ce 13 avril de l’astrophysicien Jacques Blamont, personnage emblématique du spatial français qu’il a contribué à faire naître.

Né le 13 octobre 1926 à Paris, Jacques-Emile Blamont devient en 1948 élève de l’Ecole normale supérieure. Agrégé en sciences physiques en 1952, il est attaché de recherche au CNRS. En 1956, sous la direction d’Alfred Kastler (Prix Nobel de physique 1966) et de Jean Brossel, il soutient une thèse au Laboratoire de Physique, sur l’effet Stark de l’atome de mercure par double résonnance optique et magnétique. Devenu chargé de recherche au CNRS, il poursuit ses études à l’Université de Wisconsin et c’est aux Etats-Unis qu’il découvre les expériences au sodium menées dans la haute atmosphère à l’aide de fusées-sondes.

Les débuts du service d’Aéronomie

De retour en France, Jacques Blamont apprend que le Comité d’action scientifique de la Défense nationale (CASDN), organisme militaire en charge des premières activités « spatiales », souhaite également effectuer des expériences dans la haute atmosphère à l’aide de fusées-sondes Véronique AGI, dans le cadre de l’Année géophysique internationale (annoncée pour 1957-58). Blamont propose alors la réalisation de nuages artificiels de sodium et devient sous-directeur du service d’Aéronomie qui est mis en place en décembre 1958 au sein du CNRS – c’est le premier laboratoire spatial français. Ses premières expériences en direction de l’espace sont effectuées en mars 1959, depuis les champs de tir militaires d’Hammaguir (Sahara algérien) du Centre interarmées d’essais d’engins spéciaux (CIEES). Elles permettent la découverte de la turbopause.

Ce succès attire l’attention des Américains et Blamont profite de l’occasion pour négocier avec eux la mise sur orbite du premier satellite scientifique français, FR-1 (qui sera lancé le 6 décembre 1965), ainsi que la formation aux activités spatiales de spécialistes français, envoyés outre-Atlantique. Cela favorisera l’émergence d’une communauté scientifique spatiale, dont sortiront plusieurs dirigeants du spatial français et même européen. Enfin, le succès des fusées Véronique convainc les responsables politiques d’engager plus en avant notre pays dans l’aventure spatiale, en le dotant de son propre lanceur, Diamant (réalisé par la SEREB), et la création en décembre 1961 d’une agence spatiale, le Centre national d’études spatiales (CNES). Son président est le géophysicien Jean Coulomb et son directeur le général Aubinière, qui a dirigé le CIEES en 1957-1959. Quant à la carrière de Jacques Blamont, elle est littéralement propulsée : au 1er mars 1962, il est à la fois directeur du service d’Aéronomie, professeur titulaire à la Faculté des sciences de Paris et directeur scientifique et technique du CNES.

L’âme du CNES

Aux côtés du général Aubinière, pour lequel il voue une immense admiration, Jacques Blamont contribue à la mise au point des premiers satellites artificiels français (lancés par Diamant A à partir de 1965) mais aussi à la formation du premier tissu industriel français capable de concevoir les technologies pour le spatial. Il joue également un rôle dans le choix du nouveau site de lancement de fusées spatiales au moment où le gouvernement décide de quitter l’Algérie. Blamont fait alors partie de ceux qui ont très vite compris que le site idéal ne pouvait être que la Guyane, et la décision officielle d’y construire le Centre spatial guyanais (CSG) intervient en avril 1964.

Jacques Blamont considère que le CNES doit être « le bras armé du gouvernement français », autrement dit la cheville-ouvrière de la politique spatiale française. N’ayant pas les moyens d’une NASA américaine, le CNES doit agir comme un organisme fédérateur permettant à chacun (industries, laboratoires de recherche, etc.) de conserver son indépendance et ainsi de s’épanouir – c’est la raison pour laquelle il refuse que le service d’Aéronomie soit intégré au CNES. Il veille aussi à ce que toutes les techniques d’exploration possibles soient exploitées, y compris des ballons instrumentés, technique qu’il rapporte également des Etats-Unis. Ainsi voit le jour le centre de ballons d’Aire-sur-l’Adour en 1963, d’abord au sein du Service d’aéronomie puis transféré au CNES en 1965. Quant à la question des lanceurs, il soutient Robert Aubinière dans l’idée que les prochaines générations (Diamant B et au-delà) doivent être placées sous la responsabilité du CNES et non plus des militaires.

En accord avec Jean Coulomb, Jacques Blamont souhaite ardemment la « coopération élargie » avec les superpuissances, mais aussi avec les pays en développement. Avec les premières, la démarche consiste notamment à embarquer des instruments scientifiques français à bord de sondes interplanétaires ou satellites. Ainsi, ce sont des instruments conçus par l’équipe Blamont qui, dans des satellites américains OGO, découvrent en 1969 le vent interstellaire et l’enveloppe d’hydrogène des comètes. « Un de mes plus grands succès scientifiques », ne cessera de dire Jacques Blamont. En 1972, la NASA lui décerne la Medal for Exceptional Scientific Achievement.

Quant à la coopération avec les pays en développement, Jacques Blamont y voit alors l’occasion pour la France de transmettre son savoir et son savoir-faire et, pour ces pays, le moyen d’obtenir des technologies favorisant leur développement. L’une des plus belles coopérations est sans conteste celle menée avec l’Inde, dont il soutient l’engagement dans « un programme de satellites pour l’éducation des masses et l’amélioration de la production agricole » (Le Monde, 27 décembre 1967) et la création de son agence spatiale, l’ISRO (Indian Space Research Organisation) ; celle-ci lui remettra d’ailleurs en 1994 la médaille Vikram Sarabhai.

Début 1972, Jacques Blamont quitte la direction scientifique et technique du CNES (qui est réorganisée) mais reste Haut conseiller scientifique, puis Conseiller du président (à partir de 1982). Quant à ses recherches scientifiques, il les poursuit à travers le Service d’aéronomie.

L’espace, encore et toujours

Jusqu’au milieu des années 1990, Jacques Blamont intervient dans d’ambitieux programmes américains et soviétiques, rencontrant tantôt des échecs (Phobos en 1988-1989, Mars Observer en 1992-1993), tantôt des succès. Ainsi, sur la mission Pioneer-Venus Multiprobe (1978), une mission américaine d’étude in situ de l’atmosphère de la planète Vénus, il est expérimentateur principal pour l’instrument néphélomètre (placé sur les quatre sondes atmosphériques). Il contribue également à l’extraordinaire mission des sondes Voyager en tant que co-expérimentateur sur le spectrographe ultra-violet. Sur la mission Clementine, qui réalise la première cartographie digitale de la Lune en 1994, il convainc la NASA que pièce maîtresse de la sonde, le compresseur d’images, soit fourni par le CNES.

Mais l’une des plus fameuses réalisations de Jacques Blamont reste certainement l’embarquement de deux ballons-sondes à bord des sondes soviétiques Vega 1 et 2, lancées fin 1984 pour étudier la comète de Halley : au passage de Vénus, en juin 1985, les aérostats sont largués (avec des modules d'atterrissage) et sondent l’atmosphère de la planète durant 45 heures. Dans Vénus dévoilée (Odile Jacob, 1987), cette extraordinaire mission, unique à ce jour, est présentée par le détail.

Le temps des honneurs

En 1985, Jacques Blamont quitte la direction du Service d’aéronomie. Il continue néanmoins ses interventions, notamment à la Faculté des sciences de Paris et au California Institute of Technology. Membre de plusieurs sociétés savantes en France (Académie des sciences, Académie de l’air et de l’espace, etc.) et à l’étranger (National Academy of Science aux Etats-Unis, Indian National Science Academy, etc.), Jacques Blamont reçoit de nombreuses distinctions ou prix, dont l’Ordre de l’Amitié des Peuples (la plus haute distinction honorifique soviétique accordée à un étranger, 1986), la NASA Distinguished Service Medal (2000), la COSPAR Space Science Award (2004), le Padma Shri (Légion d’honneur indienne, 2015). En 2016, il est élevé en France Grand Officier de la Légion d’honneur. Enfin, en novembre dernier, il a reçu avec beaucoup d’émotion le Prix international d’Astronautique 2019 de la Société astronomique de France qui, 90 ans plus tôt, avait été remis pour la première fois au pionnier austro-hongrois de l’astronautique Hermann Oberth

Les derniers engagements

Ces 15 dernières années, Jacques Blamont n’a eu de cesse de souligner que l’humanité est en danger. Particulièrement pessimiste, il tire la sonnette d’alarme dans son ouvrage Introduction au siècle des menaces (Odile Jacob, 2004). Pour lui, il n’y a aucun doute, l’humanité court à sa perte en raison des conséquences désastreuses de l’écart grandissant entre pays riches et pays pauvres, le gaspillage des ressources, les multiples pollutions, le dépérissement de la pensée politique, l’expansion d’épidémies, etc.

Plus récemment, en 2017, le visionnaire avait lancé le projet Fédération, évoqué notamment dans son dernier ouvrage Réseaux ! Le pari de l’intelligence collective (Editions CNRS, 2018). L’idée est d’enclencher une dynamique en lieu et place de celle des gouvernements. Il s’agit d’exploiter la révolution numérique afin de développer une « intelligence collective » via Internet, qui permettrait de regrouper des makers et des fablabs, des spécialistes et des non spécialistes, des jeunes et des moins jeunes, mais aussi des hackers, pour bâtir ensemble des projets autres que ceux du système libéral : « Nous voyons se développer une situation inédite qui offre un potentiel inestimable en même temps aux individus et aux organismes industriels ou étatiques sur lesquels repose le système global économique et politique », écrivait Jacques Blamont dans la Lettre 3AF consacrée au projet Fédération (n°26, juillet-août 2017).
Le CNES, agence dont l’activité exige l’innovation, ne peut l’ignorer. Il propose donc le lancement de l’initiative Fédération, qui devrait unir la carpe et le lapin : d’une part, le bouillonnement horizontal d’individus avides de réalisations concrètes, jouissant d’une culture dont l’espace est un mythe privilégié, et d’autre part la rigueur d’une Agence hiérarchisée, intransigeante sur sa pratique et ses méthodes. Cette structure a pour but d’introduire la multitude des bonnes volontés dans le monde raréfié de l’espace, jusqu’ici réservé à des privilégiés. L’Agence apportera sa culture de projet et son excellence technique. La communauté apportera sa créativité et son enthousiasme. Ce sera le mariage encore jamais vu du top down et du bottom up, il faudra inventer le mode de fonctionnement et le mode de comportement des différents partenaires. »
L’année suivante, lors d’une interview donnée pour le laboratoire d’idées Thinkerview, Jacques Blamont déclarait : « Je ne pense pas que ce soit dans le jeu politique actuel que la jeunesse puisse trouver son avenir, mais elle le fera d’elle-même et la Fédération sera là pour l’épauler ».

« Il n’est richesse que d’hommes »

Nous avions rencontré Jacques Blamont une dernière fois en février dernier. Un peu plus songeur qu’à l’accoutumée mais toujours vif d’esprit, il consacrait manifestement ses journées à la réflexion et à l’écriture, échafaudant constamment de nouveaux projets et portant toujours un œil pertinent sur l’évolution du monde. Nous connaissions son immense culture et son goût pour les auteurs classiques, comme en témoignent les citations qu’il glissait dans ses publications – l’une d’elle a retenu notre attention, celle du philosophe et théoricien politique français Jean Bodin (1530-1596) : « Il n’est richesse que d’hommes ». Nous savions également qu’il ne manquait pas d’humour et pouvait se montrer facétieux. Cette fois, il nous a reçus entouré d’une grande partie de ses tableaux, réalisés au cours de sa vie, nous révélant alors une passion méconnue pour la peinture… et quelques explications savoureuses.

Agé de 93 ans, Jacques Blamont s’est éteint le 13 avril, dans la maison de repos où il était installé depuis l’été 2019, laissant derrière lui cinq enfants et douze petits enfants. Son esprit vogue probablement aujourd’hui en direction de l’étoile Alpha du Centaure, comme les cerveaux numérisés embarqués à bord du vaisseau spatial Eternité, forme d’expansion de l’humanité qu’il proposait en conclusion de son dernier livre, Mémoires d’un aspirateur, paru en février dernier. Bon voyage, professeur !

Pour mémoire

Un ouvrage de souvenirs« L’action, sœur du rêve. Souvenirs de voyage »Jacques Blamont, E-Dite, 2012

Un ouvrage intimisteJacques-Emile Blamont. Ma vie, mes proches, mes paysages, réalisé par Marie-Lise Chanin, 2 volumes, Blurb, 2017

Une interview visionnaire en ligne de Jacques Blamont en compagnie de Pablo Servigne, sur le thème « Effondrement de la civilisation ? », 18 octobre 2018, Thinkerview.


Philippe VARNOTEAUX
docteur en histoire,
spécialiste des débuts de l’exploration spatiale en France
auteur de plusieurs ouvrages de référence.
Article paru dans Air et Cosmos


Source photo : enseignementsup-recherche.gouv.fr

Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr

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