ÉTATS-UNIS : Influence et méthodes d'encerclement cognitif.

Posté le lundi 13 décembre 2021
ÉTATS-UNIS : Influence et méthodes d'encerclement cognitif.

Des élites françaises à l'évidence sous influence américaine : tel est le constat qui saute aux yeux à la lecture du rapport d'alerte de la 36e promotion de l’Executive MBA en Management Stratégique et Intelligence Économique (MSIE 36) de l'École de guerre économique. Sorti en octobre, réalisé sous la direction de Christian Harbulot, il s'intitule Comment les Etats-Unis contribuent-ils à affaiblir l'économie française ? Les dynamiques classiques en matière de guerre économique sont bien sûr évoquées : espionnage, boycott, embargos unilatéraux, extraterritorialité, moyens normatifs offensifs, pression fiscale, prises de participation financière, etc. Mais les auditeurs ont aussi mis l'accent sur le formatage des esprits via des dynamiques communicationnelles et informationnelles par lesquelles les Américains exercent une domination aussi "feutrée" que sans concession sur les élites françaises.

Avocate et auditrice de ce MSIE 36, Cynthia Picart a été l'une des chevilles ouvrières majeures de ce rapport. A travers l'entretien qu'elle a accordé à Bruno Racouchot, directeur de Comes Communication, on voit comment les perceptions et le jeu des idées s'affirment comme des rouages-clés dans les affrontements géopolitiques et géoéconomiques.

Comment expliquez-vous que nos "élites" soient, dans leur grande majorité, sous totale influence américaine, jusqu'à jouer contre nos propres intérêts ? Par quel mécanismes informationnels et communicationnels les Etats-Unis les tiennent-elles sous influence ?

Ce qui ressort très clairement de ce rapport d'alerte, c'est que nous nous trouvons confrontés à un processus d'encerclement cognitif, lequel est la résultante de dynamiques structurantes mises en place par les Etats-Unis. Ces derniers ont depuis longtemps créé un environnement propice au façonnage des esprits via l'engagement de stratégies d'influence, techniques auxquelles ils sont particulièrement rodés. Ils utilisent à cet effet toutes sortes de moyens non-coercitifs, structurels, culturels, idéologiques... présentés aux cibles visées sous un aspect prétendument gagnant-gagnant. La démarche fonctionne à merveille auprès d'élites qui ont déjà des Etats-Unis une image très positive, laquelle très concrètement débouche sur la création de biais cognitifs qui permettent d'exercer une influence réelle dans les sphères économiques, politiques, sociétales, culturelles... Tout cela s'inscrit de fait dans une "normalité" telle que, si l'on ne prend pas de recul, les cibles visées n'ont pas conscience de la configuration réelle au sein de laquelle elles évoluent, servant ainsi les intérêts d'une autre puissance sans même s'en apercevoir.

Le spectre des cibles visées est large : depuis les élites académiques jusqu'aux élites économiques (on remonte là au plan Marshall de 1945), tous les décideurs sont concernés à travers la production de normes et la promotion d'un type de vie et d'un mode de pensée. Une manière subtile d'instiller le modèle US est ainsi mis en place via les grandes écoles ou les écoles de management. Un exemple parmi tant d'autres : tous les grands cabinets américains de conseil en stratégie sont présents dans la fine fleur des grandes écoles françaises, de HEC et Polytechnique à Centrale ou Supelec, en passant par l'ESCP, Ponts et Chaussées, Mines, etc. De manière subtile et très astucieuse, il s'agit là de façonner dans tous les pays de la zone d'influence américaine, tant la manière de faire que la manière de penser, donc de poser dans ces pays et dans tous les domaines comme référentiel de base le modèle made in USA. Les étudiants ainsi formés vont devenir à leur tour des diffuseurs et des ambassadeurs de ce mode de penser le monde et d'y agir, dans leurs réseaux et notamment dans leur milieu ambiant, à partir des postes qu'ils vont occuper. Et la même démarche se retrouve déployée bien sûr dans la sphère politique. Ainsi, à tous les étages et dans tous les domaines, les Américains savent comment fonctionnent leurs cibles, quelles sont leurs forces et leurs faiblesses, sans parler de la remontée d'informations qui se fait naturellement à leur profit.

Combinées à l'action des réseaux très actifs sur notre territoire (dans nos banlieues par exemple) ou qui convient des cibles bien choisies à venir se former ou échanger aux
Etats-Unis (l'exemple le plus connu étant celui des young leaders), les narratives qui en découlent se trouvent en outre confortés par la vague culturelle permanente et numérique qui inonde les écrans de toutes sortes à travers le monde entier. C'est ainsi un cercle vertueux que les Américains ont mis en place à leur profit en se servant de la fascination qu'ils ont su créer à destination des élites étrangères, sans que celles-ci ne s'en rendent réellement compte, tant elles se trouvent sous influence et sans capacité à appréhender réellement leur situation. A cet égard, on ne mesure pas à quel point le narrative évoqué joue un rôle prépondérant dans cet étonnant processus de "servitude volontaire", pour reprendre l'expression bien connue et forgée à bon escient par Etienne de La Boétie au XVIe  siècle...
Cette dynamique de soumission mentale volontaire est fort bien disséquée dans la dernière partie de ce rapport, consacrée à la dynamique du soft power, que vous décortiquez en quatre phases : promotion de l'American way of life, re-façonnage des identités, captation des élites, avec pour résultat bien tangible la création d'un climat d'affaires propice.

Cela revient-il à dire que, qui gagne la bataille des idées et régente les esprits, gagne aussi la guerre politique et économique ? Du siècle des Lumières où rayonnait la France, serions-nous passé au siècle des soumis ?

Pour la première question, je serais plus nuancée. Certes, la bataille des idées est importante mais pas forcément suffisante. La France a encore des atouts, comme le prouve l'examen attentif des études annuelles The Soft Power 30 A Global Ranking of Soft Power qui classe les pays en fonction des différents critères mesurant la force de leur soft power, où la France est maintenant en tête. Preuve que ce n'est malheureusement pas suffisant pour gagner dans la guerre économique... Le soft power américain est orienté sur l'efficacité, joue du temps long et met en œuvre, à l'échelle mondiale, des process très pointus de modelage des environnements. Les Américains savent activer et combiner des dynamiques à la fois normatives et structurantes, couplées à une diplomatie publique très efficace. Avec en sus, des stratégies opportunistes qui viennent se greffer au coup par coup sur le dispositif existant.

Pour la seconde question, notons d'emblée que la relation liant la France aux Etats-Unis est éminemment complexe, ce qu'Éric Branca a parfaitement mis en lumière dans son
livre L'ami américain. Le cadre européen qui s'est développé après la Seconde guerre mondiale a été façonné par les Etats-Unis. Quand on lit Zbigniew Brzezinski, on comprend que ces rapports ont été pensés dès l'origine et sans ambages en termes de vassalité.
Or, en 2021, rien n'a changé, d'autant que les Américains sont maîtres à penser dans la définition des concepts et qu'il n'est donc pas étonnant qu'ils maitrisent aussi bien et très
concrètement des concepts qu'ils ont eux-mêmes élaborés.
En regard de ce pragmatisme, il serait peut-être temps que les Européens se réveillent et réagissent. Regardons la Chine qui, elle, tend à affirmer sa spécificité. Certes, elle a encore un long chemin à parcourir notamment en matière de mise en œuvre d'un soft power à la hauteur du soft power américain. D'où une crispation sans cesse croissante entre les Etats-Unis et la Chine.


Aussi, permettez-moi de rappeler en guise de conclusion une citation du général de Gaulle que nous avons placée en ouverture de ce rapport d'alerte. « Il devient urgent de secouer l’apathie générale, pour monter des mécanismes de défense. Les Américains sont en train d’acheter la biscuiterie française. Leurs progrès dans l’électronique française sont foudroyants. Qu’est-ce qui empêchera IBM de dire un jour : "Nous fermons nos usines de France, parce que l’intérêt de notre firme le commande" ? Qu’est-ce qui empêchera que recommence ce qui s’est passé l’autre année pour Remington à Vierzon ? Les
décisions se prennent de plus en plus aux États-Unis. Il y a un véritable transfert de souveraineté. [...] Les vues du Pentagone sur la stratégie planétaire, les vues du business américain sur l’économie mondiale nous sont imposées. »
Ces propos de Charles de Gaulle ont été recueillis par Alain Peyrefitte le 04 janvier 1963 et sont cités dans son célèbre ouvrage C’était de Gaulle. Force est de constater qu'ils
demeurent d'une éclatante actualité.

 

Propos de Cynthia PICART
Recueillis par Bruno RACOUCHOT
Communication & Influence
 N° 127 - Novembre 2021


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Source : www.asafrance.fr