EUROPE : Pressions américaines sur le gaz russe

Posté le samedi 02 novembre 2019
EUROPE : Pressions américaines sur le gaz russe

Feu vert au gaz russe via le gazoduc Nord Stream 2

 

C’est fait : le Danemark a autorisé le mercredi 30 octobre la construction du dernier tronçon (147 km) du gazoduc Nord Stream 2 dans ses eaux territoriales. A peu près parallèle à son frère jumeau Nord Stream 1, en fonction depuis 2012, il pourra acheminer 55 milliards de m3 supplémentaires de gaz russe vers l’Allemagne, via la Baltique

Nous observions, en mai 2018, comme un « cas d’école » la bataille engagée en Europe autour du projet violemment combattu par le président américain Donald Trump et son administration (1). « Comme beaucoup le savent, nous nous opposons au projet Nord Stream 2, le gouvernement s’y oppose » avait déclaré fin mars 2018 la porte-parole du département d’Etat, Heather Nauert. « Nous pensons que le projet Nord Stream 2 mettrait en danger toute la sécurité énergétique et la stabilité de l’Europe. Il offrirait à la Russie un autre instrument de pression sur les pays européens, en particulier sur des pays comme l’Ukraine ».

Gazprom détient en propre le gazoduc, mais cinq majors européens financent le projet - mené par l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder -, dont Engie (France), l’anglo-néerlandais Shell, l’autrichien OMV et les allemands Uniper et Wintershall pour 10% chacun. Il faut encore savoir que le gaz représente 23% de la consommation énergétique allemande, que l’UE importe les deux tiers de sa consommation de gaz dont un tiers vient de Russie, à 43% via l’Ukraine en 2018.

En quoi l’affaire concerne-t-elle les Etats-Unis qui ont effectivement agité toutes sortes de menaces – en particulier contre les partenaires de Gazprom, dans le cadre des sanctions imposées à la Russie après l’annexion de la Crimée ?

Il y a d’abord peut-être la volonté de vendre à l’Europe du gaz de schiste, beaucoup plus cher que le gaz russe. Le 15 juin 2017, les sénateurs américains votaient en effet un texte indiquant que « la priorité du gouvernement américain » doit être « l’exportation de ressources », en l’occurrence de gaz. Or, remarquait le Figaro (2), « le marché européen offre des perspectives alléchantes : le gaz  est une énergie d’avenir, en partie appelée à remplacer en partie le charbon, et il faudra compenser la chute de la production en mer du Nord (Royaume-Uni, Pays-Bas notamment) ». En France même, « les producteurs américains commencent à se manifester, espérant arriver sur le marché vis le terminal de Dunkerque, par exemple ». La démarche américaine est facilitée par la discorde qui règne en Europe, entre les russophobes, dont la Pologne - russophobes appuyés par Bruxelles, et l’Allemagne – pragmatique sur le sujet, qui ne veut voir dans ce projet qu’une affaire commerciale. « C’est pour le moins étrange qu’un texte (celui du Sénat américain) visant à sanctionner le comportement de la Russie (…) prenne aussi pour cible l’économie européenne. Cela ne doit pas se produire » déclarait le porte-parole d’Angela Merkel.

Ces menaces avaient contraint les entreprises européennes concernées à ne plus être « actionnaires comme initialement prévu, mais simples financeurs » - ceci pour éviter d’être la cible de l’extraterritorialité du droit américain et empêchées de travailler aux Etats-Unis.

Du côté américain, on plaidait – on plaide encore - l’affaiblissement de la position de l’Ukraine, bénéficiaire du transit du gaz russe vers l’Europe. Ainsi Foreign Policy, le 7 octobre 2019, dans un papier très à charge (3) : « Il paraît étrange que les dirigeants européens, préoccupés par leur sécurité énergétique et par la santé économique de leur partenaire ukrainien accueillent favorablement le gazoduc Nord Stream 2. Mais certains au moins sont à l’aise avec les promesses du Kremlin selon lesquelles le projet ne nuira pas aux intérêts de l’Ukraine. Ils ne le devraient pas. Le président russe Vladimir Poutine a déjà utilisé les gazoducs de Gazprom pour faire du tort à l’Europe et à l’Ukraine et il recommencera probablement ». Curieusement peu soucieux de vendre plus de gaz aux Européens, Vladimir Poutine songerait à « mettre hors-service des gazoducs d’une capacité combinée plusieurs fois supérieure à celle de Nord Stream 2 ». Cette mesure « d’optimisation de Gazprom » viserait « en particulier les gazoducs qui sont reliés à l’Ukraine ». Et mettrait en danger les consommateurs européens. Dans la presse française, si le Monde et le Figaro se contentent de relayer la nouvelle de l’acceptation du Danemark, certains renchérissent sur le machiavélisme poutinien.

« A Bruxelles », écrit Isabelle Labeyrie pour France TV Info (Radio France) (4), « la Commission européenne juge que ce gazoduc place l'Europe en situation de dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie, qu'il va renforcer l'influence de Moscou - ce qui ne plaît pas non plus aux Américains. Souvenez-vous des guerres du gaz en 2006, 2009 et 2014 entre Moscou et l’Ukraine : toute l'Europe avait eu des difficultés d'approvisionnement. Demain, rien n'empêchera Vladimir Poutine de menacer ou de fermer les vannes pour faire pression sur les capitales européennes (…). Le projet des Russes n'est pas que de vendre du gaz aux Européens. C'est aussi d'affaiblir l'Ukraine de manière plus subtile qu'en annexant la Crimée ou en soutenant les séparatistes de l'est du pays. L'Ukraine, qui a toujours été un pays de transit d'une grande partie du gaz russe, verra demain une importante manne financière lui échapper, puisque la Russie ne sera plus contrainte d'y faire passer son gaz et n'aura plus de redevance à verser aux autorités ». Pire encore, les Russes imagineraient de prendre les armes (?) : « Le président (ukrainien) Volodymyr Zelensky s'en est ému aujourd'hui, pointant le risque d'une nouvelle "agression militaire" de la part des Russes ». Mais, conclut-elle pleine d’espoir, « l'existence de ce gazoduc reste malgré tout menacée par de possibles sanctions américaines et de nouvelles règles européennes sur le transport du gaz (qui demandent notamment le découplage des activités de production et distribution). Le "pipeline de Poutine" est au cœur d’une bataille économique et géopolitique qui ne fait que commencer ».

Telle n’est pas l’opinion du site américain bien informé Stratfor qui prévoyait en juillet dernier (5) que si « la concurrence sur les sources d’énergie en Europe » était bien devenue « un élément-clé de la confrontation russo-américaine », il était probable que les sanctions ne seraient pas appliquées avec rigueur. « Certaines sources proches du dossier Nord Stream ont indiqué que Washington n’avait jamais eu l’intention de sanctionner le projet et que les menaces visaient plutôt à décourager les investissements étrangers dans de futurs projets énergétiques russes ». Les auteurs, qui développaient plusieurs scénarios, estimaient « peu probable » que les Etats-Unis fassent autre chose que de « continuer à exercer des pressions sur la position énergétique ailleurs en Europe, à la fois en soutenant des projets de diversification et en augmentant ses propres exportations de gaz naturel vers le continent ».

Personne n’évoque les raisons qui ont engagé le Danemark à finir par accepter le transit de Nord Stream 2 après bien des atermoiements.

Ni les éventuelles garanties russes vis-à-vis de l’Ukraine – pour lesquelles Angela Merkel s’est beaucoup battue quand elle en a compris l’importance, le contrat gazier qui lie Moscou et Kiev venant à terme en 2019. Ou encore les concessions faites à Donald Trump soit sur les exportations de son sacro-saint gaz de schiste, soit sur les transactions commerciales en cours avec l’UE comme avec Berlin. Personne n’évoque non plus les raisons qui ont poussé la France, un moment hostile au projet, à s’y rallier – semblerait-il après avoir aplani un différend avec Berlin. Certains critiques américains, qui ont soigneusement suivi l’affaire, saluent « la déclaration d'indépendance de l'Allemagne par rapport à plus de soixante-dix ans de politique américaine » (6). Nous nous contenterons, dans le contexte de la grande confusion géopolitique qui règne au sein de l’Union européenne comme dans ses relations avec les Etats-Unis, de remarquer que la décision a un sens entre des voisins qui doivent s’entendre pour vivre en paix, la Russie et l’UE. Mais qu’elle laisse ouvertes bien des perspectives incertaines avec le conflit latent entre Pologne et Russie, plus largement Pays Baltes et Russie ou même Pologne et Allemagne, pour des raisons qui tiennent à l’histoire. Sans même évoquer le conflit ouvert par la maladresse de l’ancien président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, aujourd’hui chez Goldman Sachs, avec l’Ukraine.

Une seule chose est sûre : ce n’est pas Nord Stream 2 qui met en danger la sécurité européenne.

Hélène NOUAILLE
(La lettre de Léosthène)

 

Cartes :

Le tracé de Nord Stream (source : le Monde)

https://img.lemde.fr/2019/01/03/0/0/1068/911/688/0/60/0/afa722f_3XVQykbKcQg0dISbRfdDCXfd.png

Les exportations de gaz russe vers l’Europe (source : Gazprom)

https://www.zerohedge.com/sites/default/files/inline-images/0_D3XdNzot2L0n2CC2_0.jpg

Les pays membres de l’UE et la part de gaz russe dans leur consommation énergétique (source : le Figaro)

https://i.f1g.fr/media/figaro/768x/2019/02/08/INF4ee5f234-2bca-11e9-9279-a223b4194805-805x754.jpg

Notes :

(1) Voir Léosthène n° 1293/2018 du 19 mai 2018, Le gazoduc Nord Stream 2, comme un cas d’école

Donald Trump ne veut pas du gazoduc Nord Stream 2, qui doit relier la Russie à l’Allemagne sur 1250km sous la Baltique, en parallèle avec Nord Stream 1. Pourquoi ? « Nous pensons que le projet Nord Stream 2 mettrait en danger toute la sécurité énergétique et la stabilité de l’Europe. Il offrirait à la Russie un autre instrument de pression sur les pays européens, en particulier sur des pays comme l’Ukraine ». Les Européens sauront-ils résister à la pression américaine ? Washington rêve de fournir l’Europe en gaz de schiste dont les coûts d’exploitation se sont considérablement réduits quand le cours du baril est à la hausse. Angela Merkel est donc partie à Sotchi rencontrer Vladimir Poutine avec un projet dans sa valise pour tenter de désamorcer les critiques américaines. Si les Russes acceptent de faire un geste pour l’Ukraine, cela suffira-t-il ? Encore faudrait-il du courage pour affronter le parrain américain. « Honnêtement », reconnaît le polonais Donald Tusk, « l’Europe devrait être reconnaissante envers le président Trump car, grâce à lui, toutes nos illusions ont disparu ». Mais au-delà des mots, il faudra des actes. Par exemple sur le gazoduc Nord Stream.

(2) Le Figaro, le 11 juillet 2017, Bertille Bayart, Nordstream 2, la nouvelle guerre froide du gaz (abonnés)

https://www.lefigaro.fr/conjoncture/2017/07/11/20002-20170711ARTFIG00266-nord-stream-2-la-nouvelle-guerre-froide-du-gaz.php

(3) Foreign Policy, le 7 octobre 2019, Mikhail Korchemkin, With Gazprom’s North Steam 2, Putin is Getting Ready to Put the Screws on Europe

https://foreignpolicy.com/2019/10/07/gazproms-nord-stream-2-will-help-putin-cut-off-natural-gas-supplies-to-europe/

(4) France TV Info, le 31 octobre 2019, Isabelle Labeyrie, Nord Stream 2 : le gaz russe peut désormais entrer en Europe

https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/un-monde-d-avance/nord-stream-2-le-gaz-russe-peut-desormais-entrer-en-europe_3662107.html

(5) Stratfor, le 17 juillet 2019, Despite Looming US Sanctions, the North Stream2 Pipeline Will Likely Proceed

https://worldview.stratfor.com/article/despite-looming-us-sanctions-nord-stream-2-pipeline-will-likely-proceed

(6) ZeroHedge, le 31 octobre 2019, Tom Luongo, Trump Looses More Than Just The Battle Over Nordstream 2

https://www.zerohedge.com/geopolitical/trump-loses-more-just-battle-over-nordstream-2

 

Source photo : Site News Front

 

Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr

 

Source : www.asafrance.fr