EUROPE : Une Europe de la défense pour défendre quoi ? LIBRE OPINION d'Emmanuel BERRATTA.

Posté le mardi 24 juillet 2018
EUROPE : Une Europe de la défense pour défendre quoi ? LIBRE OPINION d'Emmanuel BERRATTA.

Des milliards d'euros pour la recherche militaire, une force d'intervention européenne de neuf pays. Mais au nom de quelle politique, de quelles valeurs ?

Au sortir du dernier sommet européen de juin, passablement difficile sur la question explosive des migrants, Emmanuel Macron ne voulait pas se laisser abattre. Bien sûr, le navire européen avait tangué toute la nuit, mais lui insistait sur les progrès d'une autre Europe. Celle de la défense. « Nous avons acté de nouvelles avancées avec l'accord sur le projet pilote du Fonds européen de la défense et le lancement de l'initiative européenne d'intervention le 25 juin, à neuf pays, dont la France et l'Allemagne. C'est une proposition que j'avais faite à la Sorbonne à l'automne dernier. L'Europe se dote ainsi, par cette nouvelle avancée, d'une capacité stratégique, d'une vraie autonomie stratégique et d'intervention, se réjouissait-il. Ce qui fait que, en un an, l'Europe a avancé en matière de défense comme elle ne l'avait jamais fait depuis les années 1950. Jamais. »

Quelques jours plus tôt, avec la chancelière allemande Angela Merkel, le président français avait corédigé la déclaration de Meseberg à travers laquelle la France et l'Allemagne, bientôt membre intérimaire du Conseil de sécurité de l'ONU, s'engageaient à se coordonner au sein de l'instance de sécurité des Nations unies afin de lancer des « initiatives conjointes ». Mais surtout, le couple franco-allemand appelait l'Union européenne à modifier son fonctionnement en termes de politique étrangère afin que les décisions soient prises, non plus à l'unanimité, mais à la majorité.

Défense des intérêts ou des valeurs ?

Si l'on peut se réjouir des récents mouvements de la France, de l'Allemagne et, plus généralement, des 25 pays adhérents à la coopération structurée permanente (Pesco, selon l'acronyme européen) en matière de défense, les grandes questions qu'elles soulèvent restent aujourd'hui sans réponse. Comment concilier l'autonomie stratégique de l'Europe et l'engagement au sein de l'Otan ?
La politique étrangère de l'Union doit-elle être couplée à la politique de développement dans le but de prévenir les conflits ? Quelle conception des relations internationales défendre dans la recomposition géopolitique mondiale ? Et, last but not least, l'Europe diplomatique doit-elle simplement défendre ses intérêts, voire de la manière la plus cynique à la manière des grandes puissances concurrentes, ou bien doit-elle, au nom des valeurs démocratiques qui la forgent, promouvoir un idéal humaniste en sanctionnant ceux qui s'en éloignent et en aidant ceux qui s'en rapprochent ?

À ces quatre grandes questions, Nicole Gnesotto, professeure au Cnam, a apporté des réflexions qui ne manquent pas de pertinence dans un article publié le 10 juillet dernier pour le compte de l'Institut Jacques Delors. C'est notamment la dernière question qui plonge l'Europe face à elle-même. Au nom de quoi une politique étrangère européenne doit-elle être menée ? « La conjugaison entre les intérêts de sécurité et le respect des valeurs démocratiques ne va pas de soi », relève-t-elle. On le voit bien quand l'Europe sous-traite, à coups de milliards d'euros, au régime turc d'Erdogan la gestion de millions de migrants, pour certains des réfugiés syriens, tout en considérant que le régime d'Ankara ne remplit plus les critères démocratiques qui justifiaient, naguère, l'ouverture des négociations d'adhésion à l'Union européenne... Les leaders européens répètent à l'envi que la Turquie n'a plus sa place dans l'UE, mais ils n'osent pas fermer unilatéralement les chapitres de la négociation. Ici, la diplomatie européenne est prise au piège de ses contradictions : elle se bouche le nez devant les excès autoritaires d'Erdogan, mais elle signe le chèque pour qu'il la débarrasse des migrants...

Soutenir Sissi, mais pas Kadhafi...

Nicole Gnesotto relève également la « confusion redoutable » des Européens quand ils soutiennent le coup d'État militaire du général Sissi. « Nous avons joué la stabilité des régimes et des alliances en place au détriment du respect des règles démocratiques, écrit-elle. La lutte contre le terrorisme islamiste nous amène en effet souvent loin de nos principes. Notre relation d'amitié et de coopération avec l'Arabie saoudite, nos silences sur les exactions commises par ce régime au Yémen en sont un exemple parfait. »
À l'inverse, la chute provoquée du régime de Kadhafi en Libye, au nom d'idéaux supposément humanistes, a provoqué une catastrophe pour les Libyens et ouvert la voie à une immigration méditerranéenne incontrôlable qui a, en partie, provoqué l'arrivée d'un gouvernement populiste en Italie... Ces précédents fâcheux sont à méditer au moment d'élaborer une Europe de la défense dotée d'une capacité d'intervention. Réfléchir avant d'agir n'a jamais été superflu. L'exercice est déjà délicat quand un pays doit se décider pour lui-même, mais à neuf pays, on imagine déjà le casse-tête dans la conjugaison des intérêts. Quant à la compatibilité réaffirmée cent fois entre ce projet d'Europe de la défense et l'engagement des Européens au sein de l'Otan, il n'a rien, en vérité, d'évident. Mais c'est devenu un mantra. Emmanuel Macron le récitait à Bruxelles fin juin : « Toutes ces initiatives européennes s'inscrivent et sont compatibles avec notre engagement dans l'Otan. »

Angela Merkel cultive cette même ambiguïté lors des journées du PPE, à Munich. D'un côté, elle prend note que « le parapluie nucléaire américain se referme », de l'autre, elle persiste à présenter la création d'une force d'intervention européenne comme « un pilier au sein de l'Otan » (donc en partage avec l'Amérique). La chercheuse suggère de bâtir d'abord une politique étrangère commune avant toute politique de défense. Sauf à s'empêtrer dans d'impossibles contradictions comme au sein de l'Otan où les Européens sont militairement solidaires de... la Turquie d'Erdogan, quand bien même le régime d'Ankara écrase les Kurdes qui se sont battus contre Daech. Compliqué...

Assumer les choix difficiles devant l'opinion

Comme le note Nicole Gnesotto, la diplomatie n'a jamais été simple, et bien souvent, les États, même armés des meilleures intentions du monde, sont contraints de choisir entre la pire et la moins mauvaise des options. « La diplomatie européenne gagnerait grandement en crédibilité si elle acceptait de rendre compte, le plus honnêtement possible, de nos dilemmes et des choix difficiles finalement opérés », estime cependant cette analyste. Il est vrai que la plupart des gouvernements européens se tiennent dans un silence gêné quand il s'agit d'assumer des choix délicats. Il y a un dernier aspect de la diplomatie européenne qui se traduit ces derniers temps dans les prises de position face à Trump. À travers sa politique commerciale, l'Union européenne défend le libre-échange, le multilatéralisme de l'OMC, la défense de l'environnement, des normes sanitaires élevées et – c'est nouveau – une protection sociale minimale des travailleurs, y compris en dehors de l'UE. Ce modèle de civilisation nous apparaît comme le plus souhaitable pour la planète entière.

La fascination grandissante pour les régimes autoritaires

Force est de constater que les régimes autoritaires qui entourent l'Europe font des émules au sein même de l'Union, comme en Pologne... Emmanuel Macron, lors de sa visite au Parlement de Strasbourg, avait pointé du doigt cette fascination mauvaise pour les régimes autoritaires. Or, elle gagne du terrain en Europe si l'on en croit les différents sondages en vue des élections européennes. Quelle sera la politique de défense européenne, quelle sera notre diplomatie quand, autour de la table des 27, les régimes autoritaires au sein même de l'Union, fondés sur le leadership d'un homme fort, trouveront des soutiens sympathiques chez Poutine, Trump, Erdogan ou Xi Jinping ? Emmanuel Macron, toujours optimiste, concluait son propos bruxellois par cette ode : « L'Europe se dote aujourd'hui d'une force en la matière, ce qui n'existait pas jusqu'alors et ce qui est, à mes yeux, la réponse adéquate à la recomposition géopolitique mondiale, mais également un ciment de la cohésion européenne là où de trop nombreux pays considéraient que l'Europe n'était pas ce qui les protégeait vraiment. Les choses sont en train de changer. »

Dans le bon sens ?

 

Emmanuel BERRATTA
Le Point.fr

 

Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr

Source : www.asafrance.fr