FORMATION : À l’école de la guerre urbaine

Posté le vendredi 28 février 2020
FORMATION :  À l’école de la guerre urbaine

De Grozny à Mossoul, les guerres modernes se jouent désormais au cœur des villes. À Sissone, dans l’Aisne, le centre d’entraînement aux actions en zone urbaine de l’armée française se prépare aux conflits du futur en reproduisant, dans ses moindres détails, cet environnement urbain.

 

Dans sa jeep, le lieutenant Guillaume se souvient : « J’avais fini sous un tas de gravats… J’avais failli y passer. » Aujourd’hui, il est instructeur au Centre d’entraînement aux actions en zone urbaine (Cenzub) à Sissonne, dans l’Aisne. Mais ce jour-là, en mission en Afghanistan, il était sous le feu des talibans. « L’ennemi s’était installé dans une “no fire area” pour nous tirer dessus », poursuit-il, sans se rappeler s’il s’agissait d’une mosquée ou d’un édifice public que la doctrine militaire française et occidentale intime de ne pas viser. Sauf contrordre. Il avait fallu trois confirmations de prise à partie, une validation hiérarchique, et de longues minutes avant que la riposte ne soit autorisée. Entre-temps, le militaire avait subi l’assaut. Quelques années plus tard, il relate l’expérience avec un sourire de défi. Et il transmet son expérience de terrain aux soldats qui s’entraînent au combat urbain.

Les guerres modernes se jouent depuis longtemps dans les rues, que ce soit à Stalingrad en 1942-1943, à Hue en 1968, à Grozny en 1994, à Falloujah en 2004, ou à Mossoul en 2016, et à Raqqa en 2017. Celles de Beauséjour sont partiellement factices. À l’intérieur de son véhicule, un carnet de notes à la main, le lieutenant Guillaume observe un « SGTIA », un sous-groupement tactique interarmes, mener l’assaut sur ce petit village construit autour d’une fausse église et une voie de chemin de fer inusitée, sur l’emplacement d’une vieille ferme perdue sur le vaste terrain du camp militaire de Sissonne. La soixantaine de maisons sont vides et n’ont jamais été habitées mais elles pourraient presque l’être. Toutes les grandes armées se sont dotées de tels terrains de jeu. En Californie, le National Training Center de Fort Irwin reprend les caractéristiques d’une ville afghane. À Schnöggersburg, en Allemagne, la Bundeswehr est en train de construire pour 2021 le plus grand théâtre urbain d’Europe avec plus de 500 bâtiments. Pour tous, il est impératif de s’entraîner dans des conditions proches du réel aux conflits de demain.

 

« Autorisation de tirer »

 

Le matin même près de Beauséjour, le capitaine Louis du 3e régiment de hussards (RH) a donné ses ordres à ses hommes réunis autour d’une carte tracée à même le sol : il a désigné les bâtiments à conquérir. Il s’agit d’un exercice. Le scénario imagine un conflit de haute intensité face à un ennemi solidement armé. En face, dissimulés dans les immeubles, d’autres militaires installés en permanence au Cenzub joueront le rôle de la force adverse. Le capitaine Louis a aussi signalé les édifices à épargner : l’église, la mairie mais aussi le petit « bidonville » qui jouxte le village.

Chaque action est préparée : diversion à l’ouest, offensive par le nord, avancée des chars AMX 10 RC, qui constituent « l’arme dominante » du SGTIA et qui vont soutenir l’action de l’infanterie, la seule à pouvoir reprendre le contrôle du centre-ville. La configuration n’est pas idéale : les engins sont des cibles faciles et leur progression sera limitée par les contraintes urbaines. Le génie alerte sur les possibles terrains minés et la résistance du bâti aux explosions. Toute destruction peut devenir un obstacle. Les soldats devront parfois passer d’un bâtiment à l’autre par les fenêtres.

La présence de civils « potentiellement défavorables » est évoquée. Hypothèse est faite que les innocents ont fui. « Si l’un d’eux s’approche à moins de 20 mètres et refuse de soulever ses vêtements vous avez l’autorisation de tirer », dit le capitaine. La menace d’engins explosifs improvisés obligera à déminer le terrain. Les soldats se protégeront derrière les chars ou des écrans de fumée. L’artificier, d’origine allemande, indique où il pourra tirer et les zones à éviter compte tenu du rayon d’action. L’offensive est lancée. Des instructeurs disséminés un peu partout évalueront la manœuvre. Un dispositif indiquera les véhicules « détruits » et les soldats « tués ». Leur équipement se mettra à clignoter.

 

« Hôtel RAID » 

 

La progression est aussi rugueuse et brutale qu’on pouvait le craindre. Près de la voie de chemin de fer, des tirs de mortiers fictifs s’abattent sur les véhicules qui s’avancent en terrain découvert. Sur le flanc est, un tir ami touche des soldats : après avoir imprudemment débarqué, ils n’avaient pas indiqué leur position. C’est une perte « pédagogique », sanctionne le lieutenant Guillaume. Sur la radio, une section réclame du renfort : « On ne pourra pas continuer sans régénération ». Au centre du village, un bâtiment porte une inscription, « Hôtel RAID », comme un clin d’œil. Une colonne de soldats surgit pour s’emparer du terrain. Mais d’une fenêtre, les adversaires font feu et stoppent les hommes.

« Le combat en zone urbaine est extrêmement difficile », résume le lieutenant Guillaume. La topographie favorise la défense. Pour rétablir un équilibre, le rapport de force doit être huit fois supérieur préconise la doctrine. Même dans un conflit asymétrique, la supériorité des armées occidentales peut être mise au défi par un petit groupe d’insurgés. Des groupes comme l’État islamique l’ont parfaitement compris et intégré dans leur stratégie. « Le taux de perte en ville est huit fois supérieur à un combat normal », souligne l’instructeur. La clé, poursuit-il, c’est la coordination entre toutes les composantes : infanterie, cavalerie, appui aérien… À quoi il faut ajouter l’emploi de nouveaux moyens techniques de reconnaissance comme les drones. « Mais en l’absence de coordination, le taux de perte augmente », prévient-il.

« En ville, la menace vient de partout », explique le colonel Jean-Gabriel Herbinet, le chef de corps du Cenzub. Les forces amies et ennemies s’imbriquent, rapidement rendant la distinction des feux périlleux. La présence de civils restreint l’usage de la force. Les méandres urbains multiplient les pièges potentiels. « C’est un milieu pour lequel il faut être prêt », insiste-t-il.
Le centre d’entraînement de Sissonne a été ouvert en 2006 et les unités viennent s’y former à tour de rôle. Outre le village de Beauséjour, le camp offre deux autres terrains de jeu : une zone de tir, pour apprendre à viser dans un espace restreint, et la « ville » de Jeoffrécourt, ouverte en 2012, qui reproduit une agglomération de 5 000 habitants. On y trouve une gare, une zone industrielle, du mobilier urbain avec un souci du détail saisissant. Une partie, comprenant des immeubles de plusieurs étages, est encore en travaux pour y développer de nouveaux capteurs qui permettront d’augmenter le réalisme des scénarios.

Avec le développement croissant des villes, le combat urbain est appelé à devenir la norme des conflits. Pour les forces occidentales, c’est un cauchemar tactique et un défi humain. En ville, les longues batailles se jouent bâtiment par bâtiment. Il a ainsi fallu neuf mois et 40 000 hommes pour libérer Mossoul tenue par quelque 6 000 djihadistes. « Daech avait creusé de nombreux tunnels pour pouvoir se déplacer d’un bâtiment à l’autre à l’abri des vues et des coups », ont souligné les officiers français dans leur « retour d’expérience ». Ils ont déploré que l’armée française ne dispose pas assez de « munitions guidées », les seules à même de faire mouche contre « un ennemi fugace ».

La multiplication des guerres urbaines a forcé les armées à mettre à jour leur doctrine. « Ce type de conflit demande des moyens humains importants que la France n’a plus », explique l’historien militaire Michel Goya. L’état-major s’est néanmoins saisi de l’enjeu, comme les autres. « La prise de conscience date des années 1990 », poursuit l’ancien colonel.
Engagée dans la première guerre de Tchétchénie, l’armée russe, mal préparée, est alors tenue en échec à Grozny par les indépendantistes moins nombreux mais bien organisés. Dans les années 2000, l’armée américaine en guerre en Irak est confrontée au même défi : la bataille de Falloujah est un autre cas d’école. La première offensive, en avril 2004, se solde par un échec, non pas à cause de la résistance irakienne mais en raison de la couverture médiatique. Les images des victimes civiles contraignent le commandement à la pause. En novembre, une nouvelle offensive est lancée. Cette fois, les forces américaines s’emparent de l’hôpital parmi leurs premiers objectifs afin de contrôler les images de victimes qui y sont rassemblées.

 

Zones densément peuplées 

 

« À Falloujah, il y avait des snipers dans toutes les mosquées », se souvient le major John Spencer. Cet ancien militaire américain dirige aujourd’hui le centre d’étude du combat urbain au Modern War Institute, aux États-Unis. Il a aussi participé à la bataille de Sadr City, près de Bagdad entre mars et mai 2008. « Nous étions mal préparés, confie-t-il. Nous avons dû réapprendre le siège d’une ville », dit-il. Pour contrer l’ennemi et prendre la ville sans la détruire, l’armée ­dresse progressivement des murs de béton. Cette stratégie de mise sous pression devait aussi permettre l’évacuation des civils.

La présence des populations civiles résiduelles dans les villes en guerre constitue l’autre défi des états-majors. Comment éviter les dommages collatéraux alors que l’ennemi se mêle intentionnellement aux habitants ? Les armées sont confrontées à une contradiction : « Faut-il détruire une ville pour la sauver ? », s’interroge John Spencer en reprenant la formule d’un général durant la guerre du Vietnam. Non, répond-on au sein de l’état-major français : « L’objectif est aussi de rendre les villes aux populations civiles », dit-on.

Les ONG mettent en garde : 90 % des victimes des conflits actuels sont des civils. Pour réduire ces pertes, certaines organisations comme Handicap International militent pour la limitation de l’usage des armes à large rayon d’explosion (comme certains mortiers) qui font des ravages dans les zones densément peuplées. Au sein de la communauté militaire, la proposition divise. Les États-Unis sont résolument contre. Pour le major Spencer, interdire l’usage de ces armes serait « une très mauvaise idée ». « L’opinion publique ne comprend pas le défi de la guerre urbaine, explique-t-il avec un pragmatisme froid. Si l’on se prive de ces armes, il faudra plus de temps pour reconquérir une ville. » Ou les gravats qui resteront.

 

Nicolas BAROTTE
Le Figaro
jeudi 27 février 2020

Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr

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Source : www.asafrance.fr