GÉOPOLITIQUE : Incident maritime en mer de Chine, un camouflet pour la France

Posté le samedi 04 mai 2019
GÉOPOLITIQUE : Incident maritime en mer de Chine, un camouflet pour la France

« Des navires de la marine de plusieurs pays sont arrivés dimanche (2 mai 2019) à Qingdao, dans la province du Shandong, pour participer au prochain défilé maritime chinois qui sera tenu à l’occasion du 70e anniversaire de la marine de l’Armée populaire de libération (APL), lors duquel la Chine présentera également ses nouveaux navires de guerre » (1).
L’agence chinoise Xinhua annonçait le 22 avril la présence de navires philippin, japonais, vietnamien, australien, indien, sud-coréen, singapourien et russe parmi « une vingtaine de navires » d’une douzaine de pays. Sans mentionner que la frégate française Vendémiaire, qui se dirigeait vers Qingdao, brillait par son absence, alors que nous étions invités. « C'est sous un épais brouillard que le président chinois Xi Jinping a pris place sur le pont d'un bateau, supervisant au large du port de Qingdao (est) la parade de 32 navires et 39 avions de chasse des forces navales (…). La frégate française Vendémiaire devait participer au défilé, mais le navire n’était finalement pas présent », précisait le site laliberté.ch le 23 avril. « Interrogé par l’AFP sur ce point, le ministère chinois de la Défense n’avait pas répondu dans l’immédiat » (2).

Mais deux jours plus tard, selon le Monde, Pékin adressait une protestation officielle à Paris, au motif que le Vendémiaire aurait « franchi illégalement » le détroit de Taïwan en pénétrant « dans les eaux territoriales chinoises ». La Chine « a envoyé des bateaux de guerre conformément à la loi afin d’identifier le navire français et lui intimer l’ordre de partir », selon un porte-parole du ministère chinois de la Défense. Ce à quoi l’entourage de la ministre de la Défense Florence Parly répondait le même 25 avril être en « contact étroit avec les autorités chinoises » en rappelant que « la marine française transite en moyenne une fois par an dans le détroit de Taïwan, sans incident ni réaction » (3).

Si l’on comprend bien, « les Etats-Unis avaient décliné une invitation à envoyer leurs navires pour la revue navale et la France a été ‘désinvitée’ après, selon Reuters, que la frégate Vendémiaire a navigué dans le détroit de Taiwan avant le défilé » (4).
Sur l’incident dans le détroit, précise le général Daniel Schaeffer (2S) pour Theatrum Belli (et l’ASAF) le 1er mai, le Vendémiaire n’a nullement été « intercepté » le 6 avril dernier, comme l’a écrit une partie de la presse française : « A notre connaissance en effet, il n’a pas été militairement appréhendé, arrêté, arraisonné, ni contraint par la force à quitter le détroit. Il a pu suivre sa route normalement, du sud vers le nord. Il n’a donc pas été contraint de faire demi tour bien que sommé de répondre à une injonction impérative. Il n’y a pas eu de tentative agressive à son encontre, mais un jalonnement par au moins un bâtiment de la marine chinoise jusqu’à la sortie du détroit ». La frégate en transit ne faisait par ailleurs rien d’inhabituel si l’on se réfère au rapport d’information de la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale enregistré le 10 avril 2019 et consacré aux enjeux stratégiques en mer de Chine méridionale (6). « Concrètement, en moyenne entre deux et trois fois par an, des bâtiments de la Marine nationale traversent les espaces contestés en mer de Chine méridionale, par exemple dans le cadre des patrouilles annuelles de la mission Jeanne d’Arc, ou des frégates de surveillance basées en Nouvelle-Calédonie (frégate Vendémiaire) ou à Tahiti (frégate Prairial), ou, plus occasionnellement, de frégates en provenance de la France métropolitaine (frégate multi-missions La Provence, en février 2016). Ces bâtiments transitent dans les eaux internationales de l’archipel des Spratley, comme partout où le droit international les y autorise, en tant que de besoin en fonction des exigences opérationnelles ».

 

Il ne faut pas oublier que la France dispose de territoires (voir les cartes) et « de bases militaires dans les océans Indien et Pacifique, bien que ces dernières se situent à plusieurs milliers de kilomètres de la mer de Chine. Elle répond à un dessein bien affirmé : il s’agit d’exprimer l’attachement de la France au respect du droit international aérien et maritime en mer de Chine ». Elle le fait en demeurant respectueuse du « ‘partenariat global’ entretenu avec la Chine » et sans provocation. Un exemple précisément dans la zone des Spratley ? La délimitation des eaux territoriales y restant floue en raison des incertitudes que nous avons souvent évoquées ici (7), « les bâtiments militaires français appliquent la règles du passage à plus de 12 miles nautiques de tout élément maritime, quel qu’il soit. Ce refus de s’engager à l’intérieur d’une ligne de 12 miles s’explique non par la reconnaissance de la mer territoriale de tel ou tel pays, mais par le souhait d’éviter des crispations avec les Etats riverains ». En outre, précise encore le rapport, « la France ne médiatise pas les transits de ses bâtiments militaires en mer de Chine » - ce qui a été le cas pour la frégate Vendémiaire en ce début avril – « La stratégie française se distingue par sa fermeté (y compris face aux intimidations chinoises) et sa prévisibilité par tous, ce qui est apprécié des Etats riverains ».

Dont, jusqu’ici par la Chine si l’on en croit la phrase suivante - révélant la raison de l’acidité de la réaction chinoise comme l’incongruité de la « stratégie » imaginée par les rapporteurs de l’Assemblée nationale : « Au fil des années, la France a bien gagné le respect de la Chine du fait de sa constance, mais aussi de sa discrétion ».

Mais que s’est-il passé pour que Pékin choisisse cette gesticulation inhabituellement agressive ? Pour Jean-Paul Yacine, qui nous donne ce 3 mai une note pour le site QuestionChine (8), « sur le fond, l’incident n’est pas anodin ». Si le général Schaeffer (5) pose plusieurs hypothèses, « représailles envers la France pour le resserrement de sa coopération militaire avec le Japon », ou « pour la participation de la marine française, dont celle du Vendémiaire, aux opérations de surveillance des côtes nord-coréennes aux côtés du Japon » (ou à celle des navires chinois qui tentent de contourner les sanctions américaines ?) et esquisse la « tension qui monte entre les deux rives du détroit », Jean-Paul Yacine attribue la « fébrilité chinoise » à une autre cause encore. Bien sûr, écrit-il, elle « s’inscrit en effet dans une crispation de la haute direction chinoise rendue fébrile par la présence dans l’île d’une mouvance indépendantiste et par le regain des pressions américaines depuis plus d’une année ». Pression que nous avons relevée ici (9). Mais il y a aussi la crainte, dans le cadre de la renégociation du traité sur les missiles stratégiques et de portée intermédiaire (10), que les missiles intermédiaires chinois « destinés à dissuader l’indépendance taïwanaise soient pris en compte » à cette occasion. Ce qui est pourtant « sans objet tant que Moscou appuiera la position chinoise ». Mais encore ? « Selon un officier de la marine chinoise resté anonyme, dans le contexte global où les sentiments antichinois augmentent en Europe, la crainte d’un rapprochement des marines américaines et européennes sur la question de Taïwan fut la vraie raison de l’incartade subie par le Vendémiaire ». Sachant que, selon le rapport de l’Assemblée nationale, concernant les marines européennes, seul le Royaume-Uni assure, avec la France, une présence en mer de Chine.

Bien sûr l’attitude chinoise en mer de Chine méridionale, si elle est non conforme au droit international, est ancienne : Pékin y avait unilatéralement affirmé sa souveraineté, dès février 1992. « Elle invoque des ‘raisons historiques’ qu’elle refuse d’expliciter ; elle ne peut faire valoir une présence ancienne et continue sur les îles. La portée juridique du vocabulaire utilisé pour qualifier les espaces maritimes revendiqués (eaux intérieures, mer territoriale, eaux archipélagiques) est également incertaine » (Virginie Raisson, le Monde diplomatique, mars 1996). Et en dépit de la Convention internationale sur le droit de la mer de Montego Bay, (Jamaïque, 1982), qu’elle a ratifié en 1996, de multiples négociations régionales (2002), du verdict de la commission permanente d’arbitrage de la Haye en sa défaveur (12 juillet 2016), elle a choisi le bras de fer avec tous ceux qui réclament la liberté de navigation selon le droit international maritime. Et avec la France, pourtant prudente et refusant de prendre position dans les différends qui opposent les riverains à propos des îles Spratley, Paracels et autres, de hausser le ton. Le général Schaefer regrette le silence français en réponse : « Avoir laissé à la fois aux Etats-Unis et à la Chine l’initiative de révéler publiquement l’incident revenait in fine à laisser croire que c’était la France qui avait commis une faute et que le transit de son navire était commandité par les Américains. Prendre les devants aurait évité au monde entier de spéculer sur ce dernier point et imaginer que notre pays est incapable de prendre des décisions motu proprio ». Jean-Paul Yacine voit quant à lui un faux-pas chinois. « Il s’agit d’une initiative intempestive, fausse manœuvre qui pourrait bien produire l’inverse du résultat recherché », conclu-il. « Si la Chine avait voulu prendre le risque de réveiller contre elle un nouveau front sur l’affaire taïwanaise, elle ne s’y serait pas prise autrement ».

Ou pense-t-elle que le « nouveau front » est déjà constitué ? Et que la France, suiveuse des Etats-Unis jusque dans le vocabulaire (le concept « indo-pacifique » est américain) est le maillon faible qu’il faut intimider ? Intimider avant qu’elle ne mette en œuvre une « recommandation » (n° 6) du rapport de l’Assemblée nationale, qui est de « chercher à multilatéraliser davantage sa présence en mer de Chine en commençant par travailler avec l’Allemagne, voire de manière trilatérale, avec l’Allemagne et le Royaume-Uni, et en cherchant à agréger d’autres pays notamment d’Europe centrale et orientale » ? Tout en sachant que cette « multilatérisation de la stratégie française en mer de Chine serait mal perçue par la Chine » ? Eh bien nous avons la réponse, alors que nous étions invités à la parade navale de Qingdao, en forme d’un camouflet qui s’adresse à la France. A nul autre.

Mais alors nous avons une question : travaillons-nous pour le roi de Prusse ? Quel est notre objectif dans la région ? Promouvoir nos voisins allemands ? Une Union européenne fantasmée en puissance ? Où sont les intérêts français et qui les défend ?  

Hélène NOUAILLE

 

Vidéo :

La parade navale chinoise au large de Qingdao
https://www.youtube.com/watch?v=iwJtHpIz-Gg


Cartes 
:

 Transit des bâtiments de la marine nationale française en mer de Chine du Sud (source : Assemblée nationale)
http://www.assemblee-nationale.fr/15/rap-info/i1868-18.gif

 La France en Indo-Pacifique (même source)
http://www.assemblee-nationale.fr/15/rap-info/i1868-16.gif

 La présence militaire française en indo-pacifique (même source)
http://www.assemblee-nationale.fr/15/rap-info/i1868-17.gif

Revendications maritimes des Etats riverains en mer de Chine (même source)
http://www.assemblee-nationale.fr/15/rap-info/i1868-6.gif

 
Notes :

 (1) Xinhua, le 22 avril 2019, Des navires de guerre de plusieurs pays réunis à Qingdao pour les 70 ans de la marine de l’APL
http://french.china.org.cn/china/txt/2019-04/22/content_74707763.htm

(2) Laliberté.ch, le 23 avril 2019, La Chine fête les 70 ans de sa marine avec un défilé géant
https://www.laliberte.ch/news-agence/detail/la-chine-fete-les-70-ans-de-sa-marine-avec-un-defile-geant/514366

(3) Le Monde, le 26 avril 2019, Nathalie Guibert et Brice Pedroletti, Tensions entre la France et la Chine après le passage de la frégate « Vendémiaire » dans le détroit de Taïwan
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/04/26/frictions-franco-chinoises-dans-le-detroit-de-formose_5455071_3210.html

(4) DefenseNews, le 26 avril 2019, Mike Yeo, China’s latest class of warship makes its public debut
https://www.defensenews.com/global/asia-pacific/2019/04/26/chinas-latest-class-of-warship-makes-its-public-debut/

(5) Theatrum Belli, le 1er mai 2019, Incident franco-chinois dans le détroit de Taïwan : recadrage
https://theatrum-belli.com/incident-franco-chinois-dans-le-detroit-de-taiwan-recadrage/

(6) Assemblée Nationale, le 10 avril 2019, Rapport d’information de la Commission des Affaires étrangères sur les enjeux stratégiques en mer de Chine méridionale (co-rapporteurs Delphine O et Jean-Luc Reitzer)
http://www2.assemblee-nationale.fr/documents/notice/15/rap-info/i1868/(index)/depots#P404_112568 

(7) Voir Léosthène n° 701/2011, le 12 octobre 2011, Mer de Chine : une trajectoire géopolitique conflictuelle
« L’espace maritime qui s’étend de l’Océan indien jusqu’au Pacifique au travers du détroit de Malacca contient la plus active des routes mondiales du commerce et de l’énergie » : en quelques mots, la secrétaire d’Etat américaine, Hillary Clinton, qui pénètre par le même mouvement en Mer de Chine méridionale, contrarie un dessein chinois ancien et affirmé. La Chine porte en effet une attention particulière à la Mer de Chine, épicentre stratégique des tensions régionales autour des voies maritimes et des archipels riches en hydrocarbures des îles Spratley et Paracels où Pékin se déclare souverain. Un souverain sans titre mais opiniâtre, en contentieux avec Taiwan, la Malaisie, Brunei, le Vietnam et les Philippines. Mais en réalité, la principale crainte de Pékin concerne les Etats-Unis. Fermement, Pékin rappelle à chaque incident sa position officielle. « La mondialisation nous trompe, elle n’est pas si pacifique qu’il y paraît », disait sans se tromper Pierre Gentelle en 2005. En Mer de Chine, la trajectoire géopolitique est conflictuelle.

Voir aussi Léosthène n° 784/2012 du 22 septembre 2012, Mers de Chine : les Chinois irrités et irritants

(8) Question Chine, le 3 mai 2019, Jean-Paul Yacine, 70e anniversaire de la marine à Qingdao. L’Inde et le Japon en vedette. L’US Navy absente. Incident avec une frégate française
https://www.questionchine.net/70ieme-anniversaire-de-la-marine-a-qingdao-l-inde-et-le-japon-en-vedette-l-us-navy?artpage=2-2

(9) Voir Léosthène n° 1306/2018 du 4 juillet 2018, Pressions chinoises sur Taiwan, Trump résiste

On s’en souvient, Donald Trump à peine élu et pas encore en poste effrayait déjà les diplomates : « Trump défie la Chine et renforce les appréhensions sur sa diplomatie » titrait Le Monde. La raison ? « Donald Trump et Tsai Ing-wen, la présidente de Taïwan, ont eu vendredi (2 décembre 2016) une conversation téléphonique, un échange inédit entre les deux pays depuis 1979. Pour la Chine, cet appel est une « manœuvre manigancée par Taïwan », expliquait le quotidien. Pékin, depuis l’investiture en mai 2016 de la présidente Tsai Ing-wen, n’a cessé d’accentuer sa pression sur l’île, dont, résume le sinologue François Danjou, « l’avenir est à la fois brillant et précaire ». La situation de Taiwan « sera l’un des théâtres stratégiques où se déroulera cette bataille » entre démocraties libérales et régimes autoritaires. Taiwan ne fait officiellement pas partie des négociations sino-américaines. Mais les Etats-Unis, si prudents, tiennent bon, par exemple avec l’inauguration d’une « ambassade de fait », l’American Institute, le 12 juin dernier. Voilà qui est essentiel. Parce que sans l’appui et l’aide américains, Taiwan la démocratique n’a aucune chance de continuer à vivre libre.

(10) Voir Léosthène n° 1353/2019, du 6 février 2019, Nucléaire : un traité tombe à l’eau avec l’après Guerre froide

Pourquoi Donald Trump a-t-il décidé et annoncé, samedi 2 février, de sortir d’un traité qui, signé en 1987 avec l’Union soviétique, interdisait l’usage de missiles terrestres nucléaires d’une portée de 500 à 5 500km ? Ce traité sur les Forces nucléaires intermédiaires, FNI (INF en anglais), conclu entre Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev, marquait un tournant dans l’ordre mondial : la fin de la Guerre froide. Mais depuis, les temps ont changé : « La puissance américaine ne pourra prévenir l’émergence d’un ‘compétiteur de même niveau’, comme certains cercles l’espéraient après la Guerre froide » relève le docteur en histoire Jean-Philippe Baulon, spécialiste de la sécurité américaine. Les cartes sont redistribuées. Cela, Donald Trump l’a compris. Et il cherche continûment à adapter son pays à une situation nouvelle en se dégageant des traités – commerciaux, militaires – qui, considère-t-il, le contraignent.

 

Rediffusé sur le site de l'ASAF : www.asafrance.fr

Source : www.asafrance.fr